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Rwanda : les enjeux du procès de Félicien Kabuga

Kigali, 18 mai 2020 : un homme consulte un article du New York Times consacré à l'arrestation de Félicien Kabuga, survenue deux jours plus tôt. Simon Wohlfahrt/AFP

Le 16 mai 2020, Félicien Kabuga, l’un des derniers grands génocidaires présumés, recherché depuis plus de vingt ans par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) puis, après sa fermeture, par le Mécanisme chargé de clore les derniers dossiers des tribunaux pénaux internationaux (MICT), est arrêté en France, en région parisienne, où il vivait depuis plus d’une dizaine années sous une fausse identité.

Les actes d’accusation émis contre lui par le TPIR retiennent les plus lourds crimes de génocide commis en sa qualité de président du Comité d’initiative de la Radiotélévision Libre des Mille collines (RTLM) depuis avril 1993 et de président du Comité du Fonds de défense nationale depuis sa création en avril 1994.

Cette arrestation marque le début d’une longue procédure judiciaire. Malgré le grand âge de l’accusé (85 ans), sa première comparution devant un tribunal n’aura pas lieu avant plusieurs semaines – voir plus bas – et le verdict n’est pas escompté avant au moins trois ans. Hormis la grande probabilité d’une condamnation, bien des doutes subsistent cependant sur l’émergence d’éléments de vérité dans une affaire déjà marquée par de nombreuses interférences d’acteurs politico-judiciaires voire économiques, nationaux et étrangers.

Les défis de l’accusation

Le premier des défis de cette affaire concerne les vingt-six années d’une cavale dont bien des aspects restent opaques.

Pour les Rwandais poursuivis ou susceptibles d’être inquiétés, le choix des pays d’accueil dépend des garanties de sécurité qu’ils peuvent offrir ou monnayer, et aux soutiens locaux dont ils bénéficient.

On retrouve là nombre de pays et/ou de personnalités des cinq continents qui avaient désavoué l’attaque du 1ᵉʳ octobre 1990 menée par l’Armée patriotique rwandaise (APR), laquelle avait plongé le pays dans la guerre. Ce sont les mêmes pays qui, le 6 avril 1994, lorsque l’attentat contre l’avion présidentiel a décapité l’État et l’armée, attendaient l’annonce de la signature de l’accord permettant la mise en place des institutions de transition qui venait d’être signé à Dar es-Salaam. Les mêmes qui, après la victoire militaire des insurgés et l’installation d’un pouvoir autocratique, ont aidé des dizaines de milliers de Rwandais contraints à l’exil. Des exilés qui ont bénéficié de la compréhension de pouvoirs d’État et de personnalités attachés au « Rwanda d’avant ».

L’instabilité politique générale a rendu incertain l’exil dans les pays du Sud, notamment africains. De même, le travail du TPIR et des justices nationales a progressivement démantelé ou affaibli les groupes d’activistes.

Ainsi, le choix de s’installer en Europe et a fortiori en France non loin de ses proches pouvait paradoxalement présenter le moins de risques vitaux et restait compatible avec des ressources amoindries. Enfin, la dernière étape de la cavale de Félicien Kabuga n’a été possible que parce que ses contacts ont été limités au strict noyau familial.

Au-delà, il sera difficile de reconstruire les trajectoires et les réseaux, comme d’identifier les interlocuteurs qui ont accordé leur protection et qui ne participeront pas spontanément au travail de vérité et de justice.

Des allégations aux preuves

L’arrestation de Félicien Kabuga a suscité les mêmes commentaires que ceux avancés en 1999 lors de la publication de l’acte d’accusation. Mêmes descriptions de l’importateur des machettes armant les génocidaires, de l’« homme le plus riche du pays », de ses liens de parenté avec le couple présidentiel, de ses fonctions à la RTLM, du financement et de la structuration des milices et de l’autodéfense civile. Sur ces deux derniers points, plusieurs procès se sont conclus par des jugements étayés, mais un vaste travail reste à faire notamment sur le « financement du génocide ».

Dès 1995, le procureur du TPIR a engagé diverses investigations financières afin d’établir les responsabilités des ministres des Finances (E. Ndindabahizi) et du Plan (A. Ngirabatware), de Félicien Kabuga, beau-père de ce dernier, et de quelques autres. Pour le Bureau du procureur, le « complot génocidaire » devait se traduire par des décisions économiques démontrables. Parmi les preuves possibles comptait le rapport Galand-Chossudovsky, invoquant la « planification du génocide » via l’importation par F. Kabuga de quantités exceptionnelles de machettes.

Mais, très vite, les recherches du TPIR ont buté sur l’absence de preuves tangibles. Les archives issues des ministères, y compris les dépenses militaires, ne permettaient pas d’établir les liens avec le génocide. La « thèse des machettes » s’avérait fort aléatoire. Il était presque impossible d’établir la responsabilité directe et personnelle de l’accusé et de prouver que les machettes étaient importées dans l’intention de tuer.

En 1999, le procureur réorientait ses enquêtes financières sur l’analyse des archives comptables et de gestion des personnels des entreprises publiques et privées. Elles permettaient d’établir les mécanismes de financement et les réseaux qui ont accompagné la structuration et la formation des jeunesses du Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), les Interahamwe et d’autres partis. Les mouvements de jeunesse, créés lors de l’instauration du multipartisme en 1991, ont décuplé le rayonnement et les moyens d’action des partis et renforcé leur implantation militante. Avec la guerre, ils se transformèrent en jeunesses miliciennes au service des politiciens qui les finançaient et/ou les hébergeaient (comme Félicien Kabuga à Kigali), voire les armaient. Les enquêtes démontraient aussi le rôle des entreprises publiques dans la guerre civile, même si l’essentiel des transactions s’effectuait en liquide, donc sans preuves matérielles.

En 2001, les investigations progressaient notablement, grâce à l’accès aux comptes bancaires des personnes et structures soupçonnées d’avoir organisé le pillage des sociétés parastatales et des budgets des grands ministères techniques. Analysés, les documents ont permis de reconstituer des filières de détournements massifs des financements des projets de développement, des établissements parastataux et des ministères, à des fins d’enrichissement personnel et de consolidation de réseaux clientélistes ou partisans, ainsi que la création de sociétés-écrans recyclant les fonds, ou encore des transferts vers l’étranger lorsque l’issue de la défaite est devenue certaine.

Des éléments de preuves décisifs dans des affaires clés ont été déposés devant le TPIR et d’autres juridictions étrangères. L’impunité était telle que la plupart des transferts s’effectuaient directement sur les comptes personnels des dignitaires. L’inquiétude était donc grande, dans divers milieux, de voir des enquêtes liées au génocide mettre à jour les formes anciennes mais aussi récentes de détournement des fonds publics ou privés à des fins personnelles ou politiques.

En mai 2001, le Bureau du procureur a tenté d’élargir ses recherches jusqu’au plus haut niveau du pouvoir. Un programme de travail a été transmis au ministre de la Justice avec une liste de noms et d’établissements. Les demandes incluaient des opérations effectuées après la guerre sur des comptes et des biens de personnalités de l’ancien régime décédées, poursuivies ou « recyclées » par les nouvelles autorités.

Mais le jour même de la demande, un vent de panique a soufflé au sein des banques, notamment en Belgique, qui ont fait connaître leur totale opposition au plus haut niveau de l’État rwandais. Les enquêtes furent refusées au motif qu’elles pouvaient nuire à la « réconciliation nationale » et à la « reconstruction du pays » car elles susciteraient l’inquiétude de groupes économiques désormais à l’abri d’investigations.

Qu’en sera-t-il à l’avenir, lorsque les enquêteurs du Bureau du procureur solliciteront de telles preuves au Rwanda, mais aussi en Belgique, en Suisse, en France et ailleurs ? Est-il possible d’espérer qu’elles ont été sauvegardées ?

La crédibilité des témoins

Une troisième interrogation concerne la crédibilité des témoins.

Dans ce domaine, il faut saluer le savoir-faire des instructeurs rwandais, capables d’organiser des séances intensives avec des témoins sélectionnés, pour façonner des preuves difficiles à récuser car seules les autorités maîtrisent l’accès total au terrain et aux individus.

Le Rwanda n’a jamais renoncé au recours à de faux témoins, voire à l’invention de preuves invraisemblables. On peut se demander si la National Public Prosecution Authority osera faire témoigner l’animatrice de la RTLM, Valérie Bemeriki. Condamnée à perpétuité au Rwanda, elle est devenue le témoin obligé des autorités dans de nombreuses procédures, malgré le rejet de l’intégralité de son témoignage, qualifié de « déplorable » par les juges du TPIR dans le procès des médias.

Cela n’a pas dissuadé le procureur Théogène Rwabahizi, de la Genocide Fugitive Tracking Unit, de rédiger avec elle, le 6 août 2016, une longue déposition, jointe à une demande d’arrestation visant Enoch Ruhigira, ex-directeur de cabinet de Juvénal Habyarimana. Valérie Bemeriki y raconte que le « 9 ou le 10 avril », en sortant du bureau du directeur de la RTLM, M. Ruhigira aurait demandé à deux militaires d’abattre sur-le-champ deux jeunes passants qu’il avait désignés comme étant tutsis. Or Enoch Ruhigira était réfugié à la résidence de l’ambassadeur de Belgique depuis le 7 avril avant d’être exfiltré le 12 vers l’Europe. Le même dossier du parquet rwandais comprenait aussi divers procès-verbaux de témoins déclarant avoir vu l’accusé pendant les trois mois du génocide !

Si l’on ajoute à ces réserves la disparition, avec le temps, de nombreux témoins et la destruction probable d’archives décisives, l’un des enjeux majeurs du procès Kabuga est bien celui de la crédibilité des témoins et de la valeur des preuves soumises aux juges.

Pour consolider les enquêtes, le juge belge Damien Vandermeersch préconisait en 1999 « un contrôle accru du procureur », et l’introduction du contradictoire, ce qui permettrait à la défense de connaître du dossier dès ce stade des enquêtes. Toutes les parties y auraient intérêt, afin que cet ultime procès serve l’expression de la vérité sur des questions essentielles en suspens concernant les acteurs et l’enchaînement des événements qu’ils ont déclenchés ou accompagnés. Le Mécanisme en est assurément comptable.

Mais un tel objectif, avec les tâches qu’il suppose et les lenteurs d’un tribunal international, est-il compatible avec les attentes rwandaises ?

Vérité versus réécriture de l’histoire

Alors que les relations entre le TPIR et Kigali sont marquées par une succession de crises et que la crédibilité de la justice internationale sur le continent est souvent mise en cause, le défi est de taille pour le MICT.

Pour ceux qui veulent savoir ce qu’il s’est passé au Rwanda, il serait incompréhensible que des pans entiers du système de décision, de l’organisation et de la conduite de la guerre et du génocide restent sans réponse.

Pour le Rwanda, l’objectif serait la reconnaissance formelle de « la planification du génocide des Tutsis plusieurs années à l’avance », ce qu’aucune Chambre du TPIR n’a jamais pu établir. La théorie du « complot génocidaire » (qui aurait été l’œuvre d’Agathe Kanziga, veuve du président Habyarimana, de son frère Protais Zigiranyirazo, de Félicien Kabuga, apparenté à la famille, du colonel Bagosora, etc.), soutenue par les premiers procureurs du TPIR, a très tôt été abandonnée faute de preuves estimées suffisantes malgré les accusations du Rwanda. L’échec fut confirmé par les juges dans le procès Bagosora, puis lors de l’acquittement de Zigiranyirazo en appel. Quant à Agathe Kanziga, elle n’a jamais été poursuivie par le TPIR et c’est ainsi qu’en 2001, Kabuga est devenu la cible n°1 du procureur.

Mais si la probabilité d’obtenir une condamnation au titre de l’« entente » pour son rôle dans la RTLM demeure incertaine vu la jurisprudence issue du procès des médias, engager le procès du noyau présidentiel à travers l’affaire Kabuga pourrait être envisagé, ce qui offrirait un prolongement à la condamnation de son gendre, A. Ngirabatware, l’intellectuel et conseiller du clan présidentiel.

En effet, après le départ d’Agathe Kanziga vers la France le 9 avril 1994, les membres de la famille présidentielle non évacués se replièrent sur Gisenyi le 11 avril, et furent rejoints par d’autres comme Félicien Kabuga. Selon nos sources, de son exil parisien, en liaison avec le QG du Méridien Izuba à Gisenyi, Agathe Kanziga entretint des activités de médiation avec plusieurs chefs d’État africains qui confortèrent la position diplomatique du Gouvernement intérimaire (GI).

Le 3 juillet 2020, un non-lieu était prononcé par la Cour d’appel de Paris dans le dossier visant des personnalités du FPR pour l’attentat du 6 avril 1994. Pour les autorités rwandaises, ce non-lieu impliquerait donc que l’avion a été abattu par les extrémistes hutus, dont Agathe Kanziga aurait été le fer de lance. Elle aurait aussi été, au cours de la nuit du 6 au 7 avril, l’ordonnatrice des tueries commises par la Garde présidentielle ainsi que des massacres commis à Kigali par les Interahamwe, avant d’installer le colonel Bagosora en formateur du GI.

Quelle qu’en soit l’issue, le procès Kabuga permettrait à Kigali de relancer la campagne visant à obtenir le jugement au Rwanda d’Agathe Kanziga, qui se trouve toujours en France aujourd’hui. Ce serait un procès-phare qui parachèverait la victoire des autorités rwandaises sur tous les processus judiciaires et politiques qui aujourd’hui encore leur échappent.

Dans les bureaux du Genocide Fugitive Tracking Unit à Kigali, au Rwanda, le 22 mai 2020. Simon Wohlfahrt/AFP

Via ces ultimes procès, la priorité du pouvoir en place à Kigali reste d’affermir sa réécriture de la tragédie, devenue l’histoire officielle de la guerre et du génocide, protégée par des lois sur le négationnisme et le révisionnisme.

Toutefois, un procès d’Agathe Kanziga au Rwanda bute sur des obstacles qui ressortent dans plusieurs interviews du président Paul Kagamé. Le 1er avril 2019, il répondait ainsi à Jeune Afrique, qui lui demandait s’il pensait obtenir un jour son extradition :

« Je l’ignore. Mais même si notre demande n’est pas, pour une raison ou pour une autre, considérée, pourquoi cette femme n’a-t-elle jamais été inquiétée par le TPIR ou par la justice française ? Pourquoi n’a-t-elle jamais fait l’objet d’une enquête dans le pays où elle s’est réfugiée ? Les faits parlent d’eux-mêmes. »

Il est vrai qu’Agathe Kanziga n’a jamais été poursuivie par le TPIR. Mais comment les procureurs auraient-ils pu poursuivre la veuve de Juvénal Habyarimana après avoir refusé de se saisir de l’attentat et avoir accordé au FPR une totale impunité en stoppant les enquêtes relatives à ses crimes ?

Dans une autre déclaration à Jeune Afrique le 2 juillet 2020, Paul Kagame s’oppose à toute réouverture du dossier de l’attentat dans le cadre de l’ultime recours déposé devant la Cour de cassation. Connaître les auteurs de l’attentat ne serait donc pas une nécessité. Une histoire officielle ne s’écrit pas sur la base de preuves, mais d’un rapport de force.

Une chose est d’organiser la diabolisation morale et politique de la famille présidentielle, une autre est de réclamer haut et fort un vrai procès. Or un tel procès ouvrirait des débats contradictoires sur l’attentat du 6 avril, les cautions internationales, et les crimes de guerre et contre l’humanité qui ont accompagné la conquête du FPR par les armes.

L’incertitude Arusha

Alors qu’il semble improbable d’obtenir des informations précises sur la cavale de Kabuga et que les témoins sur les crimes imputés à l’accusé sont légion au Rwanda, on ne peut exclure l’éventualité que les autorités de Kigali demandent au MICT de se dessaisir du dossier en leur faveur après la confirmation définitive par la justice française du transfèrement de l’accusé au Mécanisme.

Le 28 mai, le juge Sekule, du MICT, préconisait d’attendre la levée des restrictions dues à la pandémie avant d’organiser le voyage vers Arusha (Tanzanie), mais ajoutait qu’« une alternative appropriée pourra être recherchée ».

En effet, des incertitudes sur un transfèrement à Arusha demeurent : conditions médicales de l’accusé, structures pour traiter la Covid, recrutement de personnels…

Le Rwanda pourrait alors être considéré comme une « alternative appropriée », sachant qu’une Haute Cour a été installée à cette fin au Rwanda, qu’est reconnue internationalement sa gestion rigoureuse de la Covid, et que l’Union européenne a rétabli des vols directs avec Kigali.

Cela ferait écho aux arguments avancés par l’association des rescapés Ibuka : « S’il est remis au Rwanda, la question des réparations pourra être évoquée », estimait son président, rappelant que « le système judiciaire international n’a pas prévu que la question des réparations soit posée ».

Arusha, La Haye, Kigali ? La question reste posée et, quelle que soit la réponse, elle ne mettra pas fin à la compétition MICT/Rwanda. Néanmoins, une autre issue pourrait encore bouleverser les hypothèses : celle d’un plaider-coupable. Une procédure qui ne serait validée par les juges qu’après une audition complète et détaillée de l’accusé, l’engageant à dire le vrai sur la base des faits prouvés. Si cette option était acceptée par le procureur Serge Brammertz, elle déboucherait sur une procédure profondément allégée.


Une version longue de l’article en français et une version en kinyarwanda peuvent aussi être téléchargées ici

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