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Scruter l’Amérique des années 1920 pour comprendre ses divisions d’aujourd’hui

Un dessin datant de 1903 signé Louis Dalrymple dépeint les immigrés européens comme des « rats » (dans le magazine Judge). New York Public Library

Au lendemain des élections américaines de mi-mandat, l’économiste américain Paul Krugman opposait, dans sa tribune du New York Times, la « vraie Amérique » – celle diversifiée de la Chambre des Représentants – à l’« Amérique du Sénat », majoritairement blanche, rurale, masculine et sans diplôme universitaire. Par cette formule schématique, Krugman remet en cause le caractère démocratique du pouvoir législatif américain tel qu’il est pourtant défini depuis plus de 200 ans par l’article I de la Constitution.

C’est l’intensification de la fracture géographique, économique, raciale, sexuelle et scolaire qui met aujourd’hui en lumière ce déficit démocratique des institutions américaines. Au regard de ces divisions, qui ne sont pas nouvelles mais qui se sont accentuées depuis les élections de 2016, l’Amérique d’aujourd’hui ressemble finalement de plus en plus à celle des années 1920, dites « années folles », également parfois qualifiées d’années tribales.

La peur d’un « autre » étranger et menaçant

Aujourd’hui, comme dans les années 1920, la mutation rapide de la société est le facteur principal de tension, la plus fondamentale étant démographique et ethnique. Celle-ci ramène l’Amérique à son péché originel : une définition de la nation fondée (sur l’exclusion raciale). Elle fait de l’immigration un sujet central de divisions identitaires. De nos jours, la peur de l’immigration se focalise sur les hispaniques. Dans les années 1920, elle était surtout centrée sur l’immigration d’Europe de l’Est et du Sud.

Dans les deux cas, elle est alimentée par une rhétorique de peur d’un « autre » extérieur et envahissant, qui menace l’existence même de la communauté nationale : hier, le bolchevique et l’anarchiste (c’est le temps de la première Peur rouge ou des Palmer raids), aujourd’hui le membre de gang (MS3) et le terroriste. A chaque fois, les immigrés sont dépeints avant tout comme de dangereux criminels. Dans les années 1920, les Italiens étaient accusés de faire grimper le taux de criminalité. Aujourd’hui, ce sont les Mexicains.

Ces discours ne sont pas sans conséquence politique. En 1924, la loi la plus restrictive sur l’immigration est votée (Johnson-Reed). En 2018, c’est la remise en cause du droit du sol, pourtant garanti par le XIVᵉ amendement de la Constitution. La question de l’immigration est d’autant plus sensible qu’elle fait appel à l’imaginaire et aux fantasmes, surtout dans les communautés rurales en déclin.

La montée du discours raciste

Tout comme dans les années 1920, mais heureusement dans une bien moindre mesure aujourd’hui, cette peur de l’immigration nourrit des discours haineux, xénophobes, racistes et antisémites.

Les quelques centaines de suprémacistes blancs qui ont manifesté à Charlottesville en août 2017, (qui ont tout de même tué une contre-manifestante), puis à Washington l’année suivante en sont les démonstrations les plus visibles. Ceci même s’ils font pâle figure à côté des 50 000 membres de Ku Klu Klan qui avait paradé sur Washington en 1925, à une époque où ils comptaient entre 1,5 et 5 millions d’adhérents.

Mais le KKK du passé, tout comme les nationalistes blancs d’aujourd’hui, ont en commun de tenter de redéfinir ce que signifie être américain, via un discours d’exclusion nationale et appropriation des symboles patriotiques.

Peur du changement et retour aux traditions

Les années 1920 sont également marquées par une opposition entre modernistes et traditionalistes qui n’est pas sans évoquer la guerre culturelle d’aujourd’hui.

Les sujets varient d’une époque à l’autre bien entendu : la prohibition, la théorie de l’évolution (le procès Scopes en 1925), la liberté sexuelle autrefois, le droit aux armes à feu, le changement climatique, et la place de la religion dans le société aujourd’hui. Si l’on schématise, ils ont tout de même comme point commun de refléter la dichotomie entre, d’un côté, le désir d’un retour à une société plus conservatrice, blanche et patriarcale, et, de l’autre, la construction d’un monde plus ouvert, diversifié et progressiste.

Il n’est dès lors pas étonnant que, dans les deux époques, les tensions se soient cristallisées de la même façon sur le rôle des femmes, de la religion, de la place des minorités et même de la science dans la société. Aujourd’hui, comme hier, ces divisions se sont incarnées géographiquement dans une opposition entre le monde rural et urbain.

D’un point de vue économique, enfin, les deux époques connaissent une forte croissance liée à des transformations technologiques et à l’ouverture au commerce mondial qui ont eu également pour conséquence l’effondrement de certains secteurs plus traditionnels : l’agriculture ou l’industrie minière dans les années 20 ; l’acier, le textile, le charbon et le secteur manufacturier de nos jours.

Un déclin politique

L’analogie avec les années 1920 peut aussi être étendue au domaine politique. Les élections de 1928, tout comme celles de 2016 et 2018, ont par exemple été marquées par une scission du vote entre les villes et les campagnes.

Des similitudes existent également entre les présidents Herbert Hoover et Donald Trump. Tous deux soutiennent une politique isolationniste et protectionniste. Hier, c’était l’augmentation des droits de douane sur les produits issus de l’agriculture : la loi Hawley-Smoot), signée par Hoover, et ce malgré la condamnation générale des économistes de l’époque et de son propre parti (comme le sénateur Borah). Aujourd’hui, celle sur l’acier de Donald Trump, qui inquiète tout autant les Républicains. Dans les années 30, la guerre commerciale avec l’Europe qui s’en est suivi, n’a fait qu’aggraver les effets de la dépression après le krach de 1929.

Portrait du Président Hoover. Library of Congress/Wikimedia

Donald Trump, tout comme Hoover, s’attaque également violemment à l’immigration : Hoover promettait des « emplois américains pour les vrais Américains » et avait mis en place un programme de « rapatriement des personnes d’origine mexicaines ». Celui-ci a donné lieu à la déportation massive de presque 2 millions de personnes, dont une bonne partie était des citoyens américains de naissance.

Enfin, Hoover et Trump sont les seuls présidents à avoir été d’abord de riches hommes d’affaires. Tout comme Trump aujourd’hui, Hoover ne venait donc du sérail. Il s’opposait à l’establishment de son parti, et gouvernait en solitaire, balayant les dogmes du passé et faisant voler en éclat le consensus idéologique qui prévalait.

Pour le politologue Stephen Skowronek, Hoover fait partie de ces présidents qui signalent la fin d’un cycle politique. C’est l’échec de leur présidence qui permet l’arrivée d’un nouveau leader qui engendre un nouveau cycle en posant de nouvelles bases idéologiques. Ce fut le cas d’Herbert Hoover, incapable de gérer les conséquences de la crise de 1929. Il précède Franklin D. Roosevelt et 35 ans de quasi-consensus autour de la doctrine du New Deal. Ce fut également le cas de Jimmy Carter, auquel succède Ronald Reagan et sa révolution conservatrice qui marquera tous les présidents des trente dernières années. Selon Stephen Skowronek, c’est sans doute également le cas de Donald Trump aujourd’hui.

Une crise à venir ?

D’aucuns pourront objecter que, du point de vue économique, la présidence de Trump est un succès puisque les États-Unis sont en pleine croissance, avec un chômage au plus bas. Pourtant, certains observateurs pensent que « nous devrions nous préparer pour une déstabilisation économique » D’autres, à la banque JP Morgan par exemple, ou dans le milieu des affaires, décèlent déjà les signes de l’arrivée prochaine d’une crise économique, peut-être même avant la fin du mandat de Donald Trump.

Récemment, The Economist prévenait que « des politiques toxiques et une banque centrale à la marge de manœuvre restreinte rendaient le prochain retournement de tendance difficile à éviter », tandis que le New York Times voit des signes laissant « redouter une récession ».

Le couple présidentiel à la Maison Blanche, le 19 novembre 2018, en route vers les célébrations de Noël. Jim Watson/AFP

Enfin, d’autres économistes pensent même que la crise a en fait déjà commencé et sera pire qu’en 2008. Si tel est le cas, on peut craindre que, comme Hoover, Trump soit incapable de gérer une telle crise, dans un contexte de guerre commerciale, de taux d’intérêt encore bas et d’endettement massif. Le président Trump pourrait également engendrer un autre type de crise, constitutionnelle, militaire ou diplomatique. Sa remise en cause des normes démocratiques pourrait être elle-même une crise suffisamment grave pour amener un nouveau régime politique.

La comparaison historique a tout de même ses limites. Le monde est davantage interconnecté et la société américaine d’aujourd’hui est bien plus diversifiée, urbaine et ouverte que celles des années 1920.

Ce que l’on peut dire avec certitude, à ce stade, c’est que Donald Trump est davantage le symptôme que la cause des tensions politiques et sociétales actuelles, comme le reconnaît Barack Obama lui-même. Ceci dans un contexte de profonds bouleversements qui semblent indiquer que nous sommes dans une ère de transition rapide vers un monde dont nous peinons encore à discerner les contours, vers une future source d’angoisse et de fantasme.

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