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Signes religieux à l’école : 20 ans de recherches sur la loi du 15 mars 2004

Façade d'un lycée
La question de la laïcité dans le cadre scolaire suscite de nombreux travaux de recherche. Shutterstock

La loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes religieux dans les établissements scolaires a suscité de nombreux débats aussi bien dans les champs des médias, de la politique que de l’éducation. Cependant, la manière dont les sciences humaines et sociales (SHS) l’ont appréhendée est plus mal connue.

L’étude de ces disciplines est pourtant un enjeu crucial, à l’intersection entre aspects académiques et interactions avec les controverses sociales. En effet, l’augmentation du nombre de travaux et d’universitaires travaillant sur le sujet est fortement corrélée à la couverture médiatique et politique croissante de celui-ci depuis 1989.

Les chercheuses et chercheurs ne se privent d’ailleurs pas d’intervenir directement dans l’arène publique. En témoigne la participation de plusieurs spécialistes académiques de la laïcité, dont Jean Baubérot, Jacqueline Costa-Lascoux et Patrick Weil à la commission dirigée par Bernard Stasi en 2003 – celle-là même qui conduit à la loi du 15 mars 2004.


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Cet article s’appuie sur une analyse de la bibliographie existante en français sur le sujet, construite à partir de l’analyse des bases documentaires existantes (Jstor, HAL, Erudit, Cairn, Persee, Openedition journals, Openedition books), à partir d’une requête « loi du 15 mars 2004 ». Un total de 156 travaux a été recensé sur la période allant de 2004 à 2024. Ce total se décompose en 116 articles, 25 chapitres d’ouvrages, 12 ouvrages et 2 travaux de nature autre.

Tout en prenant en compte les limites inhérentes à la modalité de revue de littérature scientifique, voilà qui permet de faire une analyse de la production de SHS relative à celle-ci, en trois temps complémentaires. Comment et pourquoi évolue-t-elle ? Quelles en sont les principales caractéristiques ? Quelle cartographie peut-on en tirer ?

Des travaux de recherche marqués par la loi de 2004 et les attentats de 2015

L’évolution dans le temps montre deux phases relativement distinctes. Les années 2004-2014 sont marquées par un pic initial, lié à l’apparition d’une production dans les mois suivant la promulgation de la loi et son application. Cette première période connaît ensuite un déclin relativement régulier jusqu’au début des années 2010 – à l’exception d’une relance en 2010, liée aux débats sur l’interdiction des tenues entièrement couvrantes.

Les travaux de cette première vague s’intéressent à deux enjeux principaux – qui n’en excluent bien entendu pas d’autres. Le premier est la genèse de la loi du 15 mars 2004, avec les conditions qui en favorisent à la fois l’émergence dans l’agenda public et l’insertion dans les débats de plus en plus passionnés que suscite l’islam de France.

En effet, dans un contexte où l’application de la loi suscite en fin de compte peu de contentieux locaux, comme le rappelle le rapport de l’inspectrice générale Hanifa Chérifi sur celle-ci dès 2005, la production de SHS tend à réintégrer ce nouveau cadre législatif dans des enjeux plus globaux. De ce fait, les enjeux plus strictement scolaires ne sont pas forcément les plus visibles.

Chronologie des travaux de SHS incluant les mots « loi du 15 mars 2004 », sur la période 2004-2024 (n=156). Recherche Ismaïl Ferhat et Béatrice-Mabilon Bonfils, Fourni par l'auteur

Une seconde vague apparaît à partir de 2014, avec deux pics très nets en 2015 et 2020. Celle-ci est de moins en centrée sur la loi en tant que telle, mais tend plutôt à relier celle-ci à un contexte de choc d’une société et d’une « école sous le feu » du terrorisme islamiste. Les annonces ministérielles de « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » du 22 janvier 2015 tendent à confier à l’institution scolaire la mission de répondre aux problèmes et tensions révélés par les attentats qui viennent d’avoir lieu.

La laïcité devient dès lors un outil incontournable de cette gestion des crispations post-janvier dans la société française. Après les attentats de novembre 2015, cette saisine croissante de l’école se confirme, sous une forme plus sécuritaire.

De ce fait, la loi du 15 mars 2004 est réinsérée dans un continuum de frictions répétées entre institution scolaire et manifestations du fait religieux – en particulier musulman – depuis l’affaire des foulards de 1989. Loin d’être déconnectée des enjeux immédiats, la production des SHS relative à cette loi se révèle en réalité très sensible à ceux-ci.

Un investissement croissant par la science politique des questions scolaires

Si la chronologie confirme la forte intrication entre travaux de SHS, analyse de la loi du 15 mars 2004 et contexte, qu’en est-il des caractéristiques propres à cette production ?

Le genre en est l’un des enjeux centraux. En effet, sur un sujet croisant les questions de la laïcité, du droit des femmes et du traitement du fait religieux depuis 1989, ce point est important. 46 % des travaux sont réalisés uniquement par des hommes, 32 % par des femmes, et le reste est mixte. Cette partition genrée est renforcée par la faible présence de travaux collectifs dans le corpus (plus de ¾ des travaux recensés sont individuels).

La présence relativement forte des femmes, par rapport à d’autres thèmes touchant à la laïcité et aux phénomènes religieux, interroge. Au terme d’une analyse plus qualitative, elle semble liée à la manière dont la loi du 15 mars 2004 articule l’intersection entre femmes, laïcité scolaire et islam. La production d’autrices est en effet plus attentive aux effets de cette législation sur les élèves et femmes musulmanes. Cependant, les travaux repérés ne recourent pas à une approche d’évaluation standardisée, comme l’a proposé la récente étude d’Aala Abdelgadir et Vassiliki Fouka, ou l’analyse d’Eric Maurin quant à la circulaire Bayrou de 1994.


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Le deuxième enjeu est celui des champs disciplinaires. La sociologie (40 travaux) et la science politique (idem) se taillent la part du lion. Une telle prééminence peut s’expliquer par l’importance de l’analyse des politiques publiques et de l’émergence des problèmes publics que ces deux disciplines portent. S’y ajoute, depuis les années 2000, l’investissement croissant par la science politique des questions et controverses scolaires- notons que les deux auteurs du présent article sont eux-mêmes originellement issus de cette discipline.

Le droit suit de près (35 travaux). Cette place peut s’expliquer par l’importance traditionnelle de la production des juristes sur la laïcité, notamment dans le système éducatif public. Elle tient aussi au rôle des contentieux et de la jurisprudence administrative, notamment suite à la circulaire dite Bayrou de 1994, dans la résolution des conflits religieux, en particulier de nature vestimentaire, à l’école.

Les sciences de l’éducation et de la formation suivent, de manière relativement distante (11 travaux). Ceci peut paraître constituer un paradoxe, tant les conflits laïques sont historiquement centrés sur l’institution scolaire. Les autres disciplines de SHS (notamment l’histoire, la philosophie ou la psychologie) représentent une faible quantité de travaux dans le corpus, de même que les approches interdisciplinaires.

Des rapports de force entre les disciplines

Peut-on cartographier la production recensée ? Nous avons retenu un codage de variables qualitatives (période de parution, nombre d’auteur·e·s, discipline, type de publications) afin de repérer d’éventuels sous-groupes. Une analyse multifactorielle (Analyse en composantes multiples ou ACM) est proposée ici.

Analyse en correspondances multiples, production en SHS sur la loi du 15 mars 2004 (n= 156). Codage et traitement Ismaïl Ferhat et Béatrice Mabilon-Bonfils, Fourni par l'auteur

Plusieurs lignes de force apparaissent. La représentation graphique de l’ACM souligne le caractère relativement excentré des disciplines à dimension cognitive (psychologie et psychiatrie) ainsi que des travaux collectifs à 3 auteurs et plus. Ceci rejoint et confirme d’ailleurs leur marginalité quantitative dans le corpus. Les femmes sont nettement plus proches de certaines disciplines, ainsi la sociologie, là où les hommes sont nettement plus présents en sciences de l’éducation, droit et science politique. De même, les hommes semblent nettement surreprésentés dans la production d’articles (la plus grande partie du corpus constitué) ainsi que la production individuelle.

Le basculement chronologique entre la période 2004-2013 et celle de 2014-2024 paraît ici avoir un éclairage nouveau. En effet, avant la relance des travaux en 2014, la loi du 15 mars 2004 fait l’objet d’un traitement disciplinaire relativement pluriel et faisant une place plus importante aux femmes. La période 2014-2024 voit la mise en place d’une production centrée sur l’action publique (science politique, droit) et l’école (sciences de l’éducation et de la formation). Or, cette production favorise une plus grande place des hommes ainsi que des travaux mixtes.

Le basculement de l’approche de l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école publique par les SHS, sous le feu des événements en 2015, paraît de ce fait net. Dans le champ académique aussi, le choc des attentats a modifié les rapports de force disciplinaires et genrés sur le sujet.

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