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Le chef libéral Justin Trudeau s'adresse aux médias à Rideau Hall à Ottawa, mercredi le 11 septembre, après la dissolution du parlement. La Presse Canadienne/Justin Tang

SNC-Lavalin: les règles obscures du secret ministériel

Tout récemment, surtout en raison du retentissement de l’affaire SNC-Lavalin, le grand public découvrait l’existence du secret ministériel et des règles obscures qui le régissent.

Cette controverse a pris naissance à la suite d’allégations selon lesquelles le premier ministre Justin Trudeau et son entourage auraient exercé des pressions sur l’ancienne procureure générale du Canada et ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, afin qu’elle renverse la décision prise par la directrice des poursuites pénales, Kathleen Roussel, de ne pas offrir un accord de réparation à la firme de génie civil SNC-Lavalin.

Le premier ministre Justin Trudeau et la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, en des temps meilleurs, lors de la remise du rapport de la Commission Vérité et Réconciliation, en décembre 2015. La Presser Canadienne/Adrian Wyld

Discussions confidentielles

Lorsque la controverse a éclaté en février dernier, l’invocation de la doctrine du secret ministériel s’est d’abord dressée comme un obstacle à la recherche de la vérité. Selon cette doctrine, en effet, les discussions entre les ministres portant sur les politiques ou les décisions du gouvernement sont confidentielles. Il en va de même pour les documents préparés en vue d’appuyer ces discussions. La confidentialité accorde aux ministres la possibilité de débattre librement autour de la table du Cabinet afin d’en arriver à une décision collective. Une fois cette décision annoncée, elle leur permet, en outre, de demeurer unis en public, et ce, peu importe la nature de leurs désaccords en privé.

Il n’est donc guère surprenant que toute dérogation au principe de la confidentialité soit de nature exceptionnelle. De fait, en dehors du contexte judiciaire, seul le premier ministre, à titre de chef du gouvernement, possède l’autorité politique d’autoriser la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet. Une telle divulgation se fait généralement par l’adoption d’un décret officiel par le gouverneur général en conseil.

Ce processus a été suivi dans le cadre de l’affaire SNC-Lavalin. Le 25 février 2019, un décret a été adopté pour autoriser la divulgation de certains renseignements confidentiels du Cabinet. Le décret visait à permettre aux personnes impliquées de témoigner devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes et de participer à l’enquête lancée par le Commissariat aux conflits d’intérêts et à l’éthique. Ce faisant, le premier ministre Trudeau a pris une décision a priori louable, qui était, de surcroît, cohérente avec les précédents.

Un décret plutôt limité

Par le passé, des premiers ministres de diverses allégeances politiques ont autorisé la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet dans le cadre des commissions d’enquête McDonald en 1979, Gomery en 2004 et Oliphant en 2009 ainsi que des poursuites pénales contre les anciens ministres André Bissonnette en 1987 et John Munro en 1990 (ces derniers n’ont pas été reconnus coupables).

Dans tous les cas, la divulgation a été jugée nécessaire dans l’intérêt public pour faire la lumière sur de sérieuses allégations d’inconduite de la part du gouvernement ou d’officiers publics. Le maintien de la confidentialité dans ces circonstances aurait miné le principe de la primauté du droit.

Le 11 septembre, le premier ministre Trudeau a affirmé que le décret adopté dans le contexte de l’affaire SNC-Lavalin constituait la plus large renonciation au secret ministériel de l’histoire canadienne. Cette affirmation a fait sourciller plusieurs experts et opposants politiques. En effet, le libellé du décret de 2019 ne semble pas plus large que celui des décrets adoptés pour autoriser la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet par le passé. De plus, à première vue, le volume de renseignements confidentiels du Cabinet rendus publics dans cette affaire ne semble pas supérieur à celui des cas précédents.

Les faits donnent plutôt à penser que la portée du décret de 2019 est assez limitée. Le 14 août 2019, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique, Mario Dion, a rendu un rapport dans lequel il affirme que neuf témoins n’ont pas été en mesure de partager avec lui de l’information pertinente pour les fins de son enquête, au motif qu’il s’agissait de renseignements confidentiels du Cabinet non visés par le décret de 2019. De même, le 10 septembre 2019, le Globe and Mail rapportait que le gouvernement avait refusé de lever le secret ministériel pour permettre à certains témoins de partager de l’information pertinente avec la Gendarmerie royale du Canada (GRC) qui tente de déterminer s’il y a eu obstruction à la justice dans le cadre de l’affaire SNC-Lavalin.

De lourdes conséquences

Il n’est pas étonnant que les témoins hésitent à révéler des renseignements confidentiels du Cabinet compte tenu des conséquences possibles d’une violation de la confidentialité. Pour un ministre, les sanctions sont ordinairement politiques : il peut faire l’objet d’une réprimande, d’une rétrogradation, d’un renvoi ou d’une exclusion du caucus. Pour un fonctionnaire, les sanctions sont habituellement disciplinaires : il peut faire l’objet d’une réprimande, d’une suspension ou d’un renvoi.

Dans certains cas, une violation de la confidentialité peut mener à une poursuite pénale pour abus de confiance, comme dans celui du vice-amiral Mark Norman et de Matthew Matchett, bien qu’une telle poursuite n’ait pas, à ce jour, abouti à une condamnation.

Dans le cas de l’enquête du commissaire et de l’examen de la GRC, c’est le greffier du Conseil privé (le sous-ministre du premier ministre), Ian Shugart, qui aurait refusé de lever le secret ministériel au-delà de la portée du décret de 2019. Le premier ministre Trudeau n’aurait pas participé à la prise de cette décision.

Le greffier du Conseil privé, Ian Shugart, lors d'un dîner d'État à Rideau Hall, Ottawa, en avril. Il aurait refusé de lever le secret ministériel au-delà de la portée du décret de 2019. La Presse Canadienne/Justin Tang

Toutefois, en dehors du contexte judiciaire, la discrétion d’autoriser ou de refuser la divulgation de renseignements confidentiels du Cabinet relève du premier ministre, non du greffier. Par conséquent, il lui revient d’exercer le jugement politique d'élargir ou non la portée du décret de 2019 en tenant compte de l'intérêt public; il ne peut se dégager de cette responsabilité en déléguant la décision à une personne subordonnée à son autorité.

Le premier ministre Trudeau devrait suivre l’exemple de ces prédécesseurs qui, dans des situations analogues, ont permis aux organismes d’enquête de remplir leur mandat législatif, et ce, sans entrave. Dans le cas contraire, il court le risque de briser de manière irrémédiable le lien de confiance entre son gouvernement et l’électorat canadien.

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