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Sobriété versus surconsommation : pourquoi les « dévendeurs » de l’Ademe sont polémiques

Soldes
83% des Français et Françaises estiment que nous consommons trop. Artem Beliaikin / Unsplash, CC BY-SA

Le contraste est parfait. D’un côté, une campagne publicitaire de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (Ademe) qui nous incite à être sobre et nous poser des questions avant d’acheter du neuf. De l’autre, le Black Friday et des fêtes de Noël qui approchent, quintessences d’une injonction commerciale résumable en un mot : « consommez ! » Décryptage de la polémique autour des spots publicitaires anti-marketing de l’Ademe, qui, en réinterprétant l’interaction marchande comme moment d’instruction écologique, agacent les commerçants.

Les quatre spots de l’Ademe mettent en scène un « dévendeur » qui incite des clients à ne pas acheter un vêtement, à louer une ponceuse au lieu d’en acheter une, à acquérir un smartphone d’occasion, et à faire réparer une machine à laver. Certains acteurs, comme France Nature Environnement, ont « salué » l’initiative de l’Ademe.

D’autres, comme les associations de commerçants et organisations patronales, sont vite montés au créneau. Selon elles, les spots : « stigmatisent » les commerçants ; s’en prennent au commerce de proximité et auraient mieux fait de critiquer les plates-formes ; inciterait les gens à « ne rien acheter ». L’Alliance du commerce, l’Union des industries textiles et l’Union française des industries mode et habillement ont même mis en demeure l’Ademe pour retirer les spots. Dans un contexte post-Covid et de faillite de plusieurs enseignes, la subsistance des commerces est devenu un enjeu important.

Selon le dernier baromètre « Sobriétés et Modes de Vie », sorti en novembre 2023, 83 % des Français et Françaises estiment que nous consommons trop. Les spots publicitaires de l’Ademe, diffusés du 14 novembre au 4 décembre sur les chaînes de télévision, peuvent donc toucher une fraction significative de la population.

Le ministre de la transition Christophe Béchu a tenu à dédramatiser l’affaire en disant que les spots ne représentent que « 0,2 % du temps d’antenne publicitaire ». Toutefois, si des spots prônant la sobriété ne sont visibles que pendant une petite fraction du temps d’antenne, se pose la question de leur efficacité.

Consommer moins, un message vendeur

Des recherches en marketing ont montré que la publicité anti-consommation peut être « utilisée efficacement pour sensibiliser les consommateurs à leurs habitudes d’achat de vêtements et réduire l’encombrement de la culture de consommation ». D’autres chercheurs ont étudié de façon expérimentale le « green demarketing », la stratégie par laquelle une marque encourage les consommateurs à acheter moins :

« Le green demarketing n’attire pas seulement les consommateurs écologiques les plus endurcis […] mais, dans des conditions favorables, les appels au green demarketing peuvent trouver un écho auprès d’un public plus général et peuvent être plus universels que ce que l’on pensait jusqu’à présent. »

Il est donc probable que les spots de l’Ademe rencontrent une réception positive du public. D’autant plus que, via leurs prises de position, les acteurs du commerce ont considérablement alimenté le buzz autour des spots.

Une profanation du capitalisme par une institution publique

Pour bien saisir la controverse, il faut comprendre un élément essentiel : pour les commerçants, les spots sont un acte de profanation de principes sacralisés, la croissance et le libéralisme économique. Les spots de l’Ademe n’incitent pas seulement le public à réfléchir, ils portent cette réflexion sur le terrain de l’interaction et de la transaction marchande. La sobriété n’est pas représentée comme un enjeu confiné à la sphère domestique et privée, mais comme un enjeu qui se discute et se négocie en public. Les spots de l’Ademe montrent la sobriété en action : à travers des corps, des gestes, des mots, des émotions, des sourires, des surprises, des conseils.

Les spots de l’Ademe réinterprètent donc radicalement l’interaction marchande. Au lieu de nourrir le flux de biens marchands entre producteurs et consommateurs, les spots visent un ralentissent et une écologisation de ces flux. Au lieu d’une certitude de type « notre produit est nécessaire, achetez-le », ils posent une question : de quoi avez-vous vraiment besoin ? Au lieu de montrer les protagonistes traditionnels d’une interaction marchande – un client et un vendeur – ils représentent de nouveaux acteurs, un consommateur-citoyen face à la sobriété personnifiée : le dévendeur. Celui-ci n’est pas un nouveau type de vendeur, mais une sorte de patron ou « père de famille » qui instruit le consommateur-citoyen. Forcément, ce dernier se retrouve dans une posture un peu naïve et infantilisée, du fait qu’on lui apprenne à mieux consommer.

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Réinterprétant l’interaction marchande comme un moment d’instruction écologique et civique, les spots de l’Ademe sont vus par certains comme une moquerie du commerce. La polémique fait apparaître des tensions fondamentales entre sobriété et consommation et, au sein d’un même gouvernement, entre le ministre de la transition et le ministre de l’Économie. Le blasphème d’« anti-marketing » sur la place du marché ne passe pas chez ce dernier. Pourtant, dans le passé, certaines marques ont décidé elles-mêmes d’adopter une telle stratégie.

« Anti-marketing » : un phénomène nouveau ?

Un exemple d’anti-marketing abondamment discuté dans le monde académique est la campagne publicitaire de la marque Patagonia « Don’t buy this jacket » (« N’achetez pas cette veste »). Cette campagne, lancée le jour du Black Friday en 2011, expliquait :

« Nous voulons faire le contraire de toutes les autres entreprises aujourd’hui. Nous vous demandons d’acheter moins et de réfléchir avant de dépenser un centime pour cette veste ou toute autre chose. […] N’achetez pas ce dont vous n’avez pas besoin. Réfléchissez à deux fois avant d’acheter quoi que ce soit. »

D’autres marques, comme Globetrotter, Fjällräven, ou Burton Snowboard, ont suivi et attiré le regard académique sur ce type de « sufficiency-oriented marketing » (commercialisation axée sur la suffisance).

Certaines entreprises proposant des produits de consommation quotidienne ont également adopté une approche tendant vers la sobriété. La boulangerie états-unienne Panera communique sur le fait qu’elle fait don de ses restes de pain après la fermeture de ses magasins pour réduire le gaspillage alimentaire. « Baked before sunrise, donated after sunset » (cuit avant l’aube, donné après le coucher du soleil) dit leur slogan. On retrouve le même principe de lutte contre le gaspillage alimentaire chez la boulangerie Demain (Paris) qui récupère les invendus dans une vingtaine de boulangeries pour les vendre le lendemain à prix bradés.

Mais alors, pourquoi une telle levée de boucliers face à la campagne de l’Ademe ? Comparés à ces exemples d’anti-marketing et de sufficiency-oriented marketing, les spots de l’Ademe réalisent un décalage important : ils généralisent ce type de marketing à tout objet marchand. En même temps, vu que les spots ont été commandités par une institution politique, l’Ademe, le message ne s’adresse pas seulement aux consommateurs, mais, plus globalement, à tout citoyen. C’est cette double montée en généralité qui explique l’irritation des commerçants. C’est aussi ce qui réjouit les tenants d’une mise à l’agenda politique plus conséquente de la sobriété. Peut-on vendre la sobriété ?

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