Du point de vue juridique, l’état d’urgence sanitaire créé par la loi du 23 mars 2020 avait permis la mise en œuvre de divers dispositifs, certains profondément attentatoires à nos libertés. Tel est le cas des dispositifs prévus sanctionner la violation des mesures d’état d’urgence et du confinement. La situation d’urgence donnait alors à croire que le temps d’arbitrage des décisions, en matière d’éthique, n’était pas compatible avec les mesures imposées par la crise sanitaire.
Un nouveau délit de manquement aux limitations de déplacement a ainsi été créé, dans un flou juridique que l’urgence ne commandait pas, ce qui s’est parfois avéré contre-productif. La mise en oeuvre de cette infraction a en effet été paralysée, puisque le comptage des violations du confinement a nécessité le recours illégal à des fichiers de police dans une finalité autre que celle ayant justifié leur constitution.
En dépit de ces incertitudes, le gouvernement a déposé un projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire. Votée par le Parlement après de substantielles modifications, la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020 inclut de nouvelles atteintes aux libertés fondamentales.
Le secret médical n’est plus inviolable
Cette loi prévoit un dispositif de police sanitaire pour préparer la sortie du confinement, débutée le 11 mai 2020. Les nécessités de contrôle épidémiologique, afin de limiter la propagation du virus, ont justifié la mise en place d’un système de détection et de suivi des personnes passant par le recueil personnalisé de données médicales. Ces dernières sont consignées dans des fichiers constitués à cette fin.
Cette démarche recourt en particulier au concours de « brigades d’anges gardiens », des « brigades sanitaires » constituées notamment d’investigateurs n’appartenant pas tous au corps médical. Un point qui suscite nombre de réserves, notamment d’un point de vue éthique. Il signifie en effet que le secret médical sera provisoirement partagé avec nombre d’intervenants non médecins, qui plus est recrutés en dehors des professionnels de l’Assurance maladie.
Selon son exposé des motifs lors de la présentation au Sénat, la loi permet au ministre chargé de la santé de
« (…) mettre en œuvre un système d’information aux seules fins de lutter contre la prorogation de l’épidémie de Covid-19. Cette faculté est limitée à la durée de l’épidémie ou au plus tard à une durée d’un an à compter de la publication de la loi. »
Il était aussi précisé que
« Pouvant comporter des données de santé et d’identification, ces systèmes visent à identifier les personnes infectées ou susceptibles de l’être, à organiser les opérations de dépistage, à définir le cas échéant des prescriptions médicales d’isolement prophylactique et à assurer le suivi médical des personnes concernées, à permettre une surveillance épidémiologique et la réalisation d’enquêtes sanitaires, ainsi qu’à soutenir la recherche sur le virus. »
Enfin, « l’article comprend une habilitation à prendre par d’ordonnance des ajustements complémentaires touchant à l’organisation et aux conditions de mise en œuvre de ces systèmes. »
Le texte désormais promulgué prévoit une circulation étendue des données de santé, afin de permettre la création d’un système d’information qui sera mis en œuvre par le ministre de la Santé. Ce système doit permettre d’assurer la traçabilité des contacts des personnes, la transmission des informations de santé pour celles atteintes par le Covid-19, la surveillance locale du virus, etc.
Mais les données de santé ne sont pas des données comme les autres.
Les données de santé sont des données sensibles
Les données de santé sont considérées comme « sensibles » dans la mesure où elles relèvent de l’intime et pourraient exposer à des indiscrétions ou à des dommages de nature à accentuer la vulnérabilité d’une personne dans la continuité de sa vie sociale.
Il n’est pas anodin d’évoquer à ce propos la revendication, par les personnes ayant été atteintes d’un cancer, d’un « droit à l’oubli » que rappelle l’article 1141-5 du code de la santé publique.
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est quant à lui particulièrement attentif au respect de la sphère privée et de la préservation de la confidentialité des données de santé. Or dans la loi du 11 mai 2020, les garanties proposées pour contenir la liste des personnes susceptibles d’accéder aux informations médicales personnelles sont faibles. Le nombre de professionnels qui peuvent y accéder est étendu, et malgré leur obligation au secret professionnel, les modalités de mise en oeuvre demeurent incertaines. Le Conseil constitutionnel a donc émis des réserves d’interprétation, tant quant au contenu des informations concernées que du fait des professionnels rendus compétents.
Si, par ce système d’information, le législateur a entendu permettre le respect de l’objectif de protection de la santé, il conduit à une rupture de proportionnalité au regard des atteintes à la vie privée qu’il risque de provoquer.
Pire encore, ce texte vise expressément un autre texte, celui qui organise le secret professionnel. Pour y déroger, d’une part, et pour préciser, d’autre part, que cette transmission pourra être organisée « le cas échéant sans le consentement des personnes intéressées ».
Nos concitoyens savent-ils réellement qu’une consultation en cas de suspicion de Covid-19 peut entraîner un partage de leurs données à des tiers inconnus ? Ont-ils compris que le consentement à l’acte médical et ses suites, qui figure à l’article L. 1111-4 du Code de la santé publique est donc privé d’efficacité malgré son importance juridique et éthique ?
Certes, le système d’information ainsi créé ne peut être utilisé pour la mise en œuvre de l’application Stop-Covid en préparation, puisque l’utilisation de cette dernière devrait être consentie par chacun. Néanmoins, le cadre de cette application demeure encore inconnu, alors que sa mise en service est prévue pour le 2 juin 2020.
Le danger de la libre circulation des données de santé
Le secret constitue l’un des attributs incontestables, et historiques, des professions de santé. Il n’y a pas de démocratie en santé sans respect de ce principe réaffirmé dans l’article 1110-4 du Code de la santé publique, introduit par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé.
Comme le prêtre et de même que l’avocat, le secret distingue celui qui, par nature, doit pouvoir intervenir auprès d’une personne dans le seul intérêt de cette dernière. Avec, pour le malade vulnérable, la certitude absolue qu’aucun jugement ne sera porté sur son état ou sur sa personnalité.
Le secret constitue une barrière à l’intrusion de la société dans le « colloque singulier », cette relation entre le médecin et son patient. Il est tout autant une garantie, pour le professionnel, de pouvoir intervenir librement.
Si le secret connaît évidemment des tempéraments, il représente le lien de confiance indépassable qui unit le professionnel et son patient. Il ne se contente pas de faire la preuve de la noblesse des hommes et des femmes de l’art, dont chacun sait qu’ils auront la décence de ne jamais exploiter les confidences et les constatations faites au cours de leurs consultations : il est aussi l’assurance de l’efficacité de leur intervention.
Les atténuations du secret conduisent en effet les patients à développer des stratégies de contournement de la relation de soins et de diminution de l’information transmise. Certains préfèrent taire leur maladie plutôt qu’avoir à subir des sanctions sociales.
Dès les premières annonces relatives au Covid-19, des manifestations de stigmatisation à l’égard de personnes ou de groupes nous ont alerté de menaces possibles de discriminations.
En période d’épidémie, il est donc plus que jamais indispensable d’assurer la conservation de la confidentialité.
Des dérogations au cas par cas
Dans les situations urgentes ou exceptionnelles, la réflexion éthique justifie d’envisager certaines dérogations aux principes généraux. Il convient de contextualiser certaines décisions, tenant compte d’une appréciation argumentée de la hiérarchisation des intérêts et des enjeux.
Le consentement de la personne dans l’incapacité de discernement peut alors ne pas s’imposer lorsqu’il y a menace pour elle ou un tiers, ainsi que le rappelle l’Association médicale mondiale :
« Le médecin devra respecter le droit du patient à la confidentialité. Il est conforme à l’éthique de divulguer des informations confidentielles lorsque le patient y consent ou lorsqu’il existe une menace dangereuse réelle et imminente pour le patient ou les autres et que cette menace ne peut être éliminée qu’en rompant la confidentialité. »
Mais cette rupture de la confidentialité ne se fait pas à n’importe quelles conditions et de manière désinvolte. Elle ne peut être systématique, et doit être envisagée au cas par cas, justifiée dans le cadre d’une délibération tracée dans un écrit, proportionnée et argumentée, réversible parce que régulièrement évaluée, accompagnée des mesures qui préservent l’intégrité de la personne, respectent ses droits et donc qui limitent tout préjudice possible.
La loi prorogeant l’état d’urgence entend pourtant déroger à ce principe cardinal.
À l’occasion du traitement de la pandémie, l’obligation a visiblement supprimé le volontariat et donc la faculté d’appréciation personnelle, pour ne pas dire de responsabilisation de chacun. Par quelques lignes, le gouvernement propose de balayer une tradition de relation professionnelle faite de confidentialité, de confiance, de dialogue responsable, de soutien et de bienveillance.
La pratique médicale n’est acceptable et respectable que conditionnée à une déontologie incontestable. Celle-ci permet de surmonter les nombreux dilemmes liés à cet exercice, jusque dans l’intervention auprès d’un détenu victime d’actes de torture par exemple. Même dans cette situation, le médecin continue à veiller à respecter « le consentement éclairé et (éviter) de mettre en danger des individus (…) ». Chaque médecin est garant de valeurs et de responsabilités dont il a mission d’examiner en situation les enjeux en concertation avec la personne directement concernée.
Inquiétude des instances de surveillance des libertés
Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL), Commission nationale consultative des droits de l’homme, Comité national pilote d’éthique du numérique… : depuis des semaines, nombre d’instances émettent des réserves et appellent à la prudence en matière de mise en place d’un système de suivi numérique des personnes, notamment à propos des libertés publiques et des libertés individuelles.
Malgré tout, ce suivi sanitaire et administratif est imposé dans la précipitation, sans déterminer des modalités d’encadrement à ce jour effectives pour éviter les dérives possibles.
Certaines garanties ont été concédées, comme la destruction prévue de données trois mois après leur collecte ou encore la limitation des données concernées, du fait des diligences du Parlement qui a fortement encadré le projet soumis par le Gouvernement. L’essentiel demeure pourtant, fait de traçage et de dérogations non consenties au secret. À combien de renoncements devrons-nous encore assister, au nom de la lutte contre l’épidémie ?
Le réalisme impose évidemment de considérer que l’urgence, en premier lieu, ainsi que la gravité de la situation, ensuite, doivent permettre le recours à des mesures exceptionnelles, ainsi que l’avait déjà fait la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19.
Mais en l’occurrence, s’est-on donné les moyens d’une réflexion justifiée par la complexité des enjeux ? L’avis du Comité national pilote d’éthique du numérique du 14 mai 2020, montre que la qualité d’une analyse approfondie permet d’arbitrer utilement des choix éclairés. Il est regrettable que la précipitation ait incité à mettre en oeuvre un « traçage humain » dépourvu des véritables garanties qu’on exigeait d’un dispositif numérique. Volontariat, respect de la vie privée, anonymat, transparence, usage temporaire des données et suivi dans le cadre d’une évaluation en continu sont les principes affirmés dans la prochaine mise en oeuvre de StopCovid. LA CNIL rend un dernier avis à ce propos le 25 mai.
Les premiers effets ont déjà été constatés
Au contraire des régimes autoritaires, notre démocratie est fondée sur l’absolue nécessité de limiter les atteintes aux libertés individuelles et aux droits de l’homme. Tel n’a pas toujours été le cas dans cette période.
Il a par exemple été décidé, par une simple circulaire, de prolonger de plusieurs mois les durées de détention préventive. Des personnes non encore jugées, encore innocentes, vont donc atteindre la fin de l’état d’urgence – prolongé – afin de connaître leur sort. Si une députée a courageusement su reconnaître l’erreur ainsi commise, combien de personnes sont, malgré tout, restées abusivement enfermées ?
Certains maires ont également édicté des arrêtés limitant la liberté d’aller et venir, qui pour encadrer à certains horaires les déplacements autorisés, qui pour limiter à 10 mètres de son domicile les sorties autorisées, etc.
De même, le contentieux d’interprétation des motifs de sortie figurant sur les attestations s’épanouit dans la liberté d’interprétation donnée à chaque agent des forces publiques, ou personne désignée à cet effet, de croire ou non la parole des personnes contrôlées.
Les mesures individuelles de quarantaine devaient être décidées par le préfet sur certificat médical. Une telle privation de liberté, sans possibilité de saisine du juge judiciaire, traditionnel gardien des libertés, prévue par l’article 66 de la Constitution, a conduit le Conseil constitutionnel à formuler une réserve d’interprétation de la loi sur la prorogation de l’état d’urgence, et à censurer plus généralement d’autres mesures d’isolement. Cette réserve constitue une fragilité dans l’appréhension du respect des libertés par l’exécutif.
Aux multiples vulnérabilités déjà induites et révélées par ces semaines de pandémie, s’ajouteront celles liées à des procédures d’investigation improvisée sans concertation. Qu’en sera-t-il des personnes les plus exposées au virus, car les plus précaires, ainsi « tracées » avec un impact immédiat sur leurs conditions de survie et celles de leurs proches ? Rappelons que le nombre des personnes « sans domicile fixe » est estimé à 200 000 dans notre pays.
Quelle évaluation des conséquences sociétales de la crise ?
Déjà dans son avis n°106 du 5 février 2009 – « Questions éthiques soulevées par une possible pandémie grippale » – le Comité consultatif national d’éthique considérait qu’une pandémie grave
« peut exiger des priorités d’accès aux moyens sanitaires, un effort de solidarité, un engagement des professionnels les plus exposés. Un consensus sur des valeurs éthiques partagées est indispensable pour préserver la cohésion de la société. »
Qu’en est-il dans les faits, onze ans plus tard ? Si un « comité de contrôle » est bien prévu pour accompagner l’utilisation des données de santé dans la loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire, aucune instance dédiée à l’approfondissement de l’ensemble des aspects sociétaux de cette crise sanitaire n’est officiellement investie d’une mission dont l’opportunité s’imposait pourtant.
Est-ce ainsi qu’on renforcera notre confiance en une stratégie à trop d’égards approximative ? Celle-ci devrait associer notre intelligence collective, plus indispensable que jamais, au discernement politique. N’aurait-on pas gagné en vie démocratique et en capacité d’implication volontaire dans une dynamique de santé publique, en se donnant les moyens d’une concertation attendue et nécessaire, d’autant plus lorsque des mesures d’exception sont justifiables au regard d’intérêts supérieurs ?
Est-ce là le signe d’une défiance des autorités publiques à l’égard d’une société civile qui a pourtant démontré, depuis des semaines, une maturité et un esprit d’engagement dont certains politiques doutaient ? Il n’est pas assuré que cette analyse péjorative serve la juste intention de développer des stratégies responsables de lutte contre le Covid-19…
La dernière limite de l’intime, de protection de nos secrets et de certaines de nos libertés fondamentales est désormais légalement transgressée sans que n’ayons été ni consultés ni coresponsables des choix. Ceux qui ont reproché ces dernières semaines l’annexion de l’espace public par une logique sanitaire, voire l’expression d’un « biopouvoir » inconsidéré, se voient confirmés dans leurs positions.
Il faudra veiller à ce que les régimes d’exception qui sont actuellement mis en œuvre demeurent strictement temporaires, que l’arbitraire ne se substitue pas au devoir éthique d’arbitrage. Le temps de la pandémie ne saurait déborder sur celui de la paix retrouvée. À défaut, le prix à payer pour en sortir paraîtrait disproportionné.