Face à des consommateurs de plus en plus réticents devant une annonce publicitaire classique, les entreprises, marques et artistes doivent rivaliser d’ingéniosité pour adapter leur publicité aux médias, et la publicité native, entendue comme toute publicité payée qui prend la forme et l’apparence spécifiques du contenu éditorial de la plate-forme qui l’accueille sur Internet, apparaît comme un nouveau moyen de capter l’attention du public en essayant de ne pas rompre leur expérience de lecture.
Enfer journalistique ou paradis publicitaire ?
Dimanche 9 janvier 2022, l’auteur-compositeur belge Stromae, invité au journal télévisé de 20h sur TF1 a surpris les téléspectateurs en répondant à la dernière question de la journaliste Anne-Claire Coudray… par une chanson. Si l’exercice peut paraître dans le fond assez ordinaire, c’est dans la forme que repose l’innovation (et la polémique), en soulignant les frontières poreuses entre la communication et le journalisme.
En chantant ses pensées suicidaires, l’artiste réussit à donner une réponse claire et détaillée à la dernière question de la journaliste tout en ne rompant pas l’exercice de l’interview : il se coule dans le médiatique, mais se réapproprie en même temps l’espace journalistique en espace publicitaire/promotionnel.
Cette adaptation de la publicité au média renvoie à la notion de « publicitarisation » théorisée en 2014 par la chercheuse Valérie Patrin-Leclère, qui consiste à « scruter ce que la publicité fait aux médias, dans leur forme et dans leur contenu », « à s’immiscer dans le contenu éditorial, par exemple dans le cadre d’un traitement journalistique ou d’un placement de produit ».
Cette publicitarisation des médias englobe ainsi toutes les hybridations qui croisent production éditoriale et production publicitaire et peut prendre diverses formes : publirédactionnel, publi-information, publireportage, articles sponsorisés, etc.
Ceci n’est pas une pub : le cas du HuffPost
Les articles sponsorisés par des marques s’insèrent ainsi de plus en plus dans les contenus des sites d’information en ligne, en suivant la même logique de gommage de la rupture sémiotique entre publicité et journalisme.
En effet, ces contenus de marques permettent de financer les médias sans rompre l’expérience de lecture du journal, en épousant sa forme éditoriale, comme nous l’avions démontré dans une étude de cas portant sur le « pure player » (support numérique uniquement) international Huffington Post.
Les contenus de marque commandités par les annonceurs doivent être nettement distingués des autres articles par la mention « sponsored », comme l’explique la directrice des ventes commerciales chez Verizon Media pour le Huffington Post au Québec, Maude-Isabel Laferrière :
« Pour le contenu de marque ou contenu commandité, nous avons une équipe qui crée le contenu pour l’annonceur. L’article est spécifiquement identifié comme étant commandité. Les sujets varient en fonction des annonceurs. Nous avons une équipe dédiée à la rédaction et la création des projets de contenus de marques. Les journalistes sont ouverts à ce type de contenu puisqu’il aide à financer la production de contenus rédactionnels ».
De nombreux articles labellisés « contenus de marque » partagent ainsi les rubriques du HuffPost avec ceux de la rédaction.
En France, l’annonceur Suez Environnement a sponsorisé la rubrique « Environnement » du pure player par l’intermédiaire de l’agence ZenithOptimedia et de la régie publicitaire M Publicité. Suez Environnement s’est servi des articles tirés de son magazine sur les enjeux de la ressource et l’économie circulaire, e-Mag Suez Environnement, pour occuper la rubrique « Environnement ».
S’il s’agit d’un partenariat entre une marque et un média, la marque montre davantage son inscription dans une logique d’intégration organique : elle fait partie du média, au même titre que les autres articles éditoriaux du Huffington Post français, avec une absence de coupure sémiotique entre les thématiques de Suez et celles de la rubrique du HuffPost. Au niveau esthétique, nous ne pouvons pas dire non plus que les contenus de marque dissonent avec ceux de la rédaction : le dispositif déployé reste un espace publicitaire qui permet à l’annonceur de créer une rubrique sponsorisée au sein de l’arborescence du média.
Dans une autre recherche, nous avions étudié le dispositif publicitaire de « Melty’ing Post », lancé en en 2015 par le HuffPost et le groupe média Melty. Ce dispositif se caractérise par un double espace dédié aux marques sur le web : le « content corner » (une rubrique de contenus de marques) sur le site Melty et la « brand page » (une page dédiée aux marques) sur celui du HuffPost.
Cette double publicitarisation présentait des contenus produits à la fois par la rédaction de Melty et celle du HuffPost, et du contenu de marque identifié en tant que tel, administré par une équipe dédiée. D’un côté, les annonceurs se servent des « pure players » de contenus comme écrins médiatiques, de l’autre, le HuffPost et Melty utilisent la publicité pour générer des revenus et évoluer au sein de l’espace numérique, tout en facilitant l’expérience de lecture pour leur public.
La fausse interview de Lex Luthor dans Fortune
Aussi, la promotion autour du film opposant pour la première fois sur grand écran Batman contre Superman (2016) a également eu recours à une publicitarisation dans le magazine américain Fortune, avec un article consacré à Lex Luthor, l’un des protagonistes du film. En effet, Warner Bros et Wired Brand Lab ont imaginé une (fausse) interview de l’ennemi de Superman, sur un site consacré au film Batman v Superman : Dawn of Justice.
En publicisant un élément diégétique (c’est-à-dire faisant partie du récit) de cette nouvelle adaptation cinématographique dans un article journalistique, la stratégie promotionnelle amène la publicité à faire corps avec le média dans lequel elle s’insère, comme nous l’avions démontré dans une autre recherche.
Du fictionnel (Lex Luthor) au réel (Stromae), en passant par des contenus de marque insérés dans des sites d’information, les frontières entre la communication et le journalisme semblent ainsi de plus en plus poreuses.