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Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi (1/5) : « Une sinistre découverte »

Pendant plus de 70 ans, des particuliers, associations, chercheurs, militants, journalistes, médecins et anonymes se sont battus pour rendre leur identité et leur dignité à 86 personnes juives. Gazées, leurs corps avaient été morcelés pour constituer une collection anatomique imaginée par des scientifiques nazis. Cet épisode, survenu en Alsace en 1943 est longtemps resté ignoré de la mémoire collective. Je m’appelle Jeanne Teboul, je suis anthropologue et j’ai enquêté sur celles et ceux qui ont mené ce combat contre l’oubli. Dans ce récit inédit, je reviens sur les détails de cette histoire tragique, et retrace la mémorialisation complexe de ce crime dans la société alsacienne contemporaine.

Avertissement : certains témoignages, particulièrement insoutenables, peuvent heurter la sensibilité des lecteurs et des lectrices.

Épisode 1 : Une sinistre découverte

En décembre 1944, les troupes alliées qui libèrent l’Alsace découvrent à l’Université de Strasbourg des cadavres morcelés, probables pièces à conviction d’un crime de guerre nazi. La justice militaire française ouvre une enquête : d’où viennent ces corps ? Qui étaient ces victimes ?


Strasbourg. 1er décembre 1944. La deuxième division blindée du général Leclerc pénètre dans l’enceinte de l’Hôpital civil de la ville, tout juste libérée ce 23 novembre.

Le commandant Gabriel Raphel se dirige vers l’Institut d’anatomie de l’Université. Henri Henrypierre, un préparateur en anatomie employé de l’Institut, aurait affirmé au bureau militaire du général Leclerc avoir reçu, en août 1943, des cadavres encore tièdes, les yeux grands ouverts. Selon lui, ces personnes « avaient été gazées ».

Vertige. Dans les caves de l’Institut, Gabriel Raphel découvre une quantité indéfinie de corps et fragments de corps immergés dans l’alcool. Certains portent d’énigmatiques séries de chiffres tatouées sur les avant-bras : 107969, 106569, 42329, 119801…



Les Alliés sont alors engagés dans la campagne d’Alsace qui vise à ramener dans le giron français cette région disputée depuis la guerre franco-allemande de 1870, et annexée par le Reich en 1940. La sinistre découverte de Strasbourg les confronte aux probables crimes commis par les nazis en territoire alsacien.

Emblématique, la situation de l’Alsace est aussi très spécifique au regard du territoire national, puisqu’avec la Moselle, elle constitue l’unique région non pas occupée mais annexée de fait au Troisième Reich en 1940.

Une croix gammée en haut de la cathédrale de Strasbourg

Le 22 juin 1940, tandis que la France du maréchal Pétain et l’Allemagne nationale-socialiste signent l’armistice, une croix gammée flotte déjà en haut de la cathédrale de Strasbourg.

Les troupes allemandes ont traversé le Rhin une semaine plus tôt et se sont emparées de la ville, pratiquement déserte, les Alsaciens et Mosellans ayant été évacués dès septembre 1939 vers le centre et le sud-ouest de la France, régions moins directement exposées aux risques des combats.

Le drapeau nazi hissé sur la cathédrale en 1940. Archives de la ville et de l’Eurométropole de Strasbourg -- 1 FI 145 52, Author provided (no reuse)

Rapidement, l’Alsace est placée sous administration civile allemande au mépris du droit international et Robert Wagner, fervent nazi, est nommé Gauleiter (gouverneur) du Gau Baden-Elsaß (Gau de Bade-Alsace) pour restaurer « l’essence allemande » de la région, à travers une politique de défrancisation et de germanisation forcée.

Cette carte montre les itinéraires que doivent emprunter les strasbourgeois pour rejoindre des points de ralliement, à partir desquels ils pourront se rendre dans le sud-ouest de la France. On estime à 374 000 et 200 000 le nombre d’Alsaciens et de Mosellans évacués
Cette carte montre les itinéraires que doivent emprunter les Strasbourgeois pour rejoindre des points de ralliement à partir desquels ils pourront se rendre dans le sud-ouest de la France. On estime à 374 000 et 200 000 le nombre d’Alsaciens et de Mosellans évacués. CRDP Alsace

À Strasbourg comme ailleurs en Alsace, les traces de la culture française sont traquées : des statues sont déboulonnées, des associations dissoutes, la presse disparaît, et ce jusque dans la langue, interdite d’usage pour la population locale dont les patronymes germanisés traduisent désormais la nouvelle appartenance nationale – pour certains, la quatrième en 70 ans.

Dans ce contexte, et pour marquer la puissance de ce territoire nouvellement reconquis, les nazis investissent les locaux de l’Université de Strasbourg, évacuée en 1939 et repliée depuis lors à Clermont-Ferrand.

Le 23 novembre 1941, la Reichsuniversität Straßburg (Université du Reich à Strasbourg) est inaugurée ; elle est pensée comme un haut lieu de la science allemande au service de l’idéologie nationale-socialiste.

Inauguration de la Reichsuniversität Straßburg le 23 novembre 1941. Charles Spehner/Archives de la Ville, Fourni par l'auteur

Un puzzle macabre de 224 pièces humaines

Quatre ans après, ce 1er décembre 1944, lorsque le commandant Raphel et ses hommes fouillent l’Institut d’anatomie de la Reichsuniversität, ce dernier est pratiquement vide. Le directeur de l’Institut, August Hirt, professeur allemand d’anatomie, d’histologie et d’embryologie, membre du parti national-socialiste et de la SS, est introuvable.

Face à l’amoncellement suspect de cadavres morcelés et aux affirmations d’Henri Henrypierre, le préparateur en anatomie qui témoignera au procès de Nuremberg, une enquête est ouverte par la justice militaire française afin d’élucider ce probable crime de guerre.

À l’été 1945, trois experts sont mandatés par la justice militaire française pour réaliser l’examen médico-légal. Léonard Singer, étudiant en médecine alors âgé de 22 ans, assiste les trois professeurs et relate ainsi les faits 60 ans plus tard :

« Mon patron et moi, nous nous rendîmes donc dans l’Institut d’anatomie, et sous la conduite de Henrypierre nous visitâmes les lieux. Cette première visite fut pour moi un choc : nous nous trouvions dans un local sinistre éclairé d’une lumière glauque, où régnait une odeur de formol.

D’énormes cuves recouvertes d’un carrelage blanc, comme l’ensemble du local, étaient remplies de cadavres. Certaines contenaient des quartiers de cadavres décapités et tronçonnés, des membres supérieurs et inférieurs. On ne connaissait pas le nombre de cadavres, ni de quartiers de cadavres, ni le sexe. Le médecin-lieutenant Fourcade me chargea de sortir des cuves, avec Henrypierre, les quartiers de cadavres pour reconstituer les corps et déterminer leur nombre et leur sexe. Pendant trois jours, j’ai fait ce travail qui devint bientôt pour moi insupportable.

Je me trouvais en face de monceaux de quartiers de cadavres que je devais reconstituer comme un puzzle. Au bout de quelques jours, je n’avais pu reconstituer que quelques cadavres sans tête, mais je fus incapable de continuer. J’ai demandé à mon patron de me décharger de cette horreur. Il comprit en voyant mon état et accepta. »

Ce puzzle d’épouvante aux 224 pièces humaines imprime un « profond choc » au jeune homme, qui conservera des décennies durant une « répulsion » pour l’Institut d’anatomie, qu’il continue pourtant de fréquenter longtemps comme professeur de psychiatrie.

Malgré l’horreur, il poursuit sa mission en qualité de rédacteur lors des autopsies pratiquées sur les quelques cadavres restés intacts. Les constatations, croisées au témoignage d’Henrypierre qui raconte avoir réceptionné en août 1943 des cadavres encore tièdes de sujets qui paraissaient en bonne santé, permettent de reconstituer une partie de l’histoire.

Les corps et fragments de corps proviennent de 86 personnes, assassinées à quelques dizaines de kilomètres de Strasbourg, dans une chambre à gaz spécialement aménagée pour leur mise à mort.

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Un camp de concentration à 60 km de Strasbourg

En mars 1941, dans le contexte de l’annexion de l’Alsace, le Reichsführer-SS Heinrich Himmler ordonne l’implantation d’un camp de concentration sur les hauteurs du village vosgien de Natzwiller (alors germanisé en Natzweiler) pour exploiter une mine de granite au profit du Reich. Les premiers détenus arrivent en mai 1941 à Natzweiler-Struthof, le camp le plus à l’ouest du système concentrationnaire nazi, situé à une soixantaine de kilomètres de Strasbourg.

Vue du camp de concentration nazi de Natzweiler-Struthof en novembre 1944. crédit : United States Holocaust Memorial Museum, courtesy of National Archives and Records Administration, College Park (The Natzweiler-Struthof concentration camp. -- Collections Search -- United States Holocaust Memorial Museum (ushmm.org)), Author provided (no reuse)

Entre 1941 et 1944, 52 000 personnes venues de plus de trente pays seront déportées dans ce camp ou l’un de ses kommandos, principalement pour raisons politiques. Les détenus, essentiellement des prisonniers dits « Nacht und Nebel » (Nuit et Brouillard), travaillent dans des conditions inhumaines à l’extraction de granite dans la carrière située juste au-dessus du camp ; 17 000 à 22 000 d’entre eux y périront.

Une chambre à gaz, laboratoire des horreurs

Dans un bâtiment annexe en contrebas du camp servant de salle des fêtes dans l’entre-deux-guerres, une chambre à gaz est aménagée à l’automne 1942.

Elle doit servir à des expérimentations médicales pour les professeurs de la Reichsuniversität Straßburg, et tout particulièrement aux recherches du directeur de l’Institut d’anatomie, August Hirt.

Le bâtiment annexe abritant la chambre à gaz au camp de Natzweiler-Struthof, photographié en avril 2013. Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)
La chambre à gaz au camp de Natzweiler-Struthof. Hans-Joachim Lang, Author provided (no reuse)

C’est dans cette chambre à gaz de 9 mètres carrés que seront gazés, en août 1943, les 86 déportés (29 femmes et 57 hommes), spécialement transférés du camp d’Auschwitz à celui de Natzweiler-Struthof. Le commandant du camp, Josef Kramer, se charge lui-même des opérations à partir de sels cyanhydriques que lui procure August Hirt et assiste en personne à l’agonie des victimes :

« Au cours du mois d’août 1943, j’ai reçu […] l’ordre de recevoir environ 80 internés venant d’Auschwitz. Dans la lettre qui accompagnait cet ordre, il m’était précisé d’avoir à me mettre en relation immédiatement avec le professeur HIRT de la Faculté de médecine de Strasbourg. […].

Au début d’août 1943 je reçus donc les 80 internés destinés à être supprimés à l’aide des gaz qui m’avaient été remis par HIRT, et je commençai par faire conduire dans la chambre à gaz un certain soir, vers 9 heures, à l’aide d’une camionnette, une première fois une quinzaine de femmes environ. Je déclarai à ces femmes qu’elles devaient passer dans la chambre de désinfection et je leur cachai qu’elles devaient être asphyxiées.

Assisté de quelques SS, je les fis complètement déshabiller et je les poussai dans la chambre à gaz alors qu’elles étaient toutes nues. Au moment où je fermais la porte, elles se mirent à hurler. J’introduisis, après avoir fermé la porte, une certaine quantité de sel dans un entonnoir placé au-dessous et à droite du regard. En même temps je versai une certaine quantité d’eau qui, ainsi que les sels, tomba dans l’excavation située à l’intérieur de la chambre à gaz au bas du regard. Puis, je fermai l’orifice de l’entonnoir à l’aide d’un robinet qui était adapté dans le bas de cet entonnoir, prolongé lui-même par un tube en métal. Ce tube en métal conduisit le sel et l’eau dans l’excavation intérieure de la chambre dont je viens de vous parler. J’allumai l’intérieur de la chambre à l’aide du commutateur placé près de l’entonnoir et j’observai par le regard extérieur ce qui se passait à l’intérieur de la chambre.

Lucarne servant à l’observation pendant le gazage, photographie en avril 2013. crédit : Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)

Je constatai que ces femmes ont continué à respirer environ une demi-minute puis elles tombèrent par terre. Lorsque j’ouvris la porte après avoir fait en même temps marcher la ventilation à l’intérieur de la cheminée d’aération, je constatai que ces femmes étaient étendues sans vie et qu’elles avaient laissé échapper leurs matières fécales.

J’ai chargé deux officiers SS infirmiers de transporter ces cadavres dans une camionnette le lendemain matin, vers 5h30, pour qu’ils soient conduits à l’Institut d’anatomie ainsi que le professeur Hirt me l’avait demandé.

Quelques jours après, dans les mêmes conditions que sus-indiqué, j’ai conduit à nouveau dans la chambre à gaz une certaine quantité de femmes qui furent asphyxiées de la même façon, puis encore, quelques jours après, j’ai fait conduire dans la chambre à gaz en deux ou trois fois, une cinquantaine d’hommes environ, peut-être cinquante-cinq, qui furent supprimés, toujours à l’aide des sels que je détenais de Hirt. […].

Je n’ai éprouvé aucune émotion en accomplissant ces actes, car j’avais reçu l’ordre d’exécuter de la façon dont je vous ai indiqué les 80 internés. J’ai d’ailleurs été élevé comme cela ».

Qui sont les victimes ?

À l’automne 1945, le déroulement du crime ayant pu être reconstitué, du moins dans ses grandes lignes, l’inhumation des victimes est ordonnée.

Son organisation traduit bien l’incertitude qui pèse encore sur ces dépouilles et sur leur destinée ; à la demande du ministère des Prisonniers de guerre, déportés et réfugiés, certains restes sont inhumés le 23 octobre 1945 au cimetière de la Robertsau (Strasbourg) en présence d’un prêtre, d’un pasteur et d’un rabbin, la religion des victimes n’ayant pu être déterminée.

Archive du ministère pour l’organisation de cette inhumation en 1945. Archives départementales du Bas-Rhin, Site de Strasbourg, 2237 W 340, Author provided (no reuse)

Quelques jours plus tard, le 28 octobre 1945, les 17 corps intacts, « identifiés comme appartenant à la religion juive » sont quant à eux enterrés au cimetière israélite de Cronenbourg (Strasbourg).

Si les corps semblent désormais reposer en paix, le mystère reste entier : qui sont ces victimes ?


Accédez aux épisodes suivants :

Lire l'épisode 2/5 : « Zakhor : Souviens-toi ! »

Lire l'épisode 3/5 : L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand

Lire l'épisode 4/5 : « 2015 : L’affaire des restes découverts à Strasbourg »

Lire l'épisode 5/5 :  Notre histoire ?


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