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Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi (2/5) : « Zakhor : Souviens-toi ! »

Épisode précédent : Le 1er décembre 1944, les troupes françaises qui libèrent l’Alsace découvrent les preuves d’un crime de guerre nazi à l’Institut d’anatomie de la Reichsuniversität, installé à Strasbourg entre 1941 et 1944. 86 personnes ont été gazées et leurs dépouilles morcelées. Inhumées en 1945, ces victimes anonymes sont longtemps frappées d’oubli… avant que leur mémoire ne resurgisse.


Épisode 2 : « Zakhor : Souviens-toi ! »

Ce 1er décembre 2021, 77 ans après la découverte des 86 corps, une dizaine de personnes se rassemblent devant l’Institut d’anatomie de l’Université de Strasbourg.

En cette froide soirée pluvieuse, les allées qui bordent les bâtiments hospitaliers semblent abandonnées. En haut de la volée de marches qui mène à l’Institut, un homme vêtu de noir allume quelques bougies. De son sac, il sort des coupures de presse et une feuille volante sur laquelle est imprimé un numéro, 107969, qu’il placarde sur le portail d’entrée du bâtiment.

Le portail d’entrée de l’Institut d’anatomie à l’Université de Strasbourg, sur lequel a été scotché le numéro matricule de Menachem Taffel et de coupures de presse à l’occasion d’une cérémonie organisée en mémoire des 86 victimes par le cercle
Le portail d’entrée de l’Institut d’anatomie à l’Université de Strasbourg, sur lequel a été scotché le numéro matricule de Menachem Taffel lors d’une cérémonie organisée en mémoire des 86 victimes par le cercle Menachem Taffel en avril 2022. Jeanne Teboul

Autour de lui, les uns se tiennent silencieux, les autres échangent quelques nouvelles en attendant l’ouverture de cette modeste cérémonie. L’homme s’approche alors du petit groupe, couvre sa tête d’un haut chapeau avant de suggérer : « On débute, les amis ? »

Georges Yoram Federmann lors de la cérémonie annuelle du cercle Menachem Taffel, le 1ᵉʳ décembre 2021. Jeanne Teboul, Author provided (no reuse)

« Strasbourg, souviens-toi ! »

J’ai rencontré Georges Yoram Federmann quelques mois plus tôt dans le cadre de mon enquête sur les mémoires du crime contre les 86 victimes de la chambre à gaz de Natzweiler-Struthof. Dès nos premiers échanges en février 2021, ce psychiatre strasbourgeois se montre très désireux de partager avec moi l’histoire du cercle Menachem Taffel qu’il préside depuis plus de vingt ans pour « faire vivre » la mémoire des 86 victimes d’August Hirt. Fidèle à l’injonction biblique Zakhor, « Souviens-toi ! » en hébreu, qu’il utilise fréquemment dans ses prises de parole, il m’explique lutter pour transmettre cette histoire qu’il juge « tragiquement moderne ».

C’est en 1992 que Georges Yoram Federmann prend connaissance de l’histoire de ce crime, à la faveur d’une lettre ouverte intitulée « Strasbourg, souviens-toi ! », co-signée par deux chercheurs locaux, Jacques Morel et Bruno Escoubès.

S’appuyant sur des publications de l’époque, les auteurs exhortent la société alsacienne au souvenir des « horribles forfaits » commis en août 1943 au camp de Natzweiler-Struthof.

Extrait de la lettre « Strasbourg, souviens-toi ! » Author provided (no reuse)

Georges Yoram Federmann, qui a étudié la médecine dans les lieux-mêmes où les cadavres furent entreposés, va se saisir de cette histoire pour la rendre publique, et prendre au pied de la lettre l’impératif du souvenir.

« Strasbourg, souviens-toi !

Copie de la lettre ouverte initialement rédigée par Jacques Morel en 1992 et portée par Jacques Morel et Bruno Escoubès.

Une collection anatomique de squelettes juifs

« D’abord, me dit Georges, il a fallu se documenter, comprendre ce qui s’était passé. »

Au début des années 1990, le psychiatre se plonge dans la lecture des travaux historiques disponibles. Lorsque nous nous rencontrons vingt ans plus tard, il me raconte.

Dès son arrivée à la Reichsuniversität en 1941, August Hirt a pour projet de constituer à Strasbourg une « collection de crânes de commissaires bolcheviks juifs ». Il s’agit pour lui de conserver une trace anatomique de la race juive appelée à disparaître, qu’il juge « répugnante mais caractéristique ». Heinrich Himmler soutient son entreprise et se charge d’en faciliter l’exécution, à travers l’Ahnenerbe, Institut de recherches nazi créé dès 1935.

En juin 1943, 109 Juifs et six autres déportés sont sélectionnés à Auschwitz par une équipe d’anthropologues nazis ; après une période de quarantaine, 89 Juifs sont transférés au camp de Natzweiler-Struthof, certains ayant trouvé la mort au cours de ce voyage.

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Finalement, ce sont 57 hommes et 29 femmes, originaires de toute l’Europe, qui sont gazés en quatre fois, entre le 11 et le 19 août 1943. Dès le lendemain, leurs corps sont transportés à l’Institut d’anatomie, préparés pour être conservés et placés dans des bains d’alcool où ils demeureront durant plus d’une année.

En septembre 1944, devant la libération de Strasbourg qui s’annonce, les corps de cette scabreuse « collection anatomique juive » deviennent de possibles pièces à conviction. Pour éviter que son crime ne soit découvert, August Hirt ordonne la destruction des corps. Les cadavres sont alors morcelés, certaines parties brûlées ou détruites tandis que le commanditaire du crime quitte la ville, pour fuir vers l’Allemagne. Le 23 décembre 1953, le tribunal militaire de Metz le condamne à mort par contumace, sans savoir qu’il s’est suicidé peu de temps après sa fuite, en juin 1945.

« Après : plus rien, conclut Georges. […] Plus personne ne s’est intéressé à cette histoire. »

« Comme s’il n’y avait rien à comprendre »

Cinquante ans après la guerre, dans un contexte local et national marqué par la montée de l’extrême droite et le développement des thèses négationnistes, Georges Yoram Federmann s’indigne de n’avoir jamais entendu parler de ces faits, alors même qu’il a étudié la médecine à Strasbourg dans les années 1970-1980, fréquentant des années durant l’Institut d’anatomie. Pourtant, Léonard Singer, qui fut chargé d’assister les médecins-légistes en 1945, était son directeur de thèse :

« En 10 ans, aucun de mes professeurs n’a jugé utile de me raconter cette histoire. Personne n’en a parlé. Comme s'il n’y avait rien à comprendre. Il y avait des professeurs qui étaient des résistants, des collaborateurs, des religieux, des laïcs… Personne ne m’a jamais parlé d’August Hirt » (G.Y. Federmann, février 2021)

Georges Yoram Federmann est né en 1955 à Casablanca, au Maroc. Juif séfarade par sa mère et ashkénaze palestinien par son père, il arrive en France avec sa famille en 1963. Étudiant à Strasbourg, il se « converti » à la médecine comme discipline universelle. Militant antiraciste, défenseur des droits du peuple palestinien et des mémoires de la Shoah, il accueille depuis plus de 35 ans les patients les plus démunis dans son cabinet de psychiatrie strasbourgeois. En 2005, il est victime d’une agression armée à son cabinet qui le blesse et emporte sa première épouse. De ce drame, il sort convaincu de la nécessité de poursuivre ses combats pour une médecine plus juste et pour l’accueil inconditionnel de l’Autre. Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)

À l’époque où il est étudiant, des rumeurs circulent sur la présence de pièces anatomiques datant de la période nazie dans les collections de la Faculté de médecine, ou de cadavres circoncis ayant servi des décennies après la guerre à l’enseignement de la dissection.

Révélateurs d’un passé « qui ne passe pas » et de morts tourmentés qui continuent à hanter les vivants, ces récits sont localement ignorés, par la presse comme par les membres de la communauté universitaire.

Dans les décennies qui suivent la guerre, ils sont jugés fantasques ou infondés, perçus comme autant d’accusations indignes ou d’expressions grotesques du folklore d’étudiants en médecine. Dans leurs écrits, plusieurs professeurs de la Faculté démentent cette « légende tenace » suivant laquelle il subsisterait des restes de ces victimes à l’Institut d’anatomie :

« Contrairement à une légende tenace, les pauvres restes des victimes juives de Hirt au Struthof, retrouvés à la Libération dans les cuves de l’Institut d’Anatomie, n’ont jamais été donnés à disséquer aux étudiants français, et aucun fragment n’est conservé dans des bocaux » (Jacques Héran (dir.), Histoire de la médecine à Strasbourg, Editions de la Nuée Bleue, 1997)

Au début des années 1990, dans un contexte marqué par la reconnaissance de la Shoah à l’échelle internationale, la diffusion de la connaissance historique produit pourtant une prise de conscience, incitant des acteurs locaux à prendre en charge la mémoire de ce crime et de ses victimes.

Un passé qui nous concerne

Dès 1992, Georges Yoram Federmann mobilise son réseau et rassemble autour de lui quelques personnes, médecins alsaciens, allemands et juifs se sentant concernés par l’histoire du nazisme. Pour ce petit groupe de militants antiracistes, le crime contre les 86 victimes juives doit être rendu public, enseigné et commémoré. Il s’agit pour eux de « rendre visible » ce passé et d’encourager une réflexion collective sur « ce qu’il nous enseigne ». Avec Roland Knebusch, psychiatre allemand, Georges Yoram Federmann organise chaque 1er décembre une commémoration « clandestine » en hommage aux 86 disparus. Clandestine, car les autorités universitaires se montrent réticentes à institutionnaliser ce souvenir.

À plusieurs reprises, ces entrepreneurs de mémoire interpellent les autorités municipales et universitaires, pour réclamer la reconnaissance de cette mémoire. Dans un courrier adressé au Président de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg en mars 1992, ils exhortent la société alsacienne au rappel de ce crime et demandent l’érection d’un monument à l’Institut d’anatomie.

Jugeant leur demande « inopportune », le Président de l’Université motive ainsi son opposition à l’apposition d’une plaque commémorative :

« Ni l’Université Louis Pasteur, ni la Faculté de médecine ne sont en quoi que ce soit les héritiers de la Reichsuniversität Strasburg. À l’époque où cette institution sévissait à Strasbourg, installée par une armée d’occupation, l’Université et la Faculté de médecine de Strasbourg étaient repliées à Clermont-Ferrand. Comme le rappelle tous les ans la cérémonie du 22 novembre [sic] au Palais Universitaire, les maîtres de nos facultés ont souffert personnellement, ont résisté, certains internés dans les camps d’extermination. Ce serait une insulte à leur égard que de faire quelque lien que ce soit entre l’Université (française) de Strasbourg dans sa continuité et les criminels qui ont sévi dans ses locaux, ou au Struthof, pendant l’occupation » (Courrier, 11 mai 1992).

Ces refus de faire mémoire sont sous-tendus par la crainte d’une confusion entre l’Université française de Strasbourg, repliée durant la guerre à Clermont-Ferrand, et l’Université nazie installée de facto dans ses locaux de 1941 à 1944. Cette crainte conduit l’Université Louis Pasteur à construire une rupture historique étanche entre ces deux institutions, pour ne s’inscrire que dans la filiation de l’Université clermontoise, dont la rafle ayant conduit à la déportation d’étudiants et de personnels est commémorée chaque année.

L’histoire de l’Autre, pas la nôtre ?

L’histoire du crime contre les 86 est dès lors pensée comme l’histoire de l’Autre, celle de l’ennemi nazi : une histoire qui n’est pas la nôtre, dont la mémoire n’a pas à être prise en charge officiellement.

C’est cette façon de renvoyer de l’autre côté du Rhin l’histoire du crime d’August Hirt que récuse le cercle Taffel, qui défend quant à lui l’idée d’un passé qui « nous concerne » :

« Ils affirmaient non pas qu’il ne s’était rien passé mais que ce qui s’était passé ne nous concernait pas. Et tout le monde s’est rangé à cette position ! Pendant des années, on a essuyé l’hostilité de la communauté universitaire comme de la communauté juive d’une manière très violente, avec beaucoup de mépris. Comme s'il n’y avait rien à comprendre, comme s'il fallait surtout ne pas raviver, ne pas se souvenir » (G.Y. Federmann, mai 2022)

Devant ce que le groupe perçoit comme une prescription institutionnelle à l’oubli, un silence obligé, la mobilisation se renforce.

Le cercle Menachem Taffel

En 1997, le groupe se structure en association. Il prend alors le nom de cercle Menachem Taffel, en hommage à la seule victime parmi les 86 alors identifiée, et ce depuis les années 1980, grâce à une photographie rendant visible le numéro-matricule tatoué à Auschwitz sur l’avant-bras de la victime : 107969.

« Outil de vigilance et de transmission de la mémoire », le cercle Taffel organise des commémorations régulières, des visites du camp de Natzweiler-Struthof et des conférences pour « garder vivants les enseignements universels de ces atrocités nazies » – mais d’abord et avant tout, pour lutter contre l’oubli et permettre une réflexion éclairée sur l’éthique médicale et le rapport à « l’Autre ».

Ce 1er décembre 2021, tandis que se termine le discours de Georges Yoram Federmann, un petit groupe d’étudiants, profitant d’une pause dans leur cours magistral pour fumer une cigarette, se rassemble sous l’auvent. Le président de la cérémonie les interpelle : « Qui parmi vous connaît Menachem Taffel ? »


Accédez aux épisodes suivants :

3/5 : L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand

4/5 : « 2015 : L’affaire des restes découverts à Strasbourg »

5/5 :  Notre histoire ?

Accédez à l'épisode précédent :

Lire l'épisode 1/5 : « Une sinistre découverte »


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