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Débat : Le devoir de mémoire sur la Shoah en France, un exercice difficile ?

Dans le musée du camp de concentration d'Auschwitz, été 2019. Shutterstock

Jeudi 23 janvier 2020 était commémorée la libération du camp d’Auschwitz. À cette occasion, plusieurs sondages ont suscité l’effroi, révélant que près d’un jeune sur quatre en France ignore tout de la Shoah et que près d’un jeune sur huit ne parvient pas à la situer dans le temps. Ceci montre que l’exercice de devoir de mémoire en France subit de très grosses lacunes, nonobstant les efforts répétés.

La question relève en très grande partie de l’Éducation nationale. Au cours du programme d’histoire des classes de troisième et de première, lorsqu’est étudiée la Seconde Guerre mondiale, le sujet est effectivement abordé. C’est dans les établissements scolaires que sont organisés les événements de commémoration et de sensibilisation à la Shoah. Tantôt, c’est de la seule initiative des seuls enseignants. Tantôt, c’est l’établissement qui collectivement organise ce devoir de mémoire. Dans les deux cas, l’objectif peut être manqué et ce pour deux types de raisons.

La première, triviale, peut être que, pour nombre d’élèves, ce devoir de mémoire de la Shoah apparaîtrait non pas pour ce qu’il représente à nos yeux d’adultes, mais comme une pénultième leçon d’histoire et de morale. Le risque est alors que le contenu du message relatant l’horreur de la Shoah ne soit pas entendu pour ce qu’il est, mais plutôt pour un nouveau thème susceptible de faire l’objet d’un contrôle des connaissances, et que les jeunes finissent alors par oublier cette leçon reçue comme bien d’autres.

Mais, si le message ne passe pas, c’est peut-être également qu’une trop grande responsabilité repose sur les enseignants. Ceux-ci ne sont pas nécessairement préparés ou accompagnés à la prise en charge du devoir de mémoire, qui recouvre bien plus que le simple fait de décrire l’horreur, de montrer des archives et des témoignages de survivants. Que pourrons-nous alors faire une fois que cette génération aura disparu ?

Voyage de lycéennes en Pologne, et rencontre avec une rescapée de la Shoah (France 3).

La deuxième raison tiendrait aux écueils inhérents aux modalités mêmes du devoir de mémoire. Soit la commémoration de l’horreur se situe à un niveau macrosocial, et presque philosophique. Soit elle s’appuie sur des témoignages évoquant le quotidien de l’horreur.

Retenir la première approche rend la chose abstraite et difficile à se représenter pour nombre de jeunes. La seconde révèle une occurrence que nombre de jeunes ne parviennent pas à conceptualiser. Oui, ce témoignage est horrible, mais quelles leçons en tirer ? La question est loin d’être tranchée, tant elle est sensible et peut faire l’objet de toutes sortes de récupérations.

Une banalisation de la mémoire

On ne peut qu’être étonné d’apprendre que tant de jeunes ne sont pas au fait des horreurs de la Shoah, et ce d’autant plus que les commémorations et la culture populaire diffusent énormément de choses sur cette période de l’histoire. Combien de reportages et de documents d’archives, pour ne pas dire de films destinés au grand public ne voyons-nous pas sur nos écrans ?

Hannah Arendt, en relatant le procès d’Eichman, dénonçait la banalisation du mal : à force de le voir tous les jours, on finit par ne plus y prêter attention. Les auteurs de l’horreur de la Shoah n’y pensaient même plus vraiment, dans la mesure où cela relevait de leur quotidien. En particulier, Eichman traitait de l’extermination des Juifs avec une distance qui fait froid dans le dos, laissant ses juges à Jérusalem dans l’incompréhension.

Aujourd’hui, on pourrait avoir l’impression que la commémoration se banalise et finit par laisser nos jeunes indifférents.

Lors des commémorations, un professeur d’histoire dans le secondaire me rapportait l’anecdote suivante, si éloquente. Dans le cadre du programme de première, il projetait Nuit et Brouillard et incitait ses élèves à (re)voir La Liste de Schindler. Une fois ceci fait, il a demandé à sa classe ce qu’elle avait éprouvé et retenu. La réaction fut plus qu’inattendue : « Pas grand-chose, en fait. On en entend tellement parler que ça ne nous parle plus vraiment ». La banalisation du mal théorisée par Hannah Arendt semble trouver son strict pendant à mesure que les commémorations se succèdent.

La liste de Schindler (bande-annonce).

Il ressort de cette banalisation de la mémoire que de nouvelles manières de procéder doivent être inventées pour que le message imprègne bien nos jeunes. Les témoignages des survivants, les images d’archives, la lecture de Primo Levi ou les cérémonies officielles, même s’ils restent indispensables, semblent ne plus suffire.

De nouveaux outils

Tous les pays d’Europe, Israël et les États-Unis sont unis par ce devoir de mémoire, comme l’a montré la cérémonie qui se tenait à Jérusalem le jeudi 23 janvier 2020. La France peut s’inspirer de choses que font d’autres pays pour entretenir la mémoire de la Shoah et ne pas laisser les nouvelles générations l’oublier. On peut notamment envisager trois pistes.

Tout d’abord, il existe plusieurs musées de l’Héritage juif et de la Mémoire de la Shoah, notamment à New York. Ces musées sont conçus de telle sorte que l’on comprenne bien le contexte historique de la Shoah, son déroulement et les responsabilités des uns et des autres dans l’horreur. Chaque salle d’exposition est recouverte de témoignages de ceux qui ont découvert l’horreur des camps à leur ouverture du camp, parmi lesquels ceux d’officiers de l’Armée rouge. À Paris, le Mémorial de la Shoah est accessible librement et propose aussi de multiples ressources en ligne.

Ces musées sont bouleversants tout en restant très sobres et dignes. On n’en ressort pas indemne, même quand on est déjà averti. Aujourd’hui, les technologies et les réseaux sociaux rendent cette immersion encore plus prenante. On peut envisager que davantage de musées de cette nature soient construits partout en Europe et que leur visite par les élèves de collège et de lycée soit un passage obligé.

En second lieu, jusqu’à une époque récente, tous les élèves d’une classe d’âge des écoles israéliennes devaient se rendre sur le site d’Auschwitz pour célébrer la mémoire de ceux qui y avaient été déportés et massacrés. Aujourd’hui, le voyage étant coûteux, seules certaines écoles peuvent encore l’organiser pour leurs élèves.

Comme l’ont révélé les terrifiants sondages sur le degré de connaissance de la Shoah qu’ont nos jeunes, organiser de manière collective et systématique ce devoir de mémoire doit être une priorité. On peut alors imaginer que le voyage à Auschwitz soit un passage obligé pour tout jeune au sein de l’Union européenne, un vrai lieu de mémoire collective, comme en témoigne un rapport rédigé par deux classes de première après un voyage scolaire à Auschwitz en 2013.

De sorte que son coût ne soit pas un frein à ce devoir de mémoire, on pourrait tout à fait envisager que celui-ci soit pris en charge par l’Union européenne, ce qui contribuerait aussi à forger un socle commun à toute une génération de jeunes Européens.

De même que nombre d’élèves de classe de troisième ont lu le journal d’Anne Franck ou le Si c’est un homme de Primo Levi, on peut imaginer que des passages d’Eichman à Jérusalem montrant comment le mal s’est banalisé leur soient donnés à lire.

Bande-annonce du film Hannah Arendt.

Tout dans l’ouvrage d’Hannah Arendt n’est évidemment pas accessible à des élèves de troisième. Aussi pourrait-on imaginer les chapitres dans lesquels l’orchestration de la Shoah sous les ordres d’Eichman en Pologne et en Roumanie fasse l’objet d’un traitement tout particulier aussi bien en classe d’histoire que de français. Une initiative de ce genre a été proposée par une équipe enseignante de l’Académie d’Aix-Marseille s’appuyant sur d’autres textes clairement accessibles à des jeunes.

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