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Sur la piste des 86, mémoires d’un crime nazi (3/5) : « L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand »

Épisode précédent : Ce 1er décembre 2021, tandis que se termine le discours de Georges Yoram Federmann, l’activiste strasbourgeois qui n’a cessé de lutter pour honorer les 86, un petit groupe d’étudiants, profitant d’une pause dans leur cours magistral pour fumer une cigarette, se rassemble sous l’auvent. Le président de la cérémonie les interpelle : « Qui parmi vous connaît Menachem Taffel ? »


Épisode 3 : « L’étrange matricule 107969 et la quête d’un journaliste allemand »

C’est dans un village de Galicie, en actuelle Pologne, que naît Menachem Taffel, le 21 juillet 1900. Après la Première Guerre mondiale, le jeune homme arrive à Berlin, où il devient commerçant indépendant. Il épouse Klara Schenkel, dont il aura une fille, Ester, née le 31 mai 1928. En 1938, le durcissement des lois antijuives contraint la famille à emménager chez les parents de Klara Schenkel, qui seront déportés quatre ans plus tard, en avril 1942.

Le 12 mars 1943, le 36e convoi quitte Berlin pour Auschwitz, emportant Menachem, Klara et Ester. La mère et sa fille de 15 ans sont exécutées dans les chambres à gaz dès leur arrivée, le 13 mars 1944. Menachem est quant à lui enregistré sous le numéro matricule 107969 et forcé à travailler au camp de concentration. En juin 1943, il est sélectionné par deux anthropologues nazis, Bruno Beger et Hans Fleischhacker puis déporté au camp de Natzweiler-Struthof où il sera gazé, avec 85 autres femmes et hommes juifs qu’il ne connaît pas. Il avait 43 ans.

Des « noms derrière les numéros »

« En hébreu, Menachem (מְנַחֵם), signifie le consolateur », m’apprend Georges Yoram Federmann un jour où nous parlons de Menachem Taffel, avant d’ajouter :

« Je me suis souvent demandé : qu’est-ce qu’il venait consoler ? Qu’est-ce que sa naissance devait réparer ? »

Ce jour de 2021 où je me rends chez lui, Georges égrène les patronymes de celles et ceux qui ont perdu leur vie et leur identité à l’été 1943.

Il me raconte les destinées tragiques de Menachem Taffel, d’Alice Simon, née en Prusse en 1887, d’Ester Eskenazi, née à Thessalonique en 1924. Ou encore de Jean Kotz, arrêté en janvier 1943 à Paris où il est né, pour ne pas avoir porté l’étoile de David.

Ces noms, il les connaît grâce à un homme qui a consacré sa vie à retrouver l’identité et le nom des disparus : Hans-Joachim Lang.

Portrait d’Alice Simon, née Remak, le 30 août 1887 à Posen (actuelle Pologne). Alice Remak grandit à Berlin, où elle devient secrétaire dans un cabinet d’avocats. Elle épouse Herbert Simon en 1920 et donne naissance à des jumeaux, Carl et Hedda, en 1921. Le couple, converti au protestantisme, fait baptiser ses enfants. Après la mort de son mari en 1935, Alice Simon envoie ses enfants faire leurs études supérieures à Londres. Elle leur rend visite en 1938, avant de rejoindre Berlin où elle se pense en sécurité. Elle y sera arrêtée par la Gestapo en 1943. Déportée à Auschwitz, transférée au camp de Natzweiler-Struthof, elle est assassinée en août 1943. Elle avait 55 ans. Hans-Joachim Lang, Author provided (no reuse)

Un journaliste allemand intrépide

C’est au milieu des années 1980, alors qu’il est journaliste pour la presse allemande locale, qu’Hans-Joachim Lang entend parler d’August Hirt et de son projet de collection anatomique juive. À l’exception de Menachem Taffel, identifié par Serge Klarsfeld à partir d’une photographie de l’autopsie rendant visible son numéro-matricule, toutes les victimes sont encore anonymes. Cette lacune, ce trou de mémoire, n’a plus jamais laissé Hans-Joachim Lang en paix.

Hans-Joachim Lang devant la plaque commémorative comportant les noms des 86 victimes au camp de concentration de Natzweiler-Struthof, avril 2013. Claude Truong-Ngoc, Author provided (no reuse)

Lui qui est né en 1951 à Spire, en République fédérale d’Allemagne, se raconte peu. Son récit biographique, que je tente de recueillir au printemps 2022, est pudique et débute presque toujours au même moment : celui de sa rencontre avec ce crime et ses victimes, au milieu des années 1980. Depuis lors, exhumer le nom de ces victimes est devenu pour lui un défi personnel et un impératif moral.

Hans-Joachim Lang débute son enquête dans les années 1990. Formé aux sciences politiques et à l’anthropologie, il n’a aucune expérience des recherches en archives et apprend sur le tas, en dépouillant obstinément les fonds d’archives du monde entier à la recherche d’une trace de ces hommes et femmes assassinés un demi-siècle plus tôt.

Durant plus de dix années, son enquête est jalonnée de péripéties, d’espoirs déçus et de pistes infructueuses, jusqu’à parvenir à retrouver, dans les archives du Mémorial de l’Holocauste à Washington, une copie de la liste de numéros matricules tatoués sur les corps des victimes.

Devant le caractère suspect des cadavres, ces matricules avaient été relevés par Henri Henrypierre en 1943, et la liste versée au dossier judiciaire du procès du Struthof.

Liste des numéros-matricules des 86 victimes dont une copie a été retrouvée par Hans-Joachim Lang au Mémorial de l’Holocauste à Washington. Archives départementales du Bas-Rhin, Site de Strasbourg, 150 AL 13, Author provided (no reuse)

Ce feuillet fragile répertoriant des numéros indéchiffrables ne quitte plus Hans-Joachim Lang.

Affiche du colloque organisé en septembre 2003 par le Cercle Taffel. C’est au cours de ce colloque qu’Hans-Joachim Lang a dévoilé l’identité nominative des 86 victimes. Cercle Menachem Taffel, Author provided (no reuse)

Partout où il va, il porte avec lui une copie de ce document dans l’espoir de faire parler les chiffres, pour tenter de restituer l’épaisseur des vies humaines qu’ils abolissent.

Le 21 septembre 2003, dans le cadre d’un colloque intitulé « Strasbourg 1943. L’horreur de la médecine nazie » organisé par le cercle Taffel à Strasbourg, Hans-Joachim Lang dévoile publiquement pour la première fois le fruit de ses recherches. À voix haute, il énonce les noms des 86 victimes juives du professeur Hirt. Un membre du cercle présent à cette occasion se souvient avec émotion :

« C’était un moment poignant. Il a récité les noms, un peu comme une prière. On pouvait enfin nommer ces gens, on pouvait dire ce qui s’était passé. Et ça leur rendait un peu de leurs vies ».

Le nom comme « lieu de mémoire »

La révélation des noms des 86 victimes ouvre une nouvelle étape dans la mémorialisation de ce crime. Elle rend possible le souvenir de ces personnes assassinées, et marque leur intégration progressive dans les pratiques mémorielles locales à partir du milieu des années 2000, au sein de la communauté juive notamment.

Dans l’écriture de l’histoire de la Shoah, mais aussi dans les commémorations liées au génocide, le nom propre a acquis une importance cruciale pour contrer l’idée d’annihilation de l’autre. Dès 1953, lorsque le Parlement israélien décide la construction d’un mémorial en hommage aux victimes juives de la Shoah (Yad Vashem, qui signifie « un monument et un nom »), le nom s’impose comme une balise centrale :

« Depuis sa création, Yad Vashem s’efforce de recueillir les noms des six millions de Juifs assassinés pendant la Shoah – l’une de ses missions centrales. »

Imprimé dans des livres, gravé dans la pierre, récité lors de cérémonies, le nom des disparus devient un « lieu de mémoire » universel, support principal du « devoir de mémoire ».

Inauguré en 2005, le Mur des noms est un dispositif du Mémorial de la Shoah à Paris. Il regroupe les noms des 75 568 Juifs déportés de France, dont 11 400 enfants
Inauguré en 2005, le Mur des noms est un dispositif du Mémorial de la Shoah à Paris. Il regroupe les noms des 75 568 Juifs déportés de France, dont 11 400 enfants. Mairie de Paris

Un « réveil mémoriel »

À Strasbourg, la révélation des noms des 86 victimes produit un « réveil mémoriel » qui se traduit notamment par l’inauguration de deux dispositifs, destinés à reconnaître et fixer spatialement le souvenir.

Le 11 décembre 2005, au cours d’une cérémonie organisée par le Consistoire israélite du Bas-Rhin, une nouvelle stèle comportant les 86 noms est dévoilée au cimetière juif de Cronenbourg (Strasbourg), sur la fosse commune où ont été inhumés les restes des victimes – une partie de ces restes, initialement enterrés dans un autre cimetière furent transférés là en 1951, à l’initiative du Grand Rabbin d’alors.

Au même moment, à l’Université, une plaque est inaugurée à l’entrée de l’Institut d’anatomie, rappelant les crimes commis entre ces murs. Longtemps opposée à cette initiative, l’Université se range finalement aux demandes associatives, devant « l’évolution des mentalités collectives » et l’émergence de « la notion de devoir de mémoire », suivant les mots de Jean-Marie le Minor, professeur d’anatomie à l’Université de Strasbourg. Le texte suggéré par le cercle Taffel ne sera pas retenu et si ses membres saluent l’action de l’Université, ils sont nombreux à regretter l’absence des noms des victimes sur la plaque.

Stèle à la mémoire des 86 victimes, inaugurée en décembre 2005 au cimetière israélite de Cronenbourg (Strasbourg). Avril 2022. Jeanne Teboul, Author provided (no reuse)
Plaque commémorative inaugurée en décembre 2005 à l’Institut d’anatomie de l’Université de Strasbourg. Septembre 2023. Jeanne Teboul, Author provided (no reuse)

Des vivants derrière les morts

Les noms retrouvés, le travail inlassable d’Hans-Joachim Lang se poursuit pour déjouer le projet des bourreaux. Dans l’idéologie nationale-socialiste, la destruction des Juifs d’Europe est pensée comme un processus total. À la « Solution finale », politique d’extermination systématique décidée par les dirigeants nazis en 1942, s’ajoute « l’effacement des traces mêmes de cet anéantissement ».

Ainsi des corps des victimes de la Shoah : absents, détruits, brûlés ou morcelés, à l’instar des 86 dépouilles. Ce traitement post-mortem répondait à la volonté des criminels d’échapper aux poursuites judiciaires mais aussi de nier ce que furent ces corps : des personnes vivantes.

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Au-delà des identités nominatives, Hans-Joachim Lang se donne pour mission d’arracher ces personnes à l’oubli ou à l’anonymat propre à la mort de masse qui les réifie dans une comptabilité funèbre difficilement concevable.

Comment se représenter 6 millions de personnes assassinées ? Pour rendre la Shoah sensible, le journaliste et historien s’attelle à reconstituer les destins singuliers des « 86 ».

« Ils sont nés dans différents pays européens, ont eu une enfance pacifique et avaient un bel avenir devant eux. Beaucoup d’entre eux étaient fraîchement mariés, quelques-uns avaient des enfants, tous vivaient pleinement ».

Sous sa plume, des mondes engloutis refont surface. Avant d’être les victimes du terrible projet d’August Hirt, ces 86 hommes et femmes furent des fils et des filles, des époux et des mères, ils connurent des joies, des chagrins et des espoirs.

Les noms enfin connus, Hans-Joachim Lang se met en quête de leurs histoires pour retracer leurs existences. C’est ainsi qu’à partir du début des années 2000, il se lance à la recherche de leurs descendants, partout dans le monde. Comment peut-il les retrouver ?


Accédez aux épisodes suivants :

Épisode 4/5 : « 2015 : L’affaire des restes découverts à Strasbourg »

Épisode 5/5 :  Notre histoire ?

Accédez aux épisodes précédents :

Épisode 1/5 : « Une sinistre découverte »

Épisode 2/5 : « Zakhor : Souviens-toi ! »


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