Depuis la création du concept de « crowdfunding » en 2006, le financement participatif a émergé sous forme philanthropique. Aujourd’hui, malgré leur diversification autour d’activités beaucoup plus lucratives, comme l’equity participatif ou l’immobilier participatif, les quelque 80 plates-formes françaises spécialisées bénéficient toujours d’un « capital sympathie » fort auprès du grand public. Elles viennent notamment apporter des solutions concrètes et rapides aux besoins de financement des projets sociétaux (transition énergétique, innovation sociale et entraide internationale). La multiplicité des acteurs rend cependant difficile la lecture d’une stratégie commune.
Le crowdfunding offre aussi malheureusement de nouvelles opportunités au crime organisé. Il va notamment permettre de placer l’argent sale dans des projets licites en maquillant des opérations de financement illégales en opérations financières responsables ou caritatives. Par exemple, les capitaux criminels placés en monnaie électronique (cartes prépayées anonymes par exemple) peuvent alimenter de vrais projets d’investissement rentables et légaux. Tracfin rappelait dans un article de 2016 que, « si le crowdfunding présente un schéma commercial simplifié, en proposant une mise en relation directe entre un internaute et un porteur de projet, le schéma financier peut en revanche être beaucoup plus complexe et présenter des caractéristiques propices aux ingérences criminelles, et à la cybercriminalité de manière générale ». Sous la forme du crowdlending (prêt participatif), cet outil peut autoriser des intégrations de fonds criminels dans des projets entrepreneuriaux licites.
Associations humanitaires déguisées
Le rapport parlementaire d’information sur la lutte contre le financement du terrorisme de 2019 conclut que les nouveaux produits financiers posent de sérieux problèmes dans la mesure où ils permettent d’opacifier les transactions. La recommandation n°21 préconise par ailleurs d’assujettir les sites de cagnotte en ligne aux obligations de vigilance anti-blanchiment, au même titre que les plates-formes de financement participatif.
De leur côté, les terroristes utilisent les mêmes circuits financiers et les mêmes outils que les organisations criminelles : le darknet, les bitcoins, mais aussi le crowdfunding qui permet par exemple, sous couvert de projets d’associations humanitaires, de financer l’organisation d’un attentat. Dans un rapport de 2015, le Sénat rappelle que « les départs pour les zones de djihad s’appuient sur un « microfinancement » dont la détection et l’entrave sont particulièrement malaisées. Le tarissement de ces sources de financement nécessite la mise en place de nouvelles dispositions au niveau communautaire et la consolidation de la place de Tracfin au sein de la communauté du renseignement ».
En 2015, le Groupe d’action financière (Gafi), organisme international spécialisé dans la lutte contre le blanchiment, révélait que Daech, via Al Hayat Media Center, avait lancé plusieurs campagnes sur Twitter baptisées #AllEyesOnISIS pour recueillir des fonds sur une plate-forme. En 2019, les Brigades Izz al-Din al-Qassam, bras armé du Hamas palestinien, proposent elles aussi d’effectuer des dons en bitcoins sur des plates-formes.
Tracfin indique dans son rapport de 2016 que Daech avait bénéficié d’une cagnotte en ligne associée à un compte ouvert dans un pays de l’Est sous couvert d’aide humanitaire. Il ajoute dans sa Lettre n° 17 de février 2019 : « la création de cagnottes ou de projets via des sites de financement participatif peuvent permettre de soutenir financièrement des actions terroristes ». Le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (COLB) a identifié, à l’échelle nationale française, les principales menaces, vulnérabilités et le niveau de risque qui en découle pour chaque vecteur significatif du blanchiment et du financement du terrorisme. Or le crowdfunding se retrouve en bonne place sur l’échelle de la vulnérabilité.
Détours par l’île de Jersey ou le Luxembourg
Par ailleurs, des faits récents dans le secteur des médias ont mis en avant la possibilité d’utiliser la finance participative pour contourner les obligations fiscales françaises avec des crédits participatifs transitant par le Luxembourg.
Dans une enquête mise en ligne le 8 juillet, Denis Robert, directeur du Média et lanceur d’alerte en son temps dans l’affaire Clearstream, affirme que NextRadioTV et Altice Media, propriétaires notamment de BFMTV et RMC, ont eu recours à des fonds d’investissement basés à Jersey, aux Pays-Bas et au Luxembourg pour contourner le fisc. Il y affirme : « nous produisons des faits indéniables et vérifiés prouvant que BFMTV s’est construit en partie avec des capitaux en provenance de paradis fiscaux et les utilisent pour défiscaliser une partie de ces bénéfices. Pour une chaîne qui traite régulièrement d’évasion fiscale, cela devrait au moins poser des questions en interne ».
Le montage qui permet d’échapper à l’impôt, en toute légalité, repose sur le prêt participatif. Les sociétés basées à Jersey ou au Luxembourg prêtent généreusement aux médias en question de l’argent dont le remboursement permet d’annihiler les bénéfices français.
Comme l’indique Alain Weill, directeur général d’Altice Media et président de NextRadioTV dans Télérama : « La question est de savoir si c’est légal ou pas, et rien d’autre. En l’occurrence, ça l’est. Nous respectons totalement la loi et tout cela est connu du CSA ou de l’administration ». Et d’ajouter : « arrêtons avec cette vaste hypocrisie. Aucune start-up n’existerait aujourd’hui sans ces fonds d’investissement basés dans des pays européens où la fiscalité est avantageuse. C’est une réalité pour beaucoup d’entreprises ». Mais il faut rappeler que la fraude fiscale peut être parfois démontrée lorsqu’une société se prête de l’argent à elle-même dans le seul but d’échapper à l’impôt.
Préserver l’image éthique
Plusieurs questions émergent alors : quel est le statut des plates-formes ? Qui sont leurs actionnaires ? Où sont-elles fiscalement domiciliées ? Sans présager des risques de réputation qui pèsent déjà sur ces plates-formes (entre les risques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme), l’utilisation de prestataires de paiement (société habilité à encaisser et décaisser l’argent des citoyens vers les porteurs de projet par l’intermédiaire de la plate-forme) localisés au Luxembourg pour une grande majorité des plates-formes françaises de financement participatif, interpelle nombre de spécialistes du secteur (le Luxembourg étant considéré comme un territoire « favorable » à l’évasion fiscale et l’optimisation fiscale agressive en Europe).
Si les plates-formes de crowdfunding désirent conserver leur spécificité et donc leur image éthique, elles doivent absolument se dégager de toutes stratégies de planification fiscale qui seraient liées aux projets présentés.
En définitive, les plates-formes sont confrontées aux mêmes enjeux éthiques que les acteurs financiers classiques. Cependant, d’une différenciation philanthropique à l’origine d’un renouveau sociétal dans le secteur financier, elles doivent aller encore plus loin pour justifier de leur réel engagement, au risque de se couper de leurs financeurs, avant tout citoyens.