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Twitter ou comment discipliner les individus : retour sur l’affaire Bernardo Silva

Bernardo Silva lors d'un entrainement le 10 octobre, accusé de racisme par la Fédération en raison de ses propos sur Twitter. FILIPE AMORIM / AFP

11 heures, le 2 octobre 2019, la sentence tombe pour Bernardo Silva, joueur de Manchester City. Le communiqué de la Fédération anglaise de football (FA) indique que le joueur portugais est accusé d’inconduite pour avoir enfreint la règle E3 de la loi fédérale.

On lui reproche d’avoir eu une attitude insultante et/ou inappropriée et/ou jetant le discrédit sur le jeu, violation aggravée par la mention d’une race et/ou une couleur de peau et/ou une origine ethnique. Le milieu de terrain des Citizens a jusqu’au 21 octobre 2019 pour défendre son acte.

De quoi s’agit-il ? Le 22 septembre 2019, Bernardo Silva s’est fendu d’un tweet dans lequel il compare une photo de son coéquipier Benjamin Mendy enfant à la mascotte de la marque de friandises espagnole Conguitos. Suite à l’indignation de plusieurs twittos, Bernardo décide de supprimer son tweet et d’en publier un autre dans lequel, consterné, il déplore l’impossibilité de plaisanter avec son ami. Trop tard. La polémique éclate.

Le tweet litigieux de Bernardo Silva a été supprimé en quelques heures. Twitter, Author provided

L’affaire naît sur Twitter. Néanmoins, le réseau à l’oiseau bleu n’en est pas que le support. Il est également et surtout l’outil par lequel la « blague » de Bernardo Silva se transforme en un comportement insultant vis-à-vis des personnes de couleur noire, susceptible d’être sanctionné tant par le réseau qu’en dehors de celui-ci. Comment ce réseau permet-il alors l’émergence d’un tel processus disciplinaire ?

Les mécanismes à l’œuvre dans ce processus rappellent les instruments disciplinaires identifiés par Michel Foucault, dans Surveiller et Punir. Naissance de la prison (1975). À cet égard, l’affaire Bernardo Silva peut être analysée à partir des trois mécanismes suivants : la visibilité, l’archivage et la sanction. Trois éléments que les réseaux sociaux transforment profondément.

Une prise de parole sous surveillance

L’exercice de la discipline suppose une visibilité. En effet, pour être en mesure de discipliner autrui, il faut voir, et avoir connaissance de ses comportements.

Sur ce point, le milieu de terrain portugais s’est lui-même considérablement exposé au risque de déclencher un processus disciplinaire à son encontre. Traditionnellement sous le feu des projecteurs à l’intérieur du rectangle vert, les footballeurs sont désormais observés dans un cadre bien plus large, l’usage des réseaux sociaux étant propice à l’attention constante et à la dissection de la moindre information.

Dans l’audience, des twittos se sont rapidement indignés du caractère raciste du tweet. Selon ces personnes, le personnage de la marque Conguitos porterait des stéréotypes racistes. Suite à la suppression du tweet, les utilisateurs ont continué à diffuser des captures d’écran de ce dernier, et cela afin de maintenir la visibilité du tweet sur le réseau social. Alertée par cette visibilité, l’association de lutte contre la discrimination dans le football, Kick It Out, se déclare, le 23 septembre, « être extrêmement déçue de voir le tweet posté par Bernardo Silva », et invite la FA à prendre des mesures à l’encontre de Bernardo Silva.

Garder une trace pour discipliner les individus

Les dispositifs disciplinaires établissent une visibilité archivée sur les individus. Ainsi, pour pouvoir « dresser » autrui, il faut garder une trace, établir une archive ténue et minutieuse de ses comportements. À cet égard, les captures d’écran du tweet de Bernardo Silva, évoquées précédemment, constituent une belle illustration d’un tel archivage.

Twitter participe ainsi à la transformation de la notion de mémoire, rendant progressivement inoubliable la moindre prise de parole publique. Les utilisateurs indignés conservent ici une preuve du tweet, pour éviter que l’acte potentiellement insultant ne tombe dans l’oubli.

L’utilisation de Twitter peut également permettre de « ressortir » de vieilles archives. En effet, suite à la polémique, des twittos ont exhumé une vidéo postée par le joueur lors de l’avant-saison 2018/2019 dans laquelle il disait que Benjamin Mendy, encore lui, était nu, alors qu’il était en réalité habillé avec des vêtements noirs.

À la suite de la polémique, la FA a indiqué qu’elle allait étudier tout l’historique des réseaux sociaux de Bernardo Silva. Dès lors, le joueur de Manchester City n’a plus à se défendre par rapport à un tweet spécifique, mais par rapport à l’ensemble de ses actes archivés sur les réseaux. La transformation de la notion de mémoire implique alors une modification de la notion d’identité puisque l’intemporalité de l’information permet sa réutilisation constante, peu important sa potentielle perte de pertinence.

Pour John Locke l’identité est façonnée par la continuité de la personne. Aujourd’hui, la conservation d’informations relatives à un individu implique dès lors qu’il soit toujours perçu de la même manière. Bill Gates précisait ainsi qu’historiquement implicite, la notion de vie privée – impliquée ici par la possibilité de se voir à tout moment opposer une information relative à soi – disparaît sous la puissance de la mémoire informatique.

De la sanction sociale à la sanction judiciaire

Enfin, le pouvoir disciplinaire induit une sanction. Ainsi, un système disciplinaire fonctionne comme un petit mécanisme pénal, qui a pour fonction de normaliser les comportements. Par leur indignation, les utilisateurs du réseau indiquent alors que Bernardo ne se comporte pas de la manière qui serait attendue de sa personne (en tant qu’être humain, et en tant que personnalité). Une première sanction, sociale, tombe : son comportement est stigmatisé et jugé anormal.

Pour « rentrer dans le rang », le joueur portugais normalise ensuite son comportement : il supprime son tweet et cherche à justifier son écart de conduite. À cet égard, le réseau social, à lui seul, est susceptible de fabriquer des sanctions sociales, induisant une normalisation comportementale.

Le réseau endosse ainsi, par l’intermédiaire des utilisateurs, le rôle du parquet, chassant les comportements déviants au nom de la société. Cette quasi-ubiquité a néanmoins cela de différent (gênant ?) qu’elle traque une étendue d’actes plus large, par le biais d’individus dont les sensibilités divergent entre groupes sociaux et face à la loi.

Mais, son influence va au-delà : le rôle de Twitter dans le système de justice et son influence sur les magistrats sont interrogés. Ce point avait d’ailleurs déjà intéressé le Royaume-Uni au début de la décennie lors de l’autorisation de l’utilisation du réseau, par les juges, pour la publication d’informations relatives à des procès en cours.

La visibilité et la caisse de résonance médiatiques sont telles que les instances compétentes, ici la FA, n’ont d’autre choix que de s’emparer du dossier. Pour Bernardo, à la stigmatisation sociale s’ajoute alors la procédure disciplinaire classique de la FA.

La FA a-t-elle cédé à la pression populaire ?

Si une décision rendue par l’organe compétent permet une lecture plus claire du caractère répréhensible des actes, sa simple saisine semble déjà regrettable.

En se saisissant après la tempête médiatique, la FA pourrait donner l’impression d’avoir mis le doigt dans l’engrenage de la pression populaire qui l’obligerait à se saisir à chaque expression de mécontentement de masse, art dans lequel Twitter n’a que peu d’égaux. Le réseau semble ainsi avoir développé une fonctionnalité disciplinaire, exacerbant la surveillance des personnes médiatisées, créant une mémoire intemporelle à leur sujet et permettant une sanction interne au réseau dont la résonance agit jusqu’à l’extérieur.

Selon la loi fédérale, l’inconduite de Bernardo Silva pourrait lui valoir une suspension de six matchs, transformant la mise au ban figurative en une mise en tribune bien réelle. La réponse de la FA est attendue au cours du mois de novembre.

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