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Uber est-elle une organisation philanthropique (malgré elle) ?

Un véhicule Uber, envoyé par l'entreprise à l'occasion de la Marche des fiertés de Seattle, États-Unis, le 29 juin 2014. Jiong Gong/Flickr, CC BY-NC-ND

Les hommes qui façonnent l’histoire sont rarement des parangons de vertu. Travis Kalanick, cofondateur et patron récemment remercié d’Uber, est un personnage sulfureux à bien des égards.

Libertarien avoué, inspiré par les héros individualistes, anticonformistes et sans scrupules d’Ayn Rand, l’homme est habitué des provocations. Ses prises de position outrageuses, injurieuses parfois, ont contribué à faire connaître son entreprise Uber (qui met en contact utilisateurs payant une course et conducteurs) – et populariser le terme uberisation.

Avis de tempête sur Uber

Travis Kalanick, fondateur d’Uber, ayant démissionné de sa direction sous la pression des actionnaires. Heisenberg Media/Wikimedia, CC BY

Si Travis Kalanick est mis à l’écart aujourd’hui par un quarteron d’actionnaires, c’est que de lourds nuages s’amoncellent dans le ciel de la jeune pousse californienne. La série de scandales qui a terni l’image d’Uber ces derniers mois (harcèlement sexuel, vol de technologie, démission de dirigeants clés, etc.) aurait peut-être été excusée dans un autre contexte.

Mais, pour ceux qui financent l’aventure à coups de milliards, une telle distraction apparaît aujourd’hui bien malvenue. Au regard des attentes faramineuses (68 milliards de dollars de valorisation, équivalent à Airbus Group), les résultats d’Uber sont, pour l’instant, décevants : 2,8 milliards de pertes en 2016.

Le doute enfle… Et si Uber n’était qu’une « simple » compagnie de taxis ?

La question est loin d’être rhétorique. Si le soufflé Uber se dégonfle, l’addition de 15 milliards sera bien amère pour les actionnaires de l’entreprise. Assurément, les dommages ne s’arrêteraient pas là : c’est l’ensemble du secteur technologique américain qui serait gravement affecté.

Si nous sommes encore loin de ce scénario catastrophe, Uber présente aujourd’hui un risque de destruction massive de valeur actionnariale.

La mission d’Uber : changer le monde !

Le paradoxe de l’affaire est qu’Uber a déjà largement accompli la mission que ses fondateurs lui avaient assignée : révolutionner le transport urbain.

Les clients des taxis des 613 villes où opère Uber aujourd’hui peuvent en témoigner. Non seulement ont-ils à leur disposition la flotte de voitures avec chauffeurs d’Uber, mais l’arrivée de la jeune pousse américaine a aussi considérablement stimulé la concurrence et accru le niveau de service dans le secteur.

Un chauffeur de l’entreprise Uber, conduisant un passager à Bogota, capitale de la Colombie. Alexander Torrenegra/Wikimedia, CC BY

À Paris, par exemple, il est maintenant possible de commander et de suivre la progression de son taxi sur une belle application mobile, de se voir offrir une bouteille d’eau minérale gracieusement mise à disposition, de choisir sa station à la radio, et enfin de payer sa course sans avoir ni billet de banque ni carte bleue.

Ces nouveaux standards de qualité, qui s’étendent progressivement aux taxis et aux VTC, c’est largement à Uber que nous les devons.

En offrant une nouvelle alternative à la voiture personnelle, Uber aurait aussi contribué à retirer des milliers de véhicules des chaussées engorgées. Le potentiel est énorme : une étude récente du Massachusetts Institute of Technology (MIT) montre que les services de véhicules partagés d’Uber et de son concurrent Lyft pourraient réduire de 75 % le nombre de véhicules en circulation et ainsi contribuer à diminuer significativement le temps perdu dans les bouchons, le stress et la pollution urbaine.

Responsabilité sociale ? D’abord créer de l’emploi

Mais ce n’est pas tout. Certains – comme Esther Duflo – estiment que la première responsabilité sociale d’une entreprise est de créer des emplois.

Par son mode de fonctionnement, reposant sur l’emploi de chauffeurs indépendants, Uber a inventé une nouvelle source de revenus pour des chauffeurs peu qualifiés, souvent exclus du marché du travail. Ainsi, l’entreprise déclare-t-elle que près d’un tiers de ses chauffeurs londoniens vivent dans les quartiers les plus touchés par le chômage.

Le bilan est évidemment à nuancer. Arrogante et transgressive, l’entreprise est loin d’être exempte de critiques. Les conditions de travail offertes aux chauffeurs sont notoirement difficiles, les emplois créés, souvent précaires, et la culture de l’entreprise délétère. Le procès en malveillance d’Uber a souvent été instruit, il n’est pas utile d’y revenir ici.

Pour autant, l’augmentation de la qualité de service dans les taxis et VTC, la baisse (même modérée) du trafic routier, et l’emploi (même précaire) de personnes qui pointeraient sinon au chômage sont autant de bénéfices pour la société civile – une forme de biens communs – que l’on peut mettre au crédit d’Uber.

Création ou destruction de valeur ?

À l’heure où beaucoup s’interrogent sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, le cas Uber illustre les limites des approches purement économiques et financières des organisations.

Voilà des investisseurs dont la vocation affichée est purement capitalistique. Ni Kalanick ni ses actionnaires – comme le fonds Fidelity – ne sont des philanthropes. Aucune d’ambiguïté quant à leur objectif : s’enrichir.

Sur ce plan, la situation d’Uber n’est pas réjouissante. L’entreprise aurait « brûlé » environ 8 milliards de dollars (il resterait 7 milliards en banque sur les 15 investis). Les avanies de la jeune pousse et les incertitudes qui pèsent sur son avenir rendent délicate une vente à bon prix à de nouveaux investisseurs ou une introduction en bourse.

Certains prédisent déjà une baisse de la valorisation de l’entreprise – ce qui matérialiserait une perte nette de valeur pour les actionnaires.

Le sort d’une entreprise peut-il se résumer à celui de ses actionnaires ? Melies The Bunny/Flickr, CC BY-NC

Pour autant, crier au fiasco reviendrait à commettre une erreur d’appréciation : si les actionnaires évaluent le succès de leur investissement par la rentabilité générée, la réussite de l’organisation doit se mesurer à l’aune de la mission qui lui a été confiée – et qui justifie son existence.

De ce point de vue, et quel que soit l’avenir de l’entreprise, le résultat doit largement dépasser les espérances que Kalanick et son associé avaient formées un soir de 2008, lorsqu’ils eurent l’idée d’une plateforme pour pallier les déficiences des taxis parisiens.

Ne pas confondre entreprise et actionnaires

Imaginons un instant que l’on puisse revenir dans le temps et empêcher la création d’Uber. Le monde se porterait-il mieux ? La question appelle le débat mais c’est la seule pertinente pour évaluer Uber – ou toute autre organisation.

Juger une entreprise à la rentabilité qu’elle confère à ses actionnaires, ou son cours de bourse (ce qui revient au même), c’est se méprendre sur sa nature et sa fonction.

C’est oublier que le sort d’une organisation ne résume pas à celui de ceux qui l’ont financée. Évalue-t-on la performance d’une équipe de football au regard des bénéfices réalisés par ses sponsors ?

À ce jour, nul ne sait dire si c’est la fortune ou la ruine qui attend les actionnaires d’Uber. À dire vrai, c’est leur problème – et par association, celui des dirigeants qui doivent leur rendre des comptes.

Mais grâce à eux, et peut-être à leur détriment, Uber a innové et changé le monde. C’est à la mesure de ce changement (positif ou négatif) que nous devons évaluer Uber.

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