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Une expo, un chercheur : les crânes géants de Ron Mueck vus par un paléoanthropologue

Antoine Balzeau en pleine inspection de l'oeuvre de Ron Mueck, « Mass ». Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art. contemporain, matériaux divers, dimensions variables. National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018 / Photo Sonia Zannad, The Conversation, CC BY-SA

Antoine Balzeau est paléoanthropologue au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle. Il étudie l’évolution des humains préhistoriques et s’intéresse surtout aux caractéristiques internes des fossiles, grâce aux méthodes d’imagerie. Au cours d’une longue visite de l’exposition Ron Mueck à la fondation Cartier pour l’art contemporain, le chercheur nous a confié ses réflexions, entre observations scientifiques liées à la morphologie des crânes, curiosité pour la méthode de l’artiste et étonnement face à une œuvre qui pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses.


Les crânes, je suis bien placé pour trouver ça joli : je les manipule et les examine au quotidien. Mais un crâne, même fossile, ce n’est pas un objet anodin : il s’agit de restes humains, c’est important de s’en rappeler.

En découvrant l’installation monumentale de Ron Mueck, je suis d’abord saisi par l’image de cette accumulation, qui fait forcément penser à des circonstances dramatiques et violentes, en particulier au moment où la guerre est aux portes de l’Europe et dans le contexte d’un dérèglement climatique inéluctable : impossible de ne pas imaginer une extinction, une tuerie de masse ou un charnier ; une impression décuplée par le gigantisme de l’installation. Les visiteurs sont d’ailleurs très silencieux (Mass signifie à la fois masse et messe en anglais, NDLR), comme recueillis.


Vignette de présentation de la série Une expo, un chercheur, montrant une installation artistique de l'artiste Kusama

« Une expo, un·e chercheur·euse » est un nouveau format de The Conversation France. Si de prime abord, le monde de l’art et celui de la recherche scientifique semblent aux antipodes l’un de l’autre, nous souhaitons provoquer un dialogue fécond pour accompagner la réflexion sans exclure l’émotion. Cette série de rencontres inattendues vous guidera à travers l’actualité des expositions en les éclairant d’un jour nouveau.


Troublante aussi, la proximité avec les catacombes de Paris, qui se trouvent à un jet de pierre de la Fondation Cartier ; l’artiste est d’ailleurs allé y faire un tour avant de peaufiner le montage de son installation. Il y a cependant une grande différence entre le travail de Mueck et les crânes que l’on voit aux catacombes : ici, ils se présentent d’emblée comme « faux », du fait de leur échelle, et ce malgré le réalisme du moulage.

Mais ils sont également disposés les uns sur les autres, dans un désordre apparent, baignés dans la lumière vive d’un bâtiment entièrement vitré. Certains sont renversés, retournés, posés sur le côté, comme en équilibre précaire. On dirait qu’un géant a joué avec, avant de s’en désintéresser, comme dans un roman de science-fiction – je pense à l’univers de Stefan Wul dans Oms en série. Aux catacombes, en revanche, la mise en scène morbide des vrais crânes humains est plus ouvertement associée au « memento mori » : ils sont alignés et empilés, orbites vides dirigées vers les visiteurs, semblant questionner notre vanité, dans la pénombre.

À la fondation Cartier, c’est une planche de Franquin, dans ses Idées noires, qui me vient à l’esprit : des mouches discutent, installées dans des boîtes crâniennes. Dans l’image « dézoomée », on comprend que le sol est jonché de crânes humains, et que les mouches ont tiré profit de leur violence et/ou de leur bêtise mais aussi qu’elles craignent de répéter les mêmes erreurs.

Dans une planche des « Idées noires », Franquin imagine une colonie de mouches dans des crânes humains. Les Idées Noires, Franquin.

La question de la méthode

En observant les crânes de loin, je comprends tout de suite deux choses : il s’agit du même crâne démultiplié, et il s’agit du crâne d’un individu jeune. Difficile, en revanche, d’en déterminer le genre.

Si je sais qu’il s’agit du même crâne démultiplié, malgré les « accidents » provoqués par Ron Mueck pour nous faire croire qu’ils sont différents – l’artiste a cassé certains os ou retiré certaines dents en fonction des crânes – c’est en raison des sutures ouvertes qui sont très apparentes : chez l’être humain, les os du crâne sont en effet unis par des sutures, qui disparaissent avec l’âge, quand le crâne a fini de se former. Cette croissance est presque terminée à l’âge de 12 ans, et complètement achevée lorsqu’on atteint l’âge de 20 ans. Chez un adulte, ces « marques » sont peu visibles. Or ici, on voit même les sutures du palais. Toutes ces marques si nettes sont comme une signature, illustrant que c’est bien le même crâne décliné.

Ron Mueck, Mass (2017), matériaux divers, dimensions variables. Ron Mueck pendant le montage de l’exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.. National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018, photo Marc Domage

La taille géante des crânes, leur couleur légèrement différente – du blanc éclatant au gris très pâle – et l’utilisation répétée d’un même crâne contribuent à renforcer l’aspect fictionnel de l’ensemble, malgré une première impression « réaliste » : Ron Mueck joue visiblement avec les sens et la raison des visiteurs, pour mieux les déstabiliser peut-être.

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Un réalisme à nouveau mis à mal quand on observe l’intérieur des crânes : certains sont posés au sol, sur le côté, et on peut regarder dedans. Je découvre alors que si le modelé de la surface extérieure est très précis, ce n’est pas du tout le cas de l’intérieur ; d’ailleurs les deux ne « communiquent » pas, les parties habituellement connectées ne le sont pas. On a bien affaire à une représentation artistique, à une interprétation plastique du crâne.

Je détecte également quelques anomalies : on dirait que ce crâne a été moulé après reconstitution en 3D, et le passage par l’informatique lui donne des proportions étranges, comme si certains éléments avaient été déformés ou « rejoués ». Il s’agit peut-être de la combinaison de plusieurs modèles, comme un souhait de multiplier les détails réalistes pour faire encore plus vrai. Décidément, l’impression de vérité ou de réalisme qui fonctionne de loin est vite troublée par une observation plus précise – mais j’ai l’habitude de fréquenter des crânes, ce n’est pas le cas de la plupart des visiteurs.

Ron Mueck, Mass (2017). Visiteuses à la Fondation Cartier pour l’art contemporain. National Gallery of Victoria/Marc Domage

En tant que scientifique, j’examine mes crânes avec des techniques de pointe : si j’observe un fossile, j’utilise de petites caméras filaires dotées de lampes, qui me permettent de repérer des microdétails. Quant aux modèles 3D, les microtomographes actuels permettent une précision 100 fois supérieure à celle d’un scanner médical, avec un niveau de résolution incroyable. Quand j’explore virtuellement un fossile sur un écran, la question de l’échelle change beaucoup ma perception, et ne permet pas toujours de bien apprécier les dimensions d’un objet et de le percevoir par rapport aux autres fossiles.

En voyant ces crânes géants, je me dis que si je pouvais examiner des répliques parfaites en format « géant », je découvrirais certainement des choses que je ne peux pas voir sur des modèles 3D. Je pourrais me faufiler dans tous les recoins du crâne, observer le moindre détail sans avoir recours à des verres grossissants.

Un avertissement ?

La vision des visiteurs qui déambulent parmi ces crânes géants me rappelle un danger qui menace en permanence la connaissance scientifique, celui de la désinformation et du manque d’esprit critique : si on filmait ou photographiait la scène et qu’on la diffusait sur les réseaux sociaux sans contexte ou avec une légende fallacieuse, certaines personnes pourraient croire qu’il s’agit de fossiles de géants. Des théories de ce type émergent régulièrement sur le net, « fakes » à l’appui : civilisations extra-terrestres, squelettes géants, faux charniers…

La réflexion sur l’origine d’une image, sur la validité d’une expertise, le questionnement systématique de ce qui se présente comme des faits et la recherche du contexte de production d’une information ou d’une image restent les meilleurs outils contre la désinformation. Parmi la foule de questions existentielles que semble nous poser l’œuvre de Ron Mueck, il y a aussi celles-ci : que tenons-nous pour vrai ? Et quel est notre rapport aux images, si « séduisantes » et convaincantes soient-elles ?

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