Menu Close

« Une expo, un chercheur » : Les photos de Julia Margaret Cameron dans l’œil d’un spécialiste du romantisme anglais

Rachel Gurney, la nièce de la photographe portraitiste britannique Julia Margaret Cameron (1815-1879), pose pour la photo « I Wait » (« J'attends »), référence au temps long de la pose qui ennuie la fillette, autant qu'aux références bibliques de l'artiste. The Royal Photographic Society Collection at the V&A, acquired with the generous assistance of the National Lottery Heritage Fund and Art Fund.

Marc Porée est spécialiste de la littérature anglaise du XIXᵉ siècle, poésies comme romans. Infatigable lecteur, traducteur et contributeur régulier de notre média, il aime explorer les liens, les échos et les correspondances cachées entre différentes formes artistiques, en particulier chez les Romantiques. Il nous livre ses réflexions suite à sa visite de l’exposition dédiée à la photographe britannique Julia Margaret Cameron (1815-1879), figure du XIXᵉ siècle, qui se tient en ce moment au Jeu de Paume. Captivé, comme nous, par la beauté de ces portraits mélancoliques, il dissipe avec sensibilité le flou (artistique) et enrichit notre vision de références historiques et de questionnements littéraires et poétiques, sans rien ôter à la magie Cameron.


Ma première impression, en me promenant dans les salles de l’exposition du Jeu de Paume, est celle d’une forêt de visages, qu’on regarde et qui vous regardent. Pourquoi une forêt ? Sans doute à cause de la présence, étrangement végétale, de ces portraits de Victoriens à la barbe épaisse et broussailleuse, de ces chevelures de femmes, dénouées, flottant librement sur l’épaule, telles des lianes.

Leurs visages, alignés comme autant de plantes rares, semblent tout droit sortis de la serre – en réalité, un ancien poulailler, très lumineux – où Julia Margaret Cameron faisait poser ses modèles, dans sa propriété de Freshwater, sur l’île de Wight. Où elle faisait éclore, à dire vrai, leur être profond à l’issue de longues séances de pose (jusqu’à sept minutes !). D’où cette sensation que les visages sont de « vivants piliers », pour citer le poème « Correspondances » de Charles Baudelaire. Ils brillent doucement, semblant émerger de l’épaisseur d’une « forêt obscure ».

Visages connus et illustres anonymes

L’étonnement majeur, c’est de découvrir que Cameron n’aura photographié aucun paysage, aucun extérieur, à quelques rares exceptions près. Uniquement des visages. Et là, le dix-neuviémiste que je suis se retrouve en pays de connaissance… et néanmoins dépaysé. Pour plus de la moitié d’entre eux, en effet, ce sont des visages connus, de personnalités marquantes du temps. Ces « Eminents Victoriens » ont pour nom : Charles Darwin, le poète lauréat Alfred Tennyson, le polémiste Thomas Carlyle, l’astronome F.W. Herschel, etc. Bref, on a là le gratin qui trône en majesté. Je les reconnais, je les saluerais presque, si l’intensité de leur expression n’imposait respect et recueillement.

Julia Margaret Cameron, « L’astronome John Frederick William Herschel », 1867, tirage albuminé. Royal Photographic Society/V&A

Mais il y a aussi les anonymes, les sans grade, les obscurs, sur lesquels Cameron fait toute la lumière : la domesticité employée par le couple Cameron, de nombreux enfants, comme chez Lewis Carroll, des membres de sa famille, dont tous n’étaient pas illustres. Sans oublier une population indigène, native d’Inde ou de Ceylan (où la famille avait une plantation de café et dont elle tirait l’essentiel de sa richesse déclinante) que Cameron immortalise en les « orientalisant » quelque peu au passage.


Vignette de présentation de la série « Une expo, un chercheur », montrant une installation artistique de l’artiste Kusama

« Une expo, un chercheur » est un nouveau format de The Conversation France. Si de prime abord, le monde de l’art et celui de la recherche scientifique semblent aux antipodes l’un de l’autre, nous souhaitons provoquer un dialogue fécond pour accompagner la réflexion sans exclure l’émotion. Cette série de rencontres inattendues vous guidera à travers l’actualité des expositions en les éclairant d’un jour nouveau.


Et puis, troisième cas de figure, il y a les portraits de Julia Jackson, la nièce et filleule de Cameron, la future mère de l’écrivaine Virginia Woolf (que l’artiste n’a pas connue). La flèche du temps s’inverse : c’est comme si Virginia était « toujours déjà là », en germe dans l'oeuvre de Cameron, elle qui rédigera, en 1926, la première biographie de sa grand-tante, la tirant de l’oubli et façonnant sa légende. Renchérissant de la sorte sur la dimension intrinsèquement littéraire de cette branche (tiens, encore la métaphore végétale…) de l’art photographique qu’on nommera « photolittérature ». Quelque part, Cameron apparaît déjà dans le temps de demain, le temps d’après, celui des modernistes. Et puis, avec son studio « à soi », sa chambre noire « à elle » (installée dans la cave de la maison), elle anticipe sur les revendications de la même Woolf, réclamant pour les femmes une plus grande indépendance, matérielle et financière, au nom du droit à la création.

Julia Margaret Cameron, Julia Jackson, 1867, Tirage albuminé. Bibliothèque nationale de France (BnF)

Des portraits magnétiques

On pourrait les croire en noir et blanc, mais les portraits de Cameron sont plutôt ton sur ton, un sépia sur un fond inégalement sombre. Ses images fascinent parce qu’y affleure le visage, dans sa nudité, sa vulnérabilité – dont parle si bien le philosophe Emmanuel Lévinas –, sa désirabilité, aussi. Sa mélancolie, surtout. Bonjour tristesse, aurait-on envie de titrer, en songeant « à ce quelque chose qui se replie sur moi comme une soie, énervante et douce, et me sépare des autres » dont parlera, au XXe siècle, Françoise Sagan.

Anthropologiquement, la palette des émotions qu’exprime un visage est limitée, mais elle est de tous les temps. Un cri, une lamentation, une imploration, quand ils sont pris dans un faisceau de représentations, picturales, sculpturales, littéraires, reconnues comme telles ou non, prennent racine dans un psychisme collectif et sont de forts vecteurs d’émotion.

Julia Margaret Cameron, « The Echo », 1868, tirage albuminé. Maisons de Victor Hugo Paris-Guernesey

La mythologie, aussi, réactive puissamment l’expression de la souffrance. Le portait intitulé « The Echo » représente une jeune femme désignant implicitement de la main sa gorge : dans la légende rapportée par Ovide, on se souvient que la nymphe amoureuse de Narcisse se voit punie par Junon, qui lui interdit de parler autrement qu’en répétant la dernière syllabe des mots entendus. On pourrait alors à se livrer à une analyse métapoétique de ce portrait, qui pointerait du doigt le mutisme affectant la photographie elle-même. Voyez, entendez, l’écho muet, ineffable, qui se prolonge…

Une photographe anticonformiste

Anticonformiste, Cameron l’est, parce qu’elle choisit de ne respecter aucune des préconisations contemporaines en matière de photographie. Elle va cultiver le flou artistique et faire de ses erreurs – erreurs de débutante, lui fait-on remarquer avec condescendance – sa marque de fabrique.


Read more: Une expo, un chercheur : les crânes géants de Ron Mueck vus par un paléoanthropologue


Plus ses plaques et tirages comportent de tâches, de rayures, de griffes, de traces de doigt, sales par-dessus le marché, et mieux elle se porte ! La matérialité du médium, son opacité, lui importent, alors même que ses images se veulent immatérielles, quasi diaphanes ou éthérées. C’est ce paradoxal rappel à l’ordre de la matière (les tirages au charbon, le collodion dont on recouvre à l’époque les lourdes plaques de verre, le temps de pose, incompressible, mais qu’elle a tendance à rallonger encore, sa signature à la main et ses commentaires apposés tout autour du cliché), qui la distingue des autres photographes.

Julia Margaret Cameron, « Annie », 1864, tirage albuminé. Il s’agit du premier tirage de la photographe. Royal Photographic Society Collection/V&A

Anticonformiste, aussi, le despotisme, à peine éclairé, dont elle fait preuve avec ses modèles, auxquels elle impose, outre la pose, de se draper dans d’invraisemblables tenues, ou de supporter sur le dos de lourdes ailes d’anges. Cameron est une femme puissante, tyrannique dans sa façon de « réaliser » ses tableaux vivants et de diriger ses « acteurs » et « actrices », ce qui est peu conforme, en tout cas, au stéréotype de la femme victorienne.

Les femmes et les enfants d’abord

Les femmes que Cameron photographie sont ses proches, ou ses servantes. Ses sœurs aussi, au sens figuré. En permettant à ses modèles de sortir de l’ombre, celle de l’anonymat comme celle de l’arrière-plan, Cameron les révèle à elles-mêmes. Le topos de la femme en attente de son accomplissement sexuel, elle l’illustre plus d’une fois, comme s’il y avait là une échéance, un rite de passage, dont seule une femme peut saisir l’enjeu et déchiffrer le mystère.

Julia Margaret Cameron, « Lucia », 1864, tirage albuminé. Bibliothèque nationale de France (BnF)

Quant aux enfants, elle comprend, à l’instar des poètes romantiques avant elle, qu’ils sont le sel de la terre, les dépositaires d’une puissance d’être infinie. Aux artistes masculins, qui se détournent des enfants, Cameron oppose sa préférence pour ce qui, chez eux, rompt avec la hiérarchie des adultes. Ses premiers portraits sont du reste des portraits d’enfant. Elle a 48 ans quand sa fille et son gendre lui offrent pour Noël son premier appareil. Avec la ferveur des fraîchement converti(e) s, elle gardera un regard d’enfant pour ce jouet magique qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. Dans l’enfance de l’art…

Un univers victorien

Victorienne, Cameron l’est jusqu’au bout des ongles. Ses portraits de femme, qui ne portent pas l’indication de leur identité (laquelle est réservée aux hommes), s’ornent de légendes mettant en avant des allégories (du chagrin, du deuil, de l’espérance, de la pureté, du désespoir, etc.). Son œuvre, même la plus profane en apparence, s’ouvre sur un arrière-plan religieux. Sous le portrait d’un enfant aux ailes d’ange, on lit « I wait » (J’attends). On comprend immédiatement que le chérubin bougon supporte difficilement l’attente qu’on lui fait subir ; dans un deuxième temps, pour nous, pas pour les Victoriens qui avaient parfaitement intégré le double niveau de lecture, l’énoncé renvoie à l’attente de la résurrection, de la vie éternelle dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas exclu que Cameron introduise, à l’occasion, de l’humour dans ces sujets graves et sérieux.

Une pro du storytelling

En faisant le choix d’illustrer les « Idylles du Roi » de Tennyson, « Christabel » de S.T. Coleridge, « la Veille de la St Agnès » de John Keats, mais aussi Shakespeare, dans la deuxième période de sa courte existence de photographe (douze ans au plus), Cameron opte pour la narration, le storytelling, davantage que pour l’« imagement » (terme emprunté à Jean-Christophe Bailly, dont il faut lire les pénétrants essais sur la photographie). Certes, la photographie se soustrait à « l’éclosion continue » du temps, mais Cameron insiste pour la remettre en mouvement. Pareille dynamique fictionnelle témoigne de la persistance, outre-Manche, d’une forte tradition narrative. Nombre de photos de Cameron s’apparentent ainsi à des esquisses, des départs d’histoires, souvent d’amour : le futur époux de Mary Ryan, immigrante irlandaise, tomba fou amoureux d’elle à la seule vue du portrait qu’en tira Cameron…

Révélation et flou artistique

La photographie est d’abord un processus, chimique voire alchimique, qui se déploie dans le temps. Tout, dans cet arrêt sur image, est tributaire d’une action chimique visant la révélation, l’apparition de l’image au sens épiphanique et encore une fois religieux du terme. C’est l’âme inconnue du portraituré qui se dégage de la plaque, et se dépose sur cette feuille ultrasensible. Le visage illuminé de l’astronome Herschel, tourné vers le ciel qu’il scrute de son télescope, brille d’un éclat autant égaré que surnaturel. Cameron traque la folie, et la sainteté, du génie au moyen de son écriture lumineuse (photo-graphie, littéralement).

Le flou idéalise la personne, lui confère l’équivalent d’une auréole, ce qu’on désignera autrement par le terme d’aura. Mais gare à ne pas abuser de la technique du « soft focus » : les flous hamiltoniens, du nom de David Hamilton, le photographe aujourd’hui controversé des nymphettes qui connut son heure de gloire dans les années 1970, sont (justement) passés de mode.

Le flou caméronien, lui, procède du désir « d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire », dont Charles Baudelaire se méfiait grandement, dans un Salon de 1859 consacré à démolir le surgissement en force de « l’industrie photographique ». En s’arrogeant pour sa part un droit de regard sur « tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute son âme » (Baudelaire, encore), Cameron semble contredire formellement l’idée baudelairienne selon laquelle la photographie ferait notre « malheur » !

Une créatrice partout présente et partout absente

Arrivé au terme de l’exposition, on se pince les yeux. Comment se fait-il qu’aucun de ces portraits – Cameron a dû en réaliser plus d’un millier – ne la représente, elle ? Elle serait l’absente de tout portrait, s’il n’y avait, juste avant la sortie, un portrait réalisé par son fils, lui aussi photographe professionnel.

Henry Herschel Hay Cameron, « Mrs Julia Margaret Cameron », 1867, tirage albuminé. Royal Photographic Society/V&A

On la découvre, les traits un peu épais et mats, très loin des figures de Madones qui hantent ses photos. Cameron se serait-elle fuie elle-même ? Aurait-elle programmé minutieusement sa propre disparition ? Il faut comprendre, je crois, qu’à l’image de William Shakespeare dont Cameron mit photographiquement en scène des moments choisis de son répertoire, le créateur, dramaturge ou photographe, est partout absent et partout présent dans son œuvre, de par sa capacité à absorber l’identité de l’autre en passant tout entier en lui, à créer indifféremment un Iago ou une Imogène, à se faire caméléon, à se défaire de son identité propre, pour mieux les endosser toutes.

L’art le plus sublime, avait dit le poète William Blake, consiste à faire que l’autre « passe avant et devant soi ». Dont acte.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,600 academics and researchers from 4,945 institutions.

Register now