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Ventes d’armes : la France résiste à l’hégémonie américaine

Un militaire sur le pont d'un porte-avions regarde vers la gauche à la jumelle en dessous du nez d'un Rafale.
Un marin français observant l’horizon sous le nez d’un Rafale durant l’exercice « Gallic Strike » conjoint avec le Royaume-Uni. Toulon, le 3 juin 2021. Christophe Simon/AFP

L’annulation du « contrat du siècle » portant sur les sous-marins australiens au profit des États-Unis et du Royaume-Uni a provoqué la stupéfaction et la colère des gouvernants en France. Certains observateurs n’ont pas hésité à dénoncer une volonté délibérée des Anglo-Saxons d’affaiblir l’industrie de défense navale tricolore.


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Si ces arguments peuvent être recevables (la guerre économique entre industries de défense concurrentes pousse évidemment à toutes les éventualités), il demeure important de ne pas perdre de vue que les États-Unis agissent avant tout dans le but de maximiser leurs intérêts nationaux, mais avec des moyens techniques (tels que le réseau ÉCHELON) et financiers largement supérieurs à ceux d’autres États.

La structuration du commerce d’armes au niveau international fait clairement ressortir une domination étasunienne, confirmée par le fait que les cinq entreprises de défense générant le plus de revenus sont toutes américaines.

Le complexe militaro-industriel comme levier de puissance économique et politique

Si de nombreux travaux ont été publiés sur le rôle du complexe militaro-industriel américain et son influence croissante au niveau politique, il convient de ne pas négliger son poids économique.

Déjà, lors de son discours d’adieu à la nation en 1961, le président Eisenhower mettait en garde contre les dangers de ce complexe militaro-industriel devenu à ses yeux trop enraciné dans l’économie et la société américaines. La fin de la guerre froide n’a pas signé sa fin : il a su, au travers de grandes vagues de fusions-acquisitions, trouver un nouveau souffle.

Selon l’US Aerospace & Defense Industry, ce secteur emploie 2,1 millions de salariés en emplois indirects et 880 000 en emplois directs. Son chiffre d’affaires avoisine les 875 milliards de dollars en 2020 et les revenus des exportations frôlent les 91 milliards de dollars. Le marché domestique américain représente le premier marché de défense de la planète (38 % du marché mondial). Cela profite fortement à ses grands groupes de défense, leaders internationaux autour desquels est structurée la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) américaine.

Représentant plus de 100 000 emplois directs à elle seule, Lockheed Martin est la première entreprise de défense mondiale et joue un rôle important dans les politiques d’armement étatsuniennes. Ici, Donald Trump, alors président, serre la main de Marillyn Hewson, la PDG de la firme, devant la Maison Blanche, le 23 juillet 2018. Brendan Smialowski/AFP

Moins dépendants des exportations en raison de ce marché intérieur conséquent, les États-Unis sont soucieux d’éviter la diffusion de technologies militaires susceptibles de modifier les équilibres de puissance au niveau international et ont souvent été moins enclins à exporter leurs technologies militaires d’avant-garde que leurs concurrents.


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Ainsi, les États-Unis ont mis en place un ensemble de mesures contraignantes dans le domaine des exportations de défense, démontrant que les considérations politico-stratégiques sont prioritaires pour eux. La législation américaine (sur le transfert d’armes) est en effet très sévère.

Cependant, du fait d’un contexte budgétaire contraint, le gouvernement américain a assoupli les contrôles des exportations d’armes ces dernières années, afin de soutenir son industrie de défense.

Au-delà de l’assistance sécuritaire accordée à de très nombreux États dans le monde, via les FMS ou les EDA, les États-Unis incitent leurs entreprises de défense à réinvestir une partie de leurs bénéfices issus des exportations dans le développement de technologies nouvelles.

D’autre part, en nouant des partenariats industriels de défense importants avec des pays comme les Émirats arabes unis, Israël ou la Pologne, Washington consolide ses relations de défense avec des alliés traditionnels.

Deux impératifs de leur politique étrangère apparaissent ainsi en filigrane : la lutte contre le terrorisme et les retombées des industries de défense pour leur économie nationale, via, notamment, l’annihilation des concurrents directs les plus dangereux.

La France, concurrent le plus redoutable de l’industrie de défense américaine ?

C’est un axiome bien connu dans le marché des armes : « pour acheter, il est nécessaire de vendre ».

La France n’échappe pas à cette règle et les marges de manœuvre dont elle dispose sont bien moins importantes que celle des États-Unis. Si la France veut conserver son autonomie dans le domaine de la défense, les exportations sont nécessaires pour pérenniser sa BITD, qui représente 80 000 emplois directs et 120 000 indirects.

4 questions sur les exportations d’armements de la France, Brut, 4 juin 2021.

Environ 40 % du chiffre d’affaires enregistré par la BITD française provient des exportations : la taille du marché français est insuffisante pour permettre une réduction massive des coûts et, donc, d’importantes économies d’échelles.

Possédant une industrie unique en Europe, la France est le seul pays de la région à être autonome dans encore nombre de systèmes critiques d’armes (avions de combat, chars lourds, navires de fort tonnage, missiles, radars…) tout en étant cependant dépendant pour ce qui concerne un certain nombre d’autres systèmes (drones longue endurance, ISR, composants électroniques embarqués…). Néanmoins, le savoir-faire accumulé fait de Paris une réelle et sérieuse alternative aux États-Unis dans nombre de secteurs hautement stratégiques des armements.

Cet état de fait n’est pas nouveau : dans les années 1960 déjà, l’industrie de défense française gênait énormément les États-Unis dans le cadre de compétition internationale.

À l’époque, dans le domaine aéronautique par exemple, le Mirage était l’une des rares alternatives aux avions de combat américains et soviétiques et attira tout particulièrement l’attention de pays qui, à l’instar de la France, voulaient atténuer l’influence hégémonique des deux superpuissances.

Depuis, si Paris s’est fortement rapproché des États-Unis, le comportement de ces derniers n’en a pas été moins offensif. Washington a, ces dernières années, systématiquement tenté de faire capoter des accords pourtant bien avancés dans de très nombreux contrats d’armements :

  • 1992 : la mise en place d’une surveillance de la forêt amazonienne au Brésil (projet SIVAM) via la fourniture d’un satellite et d’un radar de surveillance. Cet appel d’offres d’un montant de 1,4 milliard de dollars verra le Français Thomson-CSF (devenu Thales en 2000) affronter la firme américaine Raytheon. Cette dernière obtiendra ce marché le 18 juillet 1994 après que des interceptions effectuées par la CIA sur des dessous de table supposés et des interceptions de communications de la NSA entre Français et Brésiliens aient été exploitées. Des révélations plus tardives démontreront que les États-Unis avaient agi de la même manière.

  • 2002 : le renouvellement des avions de combat de la Corée du Sud. Le Rafale était opposé au chasseur F-15K de Boeing. Au terme des campagnes d’évaluations techniques et opérationnelles, le Rafale fut classé en tête en termes de performances, mais de très nombreux rebondissements lors de cette affaire (perquisition, rumeurs de corruption, intimidations, espionnage…) amenèrent la défaite de Dassault. Le F-15K fut choisi par Séoul pour des considérations de sécurité nationale, car les États-Unis demeurent le véritable garant de sa sécurité face à la Corée du Nord.

  • 2002 encore : le Rafale était en concurrence avec le F-16 en Pologne. L’appareil français impressionna les pilotes de l’armée de l’air, mais les compensations proposées par les Américains firent basculer leur choix. Washington s’engagea à inclure dans le contrat un transfert de technologie portant sur le système de télécommunications crypté Tetra (avec Motorala), ainsi que la création d’un centre de recherche en informatique couplé à un plan de R&D conséquent.

  • 2007 : au Maroc, les États-Unis acceptèrent un rabais important pour empêcher une fois de plus Dassault de vendre son Rafale. Ils proposèrent 36 chasseurs F-16 pour un montant de 2 milliards de dollars, contre 2,3 milliards d’euros pour 18 Rafale, assortis d’une garantie américaine pour faire bénéficier Rabat de l’ensemble des ressources technologiques du F-16. Dans ces conditions, le Rafale n’avait aucune chance de l’emporter.

L’un des F-16 marocains, achetés à un prix défiant toute concurrence (française). Ici durant les exercices « African Lion 2021 » dans le sud-ouest du Maroc, le 18 juin 2021. Fadel Senna/AFP

Il arrive parfois que les États-Unis bloquent, pour des raisons de « sécurité nationale et de politique étrangère », la vente de certains composants électroniques américains qui équipent certains systèmes d’armes français. La réglementation américaine ITAR a ainsi poussé Washington à bloquer la vente de deux satellites-espions français (Airbus et Thalès) aux Émirats arabes unis en 2014 ainsi que la vente de missiles de croisière Scalp (MBDA) vers l’Égypte et le Qatar.

Une intervention directe de l’ancien président François Hollande fut nécessaire pour débloquer la vente des satellites en février 2014. Le contrat pour le missile Scalp ne put être débloqué et Paris s’engagea auprès du Caire à fabriquer un composant analogue échappant au dispositif ITAR.

Dans ces cas précis, la sécurité d’Israël via le maintien d’un avantage militaire face à ses potentiels adversaires arabes, le Qualitative Military Edge, servit de prétexte pour contrer les effets politiques des succès commerciaux du Rafale à l’exportation.

Plus récemment encore, de très nombreux marchés ont opposé industriels français et Américains (hélicoptères Caracal vs UH-60 en Pologne, chasseurs Rafale et systèmes antiaériens SAMP-T vs chasseurs F-35 et systèmes antiaériens Patriot en Suisse…), avec à la clé de nombreuses défaites françaises, notamment en raison de pressions politiques en direction d’alliés fortement dépendants des États-Unis.

Un soldat polonais devant un hélicoptère Airbus Caracal durant les tests effectués par le pays en vue de remplacer ses appareils vieillissants. Suite à des dissensions sur les compensations industrielles proposées par Airbus, la Pologne a choisi du matériel américain. Powidz, le 14 mai 2015. Janek Skarzynski/AFP

Résister aux ambitions hégémoniques des États-Unis

Ce qui ressort du comportement américain est la volonté manifeste de maintenir son hégémonie économique et industrielle dans le domaine des armements, notamment en Occident.

La France est ici principalement visée, car elle dispose justement des atouts qui font d’elle une véritable rivale dans nombre de domaines technologiques clés.

En cherchant à maintenir son hégémonie par tous les moyens, Washington tente par ailleurs de limiter les marges de manœuvre de certains acteurs régionaux influents (Inde, Corée du Sud, Égypte, Indonésie…) en impactant leurs degrés d’autonomie stratégique et de décision sur la scène internationale.

En limitant ainsi la possibilité pour ces États d’acquérir des technologies autres qu’américaines, les États-Unis affermissent d’autant leur influence. En effet, il ne faut pas omettre le fait que le pays vendeur d’armes dispose, outre d’informations sensibles, de moyens de pression quant à leur maintenance, leur modernisation et… leur utilisation.

La France, avec un budget de la défense contraint et une dépendance aux exportations forte, ne dispose que de peu d’appui au sein d’une Union européenne déjà en partie dépendante des industries de défense américaines.

Il lui appartient donc d’être en mesure de continuer à établir avec certains États, européens ou extra-européens, des partenariats susceptibles de durer dans le temps, sans exposer inutilement sa BITD, afin de faire en sorte que le village gaulois continue à résister encore et toujours…

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