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Sous-marins australiens : le modèle français d’exportation d’armes en question

Sous-marin Suffren avec peinture bleu, blanc, rouge. Homme en costume souriant bras croisé devant.
Pour financer ses équipements militaires de pointe, comme ici ses sous-marins nucléaires d'attaque (SNA), la France a besoin des débouchés que constitue la vente d'armes à l'étranger. Ici, lancement officiel des Suffren, à Cherbourg le 12 juillet 2017. Ludovic Marin/AFP

Le 15 septembre 2021, l’Australie décide de renoncer à l’acquisition de douze sous-marins français Shortfin Barracuda produits par Naval Group et annonce la création d’un pacte de sécurité avec le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS, pour Australia, United Kingdom, United States) qui lui permettra de se procurer, auprès de Londres et Washington, des navires à propulsion nucléaire.


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Cette affaire implique des dynamiques soumises à des temporalités différentes : celles liées à la géopolitique internationale, davantage régie par le court terme et où s’impose souvent une forte réactivité ; et celles liées à l’industrie de défense, régie par la planification et les cycles de long terme.

L’accélération de l’agenda géopolitique australien semble ici clairement avoir désynchronisé la demande et l’offre. Dans ce contexte, l’industriel Naval Group et l’État français sont des « victimes collatérales » d’une course aux armes en Asie-Pacifique où la Chine et les États-Unis rivalisent pour une hégémonie mondiale.

Un choix que l’Australie estime bénéfique pour elle…

Face à l’option française initiale, fondée sur une propulsion conventionnelle, l’Australie a finalement préféré une option stratégique d’acquisition de sous-marins à propulsion nucléaire, en partenariat avec les États-Unis et le Royaume-Uni. Qu’est-ce qui a pu conduire à ce choix ?

Il semblerait qu’en raison de l’évolution rapide de l’agenda géopolitique et de la montée des tensions entre la Chine et l’Australie ces derniers mois, il soit devenu nécessaire pour le pays d’acquérir de nouveaux sous-marins plus performants par rapport à la spécification initialement demandée. Cette acquisition garantirait ainsi une portée opérationnelle supérieure à celle d’un sous-marin conventionnel.


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De plus, dans le cadre de l’accord AUKUS, les Australiens recherchaient certainement une réassurance de sécurité dans la région que seuls les États-Unis pouvaient leur offrir, ce qui explique leur refus de recourir à la technologie nucléaire française. Cette recherche de protection a vraisemblablement pesé lourd dans l’arbitrage rendu par l’Australie.

La Chine condamne une vente « irresponsable » de sous-marins américains à l’Australie, France 24, 16 septembre 2021.

… mais qui pourrait bien se révéler plus coûteux que prévu

Trois aspects sont à prendre en compte dans la dimension industrielle de cette rupture de contrat.

Tout d’abord, le projet retenu sera certainement plus coûteux que le projet initial. Premièrement parce que la rupture de celui-ci entraîne un versement de pénalités dont le montant reste à déterminer. Le PDG de Naval Group l’a dit :

« Cette résiliation par convenance donnera lieu à un paiement des coûts engagés et à venir, liés à la démobilisation physique des infrastructures et informatique ainsi qu’au reclassement des employés. »

Ensuite, le design des futurs sous-marins australiens sera certainement inspiré soit des classes Virginia (américains), soit Astute (britanniques). Ces sous-marins pèsent environ 7 500 tonnes contre 4 000 pour la version australienne du Suffren. Étant plus lourds, ils seront certainement plus coûteux à construire.

Enfin, la durée de réalisation d’un tel projet sera longue. Les Britanniques et les Américains ne disposent pas des capacités de production nécessaires pour satisfaire la demande australienne dans l’immédiat. Des délais sont donc à craindre. Par ailleurs, l’industrie navale britannique a montré de grandes difficultés dans la conduite du projet Astute, qui se sont traduites par des dérives de coûts et des délais importants.

De plus, côté australien, il convient de noter que le pays n’a aucune expérience dans la mise en œuvre opérationnelle, la doctrine d’emploi, ni l’entretien de sous-marins à propulsion nucléaire. Tout cela n’est certes pas impossible à acquérir mais demande du temps, même si les compétences en la matière sont rares.

Au final, il risque donc d’y avoir un décalage opérationnel entre le besoin – qui est soudainement devenu urgent – et la réalité industrielle, organisationnelle et technologique d’un tel choix.

Les sous-marins australiens actuels ont tous entre 18 et 25 années de service et ne pourront sans doute pas être utilisés jusqu’à la mise en service des sous-marins nucléaires voulus par Canberra. Peter Parks/AFP

Sur un plan plus stratégique, l’Australie remplace la dépendance à la France (qui proposait d’importants transferts de technologie) par une dépendance aux États-Unis plus forte, car a priori sans transfert de technologie. Ainsi, les Australiens risquent d’acheter une « boîte noire » dont les secrets de fabrication leur resteront inconnus.

Enfin, alors que les Australiens cherchaient à consolider leur filière navale, il leur faut envisager un gros manque à gagner dans le cadre de la maintenance des futurs sous-marins. L’ensemble du contrat pourrait se solder par la disparition de 1 800 emplois chez Naval Group Australia et environ 1 000 autres chez les sous-traitants australiens.

En 2021, quand on était encore dans une phase de design, 650 emplois étaient concernés en France (dont environ 500 à Cherbourg) ainsi que 350 emplois en Australie.

Exporter pour financer son excellence industrielle : le modèle français

Cette affaire des sous-marins met aussi en avant les divergences existantes entre les modèles d’exportation français et américain, dont il s’agit de déterminer les logiques sous-jacentes.

On peut considérer tout d’abord que le modèle français est centré autour du produit (un système d’armes) et des enjeux industriels. Il se caractérise aujourd’hui par une dépendance accrue vis-à-vis des exportations. En effet, la France exporte aujourd’hui un peu plus de 30 % de sa production totale d’équipements de défense (contre 8 % dans les années 1960 et 15 % dans les années 1970).

Les motivations sont d’abord économiques et liées au modèle d’armée ainsi qu’aux moyens nécessaires à la crédibilité de la dissuasion.

Le marché français est trop étroit pour maintenir les compétences industrielles nécessaires à la production de l’ensemble des équipements dont les forces armées ont besoin et ainsi amortir les coûts de recherche et développement indispensables à la compétitivité des entreprises.

Pourtant, la concurrence mondiale, et en particulier européenne, pousse à une productivité élevée. Le dilemme inhérent à ce modèle tient aux risques de dépendance aux exportations d’armes, alors que la technologie associée à ces armes positionne la France haut dans la hiérarchie des industries de défense. C’est le modèle d’une puissance moyenne avec des ambitions mondiales et des contraintes économiques et industrielles certaines.

4 questions sur les exportations d’armements de la France, Brut, 4 juin 2021.

De ce fait, le programme australien représentait 10 % de l’activité de Naval Group et offrait une visibilité en termes d’activité sur plusieurs décennies. Historiquement, les exportations jouent un rôle important dans le fonctionnement de Naval Group (30 % du chiffre d’affaires sur la décennie 2010) : le modèle économique de l’entreprise nécessite d’exporter pour entretenir les compétences industrielles et l’activité des bureaux d’étude.

Néanmoins, compte tenu des engagements internationaux de la France, le contrôle des exportations reste exigeant. Enfin, les exportations sont également conçues comme des opportunités de rapprocher la France de ses clients au travers des « partenariats stratégiques ».

Par ailleurs, la France a historiquement été considérée comme une « troisième voie » entre les États-Unis et l’URSS durant la guerre froide, et il n’est pas interdit de penser que ce sera aussi le cas dans le cadre de la rivalité entre la Chine et les États-Unis.


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L’exportation comme instrument diplomatique pur : le modèle américain

À l’opposé du modèle français d’exportations d’armes, on trouve le modèle américain. Il se caractérise fondamentalement par un budget de défense sans commune mesure au niveau mondial et ses corollaires : une flotte d’équipements qui confère un statut de grande puissance ; des accords de défense stables associés à des partenariats de long terme (OTAN, Japon, Australie, etc.) ; une industrie de défense capable de produire l’ensemble du spectre des équipements au plus haut niveau de la technologie disponible et dont les entreprises sont classées parmi les plus importantes du secteur.

D’un point de vue économique, le marché américain est pleinement intégré, c’est-à-dire homogène d’un point de vue politique et comportant un nombre limité d’acteurs industriels (au contraire du marché européen souvent qualifié de « fragmenté »). Sa taille est suffisamment large pour que les entreprises américaines ne soient pas dépendantes des contrats d’exportation. Cela lui confère un avantage comparatif majeur, grâce aux économies d’échelle induites par la taille de son marché domestique. La pression aux exportations est donc moins forte pour les entreprises américaines que pour les entreprises françaises.

Armement : les États-Unis dominent, les ventes d’armes augmentent, Euronews, 8 décembre 2020.

Cette situation sur le marché domestique permet aux États-Unis d’envisager les exportations d’armes comme des relations diplomatiques.

Il s’agit, d’une part, de garder la maîtrise des technologies de défense et de garder inchangée la hiérarchie militaire et, d’autre part, de créer les conditions d’un partenariat qui permet aux pays clients d’obtenir une forme d’assurance vis-à-vis des États-Unis.

Ce dernier point constitue un second avantage comparatif, en ce que la valeur accordée aux exportations d’armes bénéficie de l’« image de marque » américaine, jugée supérieure à celles des autres pays. Celle-ci peut aussi se conjuguer à des effets d’interopérabilité entre les forces armées américaines et celles du pays importateur, jouant ainsi un rôle de multiplicateur de forces.

Du point de vue français, cette affaire soulève plusieurs problèmes : la soutenabilité d’un modèle économique de défense dépendant des exportations, associé à un marché domestique de petite taille par rapport aux États-Unis et un modèle d’armée reposant sur des équipements très technologiques. Mais, comme le souligne l’exemple de la vente des frégates et des avions Rafale à la Grèce, l’image de marque de la France n’est pas écornée, puisqu’au-delà des relations commerciales, un accord de défense ambitieux a été signé. Cela montre que, tout comme les États-Unis, et malgré le camouflet qu’a constitué pour elle le revirement de Canberra, la France reste capable de construire des partenariats durables.

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