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Vols à vide : un révélateur du bras fer entre compagnies aériennes et aéroports

La compagnie aérienne Lufthansa a annoncé fin 2021 être contrainte d’organiser 18 000 vols sans passagers pour conserver ses créneaux aéroportuaires. Christof Stache / AFP

L’encadrement européen de l’attribution et de la gestion des créneaux horaires d’atterrissage et de décollage des avions repose sur un constat, celui d’une ressource rare qui est à la base de toute l’activité aérienne. Depuis 1993, la règle valide un « droit acquis » attribué aux compagnies aériennes repose sur les relations passées entre compagnies aériennes et gestionnaires d’infrastructures aéroportuaires. Ainsi, Air France reste indétrônable dans les aéroports parisiens, tout comme Lufthansa à Francfort ou Munich.

En contrepartie de ce « droit acquis », le droit de l’Union européenne oblige les compagnies aériennes à utiliser au moins 80 % des créneaux horaires attribués, considérant qu’en deçà de ce seuil, elles n’en avaient pas besoin. Si c’est le cas, d’autres compagnies aériennes peuvent en disposer.

« Coup de bluff »

Ce seuil a maintes fois été suspendu, lorsque chaque circonstance l’exigeait, tenant compte par exemple des perturbations causées par l’éruption d’un volcan jusqu’à la crise du Covid-19. Depuis la reprise du trafic aérien lors de l’été 2021, le seuil minimal d’utilisation est remonté à 50 %. C’est ce rétablissement que conteste Lufthansa en annonçant, en décembre dernier, qu’elle devra organiser environ 18 000 vols à vide. La compagnie aérienne allemande a ainsi relancé une polémique qui révèle les rapports de force entre les différentes parties prenantes comme autant de lignes de fractures dans un secteur économique en plein doute quant à son avenir.

D’ailleurs, ACI Europe, le syndicat professionnel des gestionnaires aéroportuaires, a estimé dans un communiqué qu’il n’y avait « absolument aucune raison » de faire voler les avions à vide et la presse a qualifié l’annonce de Lufthansa de « coup de bluff », soulignant que la réglementation européenne n’oblige en rien ces vols.

En effet, les textes européens indiquent que les règles concernant les créneaux ne s’appliquent pas en cas d’une « fermeture partielle ou totale de la frontière », d’une « réduction de la capacité de l’aéroport, pendant une partie substantielle de la période de planification horaire concernée » ou encore « des restrictions de voyage [comme] des interdictions de vols au départ ou à destination de certains pays ou zones géographiques ». Aucune règle n’impose donc à aucune compagnie d’assurer de tels vols.

Cependant, en arrière-plan de cette polémique se joue une bataille pour influencer les évolutions réglementaires. Depuis 2015, les institutions européennes débattent en effet afin d’établir une stratégie pour l’aviation civile, tenant compte de la nécessaire transition écologique, des bouleversements concurrentiels dus aux compagnies à bas coûts, et enfin de la compétition internationale incarnée par les compagnies du golfe Persique.

La pandémie actuelle a intensifié ce débat, donnant à cette polémique sur ces vols de la compagnie Lufthansa un intérêt particulier. Elle témoigne en effet que, dans ce contexte sanitaire et économique déprimé, les compagnies aériennes tentent d’imposer leurs vues aux aéroports et aux institutions européennes dans deux dossiers conflictuels.

Rapport de force

Le premier porte sur une double réforme en cours, comprenant la refonte de l’attribution des créneaux aéroportuaires ainsi qu’une meilleure protection du consommateur, dont le texte actuel date de 2004. Les propositions de la Commission européenne, formulées il y a 10 ans, restent bloquées dans le processus législatif ordinaire, impliquant à poids égal le parlement européen et le Conseil des ministres. Ces deux institutions ne trouvent pas d’accord politique, malgré l’inscription de ces deux réformes comme priorité d’action en 2021.

Les deux législateurs s’opposent au projet d’augmentation du seuil d’utilisation des créneaux aéroportuaires à 85 %, et souhaitent temporiser quant aux renforcements des droits des passagers, alors que les compagnies aériennes n’ont pas fini de dédommager leurs passagers des annulations faites au printemps 2020. La décision de Lufthansa semble vouloir réactiver les volontés de part et d’autre d’avancer sur ce dossier législatif.

Le second dossier oppose, dans un contexte de lente et incertaine reprise du trafic aérien, les compagnies aériennes et les aéroports sur le calcul des redevances aéroportuaires dues par les premières aux seconds. Les redevances aéroportuaires sont actuellement payées par les compagnies aériennes pour l’utilisation des installations et des services des aéroports. Elles font partie du prix total payé par les passagers et les clients du fret aérien. Les redevances aéroportuaires représentent donc une part importante des revenus des aéroports et une part non négligeable des coûts d’exploitation des compagnies aériennes.

Ce fut le sens de l’une des mesures de soutien au secteur à la suite de la pandémie, qui a amené au report, annoncé le 29 mars 2020, du paiement de certaines taxes et redevances exigibles entre mars et décembre 2020, sur les années 2021 et 2022. La mesure concerna la taxe de l’aviation civile et les taxations annexes comme les redevances sur les services terminaux de la circulation aérienne que recouvre Eurocontrol ou encore la taxe de solidarité sur les billets d’avion.

Cette mesure d’aide d’État, déclarée compatible avec le droit de l’Union, outre les réactions des compagnies aériennes, tantôt pour dire l’insuffisance de l’aide, tantôt pour en contester le bien-fondé, ramène fondamentalement à une double critique. Celle-ci porte d’une part sur le fait que l’on taxe un accès au territoire, jouant alors contre sa compétitivité dans la concurrence mondiale, et d’autre part, sur une « surtaxation » des compagnies aériennes nationales dont le marché est principalement à destination et au décollage du territoire concerné.

Dès lors, elles sont l’objet d’un véritable rapport de force entre les opérateurs privés, sur fond de pénurie de la ressource et de crise systémique du secteur. C’est ce que vient rappeler en ce début d’année la polémique autour des vols à vide.


Frédérique Berrod, professeure à Sciences Po Strasbourg, a supervisé la rédaction de cet article.

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