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Wikipédia par l’anecdote : je suis Philip Roth

Philip Roth sur WIkipédia. Wikipédia

Alors que le grand écrivain américain a disparu ce 22 mai 2018, revenons sur une anecdote qui montre qu'il tenait à maîtriser son image jusque dans les moindres détails.

La meilleure façon d’écouter/lire cette anecdote est de mettre en route la vidéo en lisant le texte. Les liens dans le texte correspondent aux captures d’écran de la vidéo et vous permettront de pénétrer dans les rouages de Wikipédia pour vérifier ce que raconte l’anecdote : les relations difficiles de l’écrivain avec les articles Wikipédia traitant de ses romans.

Enseigner Wikipédia par les anecdotes: Je suis Philip Roth.

Philip Roth est un écrivain américain, très connu aux États-Unis, et dans le monde entier.

Il a écrit en 2000 un best seller, The Human Stain (en français « La tache »). À sa sortie, parmi les critiques littéraires élogieuses du livre, certains, comme cet article de la revue littéraire Salon, voient dans le héros du livre, Coleman Silk, un personnage inspiré d’une figure du monde littéraire réelle : Anatole Broyard. L’article Wikipédia sur le roman (en anglais) mentionne cette référence.

Le 20 août 2012, le passage en question est effacé avec une justification étrange : « Je suis le biographe de Philip Roth, et je supprime ce passage à la demande de Philip Roth ». Le passage en question est rétabli (le vandalisme par usurpation d’identité est courant). Il est de nouveau effacé avec le même argument puis de nouveau rétabli.

Quelques jours après, le 7 septembre, paraît dans le New Yorker une « lettre ouverte » de Philip Roth à Wikipédia. Dans cette lettre, l’écrivain affirme que Coleman Silk n’est pas inspiré par Anatole Broyard, qu’il le sait bien puisqu’il est l’auteur du livre, qu’il a essayé de retirer de WP ce passage erroné, et qu’on lui a répondu que, même convaincu qu’il s’agissait bien de Philip Roth, on ne voulait pas accéder à sa demande tant qu’il ne fournirait pas de sources vérifiables dignes de foi.

S’ensuit alors un buzz médiatique, le Guardian et d’autres quotidiens relatent l’affaire : Comment Wikipédia peut il mieux savoir que l’auteur lui-même ?

Pourtant, en regardant de plus près le passage incriminé, rien n’est faux : certains critiques (mais aussi des universitaires) ont effectivement imaginé que Coleman Silk est inspiré d’Anatole Broyard. C’est ce que rapporte Wikipédia. Il y a mieux : le passage indique même que Philip Roth n’est pas d’accord avec cette interprétation, en citant une interview de lui dans Bloomberg News.

D’un côté, l’auteur à succès veut être maître de son image, de son œuvre et de son inspiration. Il clame son incompréhension d’être nié par une foule d’ignorants.

De fait, la page de discussion de l’article possède des dizaines de contributions à ce débat tout au long de l’automne 2012.

De l’autre côté, du point de vue de Wikipédia, il est nécessaire de rendre compte de tous les points de vue. Ou plus exactement, de tous les points de vue qui sont vérifiables : qu’est-ce qu’être vérifiable ? C’est sourcer ses affirmations, et préférer des sources secondaires (c’est-à-dire des analyses a posteriori) plutôt que des sources primaires (le document originel ou l’auteur lui-même).

Dans notre affaire les critiques sont sourcées : il n’y a aucune raison de ne pas les prendre en compte selon Wikipédia.

Philip Roth n’est pas d’accord ? On en rend compte aussi. Philip Roth le prend mal et écrit une lettre ouverte dans le New Yorker ? la source primaire (la voix indignée de l’auteur) devient une source secondaire.

C’est le principe de neutralité, le deuxième principe fondateur de Wikipédia : tous les points de vue sont recevables du moment qu’ils sont vérifiables, c’est-à-dire qu’ils sont référencés dans des sources fiables.

Il ne s’agit pas de trancher pour savoir qui a tort ou qui a raison. Il s’agit d’avoir un panorama de ce qui s’écrit sur la question et c’est parfois un subtil et fragile équilibre.

Ce qui constitue une source fiable est aussi parfois un dilemme : l’affaire a ensuite eu un épilogue : un post Facebook de la fille d’Anatole Broyard réfute le témoignage de Philip Roth : contrairement à ce que ce dernier affirme, Philip Roth aurait connu son père.

Mais un post sur un mur Facebook n’est pas considéré comme une source fiable, contrairement à une publication dans une revue comme le New Yorker. Les choses deviennent encore plus complexes quand ce post Facebook est ensuite cité dans Salon. Les affirmations de la fille acquièrent une légitimité au moment où le journaliste de Salon la cite.

Pour un historien, la critique des sources est un point crucial. Dans ce cadre, la relation entre Wikipédia et ses sources est un objet d’étude passionnant.

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