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William Webb Ellis est-il le fondateur du rugby ?

Statue de William Webb Ellis, courant avec le ballon dans la main, devant Rugby School. Wikipédia / Elliott Brown, CC BY-SA

Bourgade anglaise à 120 kilomètres au nord-ouest de Londres, dans le Warwickshire, Rugby est connue pour son école, devenue le lieu saint de l’ovale, ou si l’on voulait poursuivre la métaphore religieuse, le « Bethléem » du jeu de rugby. Parmi les équipes de passage, seules les plus prestigieuses obtiennent exceptionnellement le droit d’en fouler la pelouse et de s’y entraîner.

Rugby, une école privée prestigieuse

Fondée en 1567 pour accueillir des garçons des familles aristocratiques, l’école déménagea en 1750 pour s’installer dans un parc de huit hectares aux abords de la ville, Old Manor House. Rugby est une public school, c’est-à-dire l’un des plus célèbres collèges privés d’Angleterre. On appelle en effet en anglais « public school », curieusement pour un Français formé aux préceptes de Jules Ferry, ces prestigieux établissements privés comme Eton, Winchester ou Harrow.

Rugby compte parmi ses anciens élèves célèbres le poète de guerre et grand sportif Rupert Brooke, le Premier ministre Neville Chamberlain, ou encore le poète et critique Matthew Arnold, fils du directeur de l’école Thomas Arnold. L’écrivain et mathématicien Lewis Carroll, de son vrai nom Charles Lutwidge Dodgson, est du nombre. Si l’auteur d’Alice au Pays des Merveilles n’y fut pas très heureux et en garda même un mauvais souvenir, il y excella en mathématiques. Dans la bibliothèque de l’école est exposé son manuel où l’on peut lire cette inscription en latin : « Ce livre appartient à Charles Lutwidge Dodgson, ne pas toucher ! » Plus récemment Salman Rushdie y fut également élève, surtout fier en fait de fréquenter, dira-t-il, l’école de Lewis Carroll.

Charles Dickens situa dans la petite ville de Rugby certaines de ses nouvelles en 1866 dans un recueil intitulé Mugby Junction, où le nom inventé « Mugby » déguise à peine le nom de la ville. Dickens y moque en particulier la gare de chemin de fer, où un jour il fut traité avec suspicion par la propriétaire du buffet, qui ne l’avait pas reconnu et le fit même payer d’avance. Mais le plus célèbre des anciens de Rugby, des alumni, n’est pas un écrivain, ni un savant, ni un homme politique. C’est un modeste pasteur, William Webb Ellis, qui donna le nom de son école à tout un sport. Il faut maintenant en revenir à lui.

Webb Ellis, sportif et clergyman

William Webb Ellis fréquente l’école de Rugby entre 1816 et 1825. Il était né le 24 novembre 1806 à Salford, l’année de naissance du grand philosophe du siècle, John Stuart Mill et de la poétesse victorienne Elizabeth Barrett Browning. Il était le fils de James Ellis, un officier d’origine galloise des Royal Dragoon Guards et d’Ann Webb, dont le mariage fut célébré en 1804 à Exeter. James Ellis servit notamment en Irlande. Il trouva la mort loin des îles Britanniques le 6 mai 1811 lors de la bataille d’Albuera en Estrémadure, où quatre mille soldats britanniques furent tués. Lord Byron l’évoque l’année suivante dans son poème « Childe Harold ».

Après le décès de son mari, Ann Webb s’installa vers 1814 avec ses fils, William et Thomas de deux ans son aîné, à Rugby, dans le comté de Warwickshire, probablement parce qu’elle y avait de la famille. Les deux petits orphelins admis comme élèves boursiers à l’école de Rugby firent leur rentrée en septembre 1816.

C’est en 1823 qu’a lieu le geste transgressif et fondateur. Sur le terrain de football de son école, William Webb Ellis prend donc tout à coup le ballon sous le bras et court jusqu’entre les poteaux.

Est-on sérieux quand on a 17 ans ? Rimbaud pourrait répondre par la négative. Paul Morand aussi, qui écrit dans Venises :

« A dix-sept ans, j’ouvris la fenêtre ; l’air du stade entra ; l’herbe élastique, la cendrée des pistes, la boue du rugby où tant de statues instantanément se sculptent dans la boue […] Soudain, c’était vivre […] »

Ou encore :

« J’acceptai la loi, je découvris la conscience collective, le goût de l’équipe, l’amour du prochain dont personne ne m’avait parlé. Je n’avais jamais vu le devoir que sous sa forme abstraite, rébarbative ; le sport me l’a fait sentir, vivre, aimer ; je compris qu’on doit passer le ballon. »

Webb Ellis entre ensuite, grâce à une bourse universitaire Iver, à l’université d’Oxford, à Brasenose College en 1825, à l’âge de 18 ans. Il y obtient sa licence en 1829, puis sa maîtrise en 1831. Continue-t-il à jouer au football-rugby ? Peut-être. Mais il pratique en tout cas le sport. Nous savons qu’il a joué au cricket dans l’équipe d’Oxford, opposée à celle de Cambridge en 1827.

Comme nombre d’anciens de Brasenose College, il entre ensuite dans les ordres. Il est nommé diacre, en poste à la paroisse de Gravesend. Il devient ensuite prêtre et ministre du culte de St George’s Chapel, rue Abermarle, à Londres. Il perd sa mère en 1844, alors qu’il est pasteur à Saint-Clementes Danes, sur le Strand, et sa mère y est ensevelie dans la crypte. On le retrouve enfin recteur de Magdalen Laver dans l’Essex en 1855.

Les brumes anglaises requièrent une solide constitution. C’est sans doute pour des raisons de santé que William Webb Ellis décide de s’installer dans le sud de la France à Menton, comme le romancier écossais Tobias Smollett le fit avant lui à Nice, où une rue porte son nom, la « rue Smolett » (la plaque l’amputa d’un l), ou comme un autre pasteur, l’écrivain Laurence Sterne, qui voyagea la mort aux trousses sur les routes de France et laissa un étincelant Voyage Sentimental.

Menton n’est alors une commune française que depuis peu, par le traité de Paris du 2 février 1861, et la ville a retrouvé sa place dans le nouveau département des Alpes-Maritimes né du rattachement, un an plus tôt, du Comté de Nice à la France. Ellis aura été témoin des travaux que le Second Empire lance, notamment la construction de voies ferrées qui désenclavent les Alpes-Maritimes et Menton en particulier. La Grande Corniche est réaménagée. Commencés en mai 1867, les travaux de construction du port seront terminés en 1878.

Ellis aurait pu également être nommé – mais ce ne fut pas le cas – pour assurer le service de l’église du Christ, située en bord de mer, près de l’actuel square Victoria. Les Britanniques sont alors en effet nombreux à Menton si bien que dès 1867, si l’on en croit l’homme de lettres et journaliste Charles Yriarte dans Le Monde illustré, le village est devenu « un bourg anglais ».

Le pasteur anglican Ellis décède le 24 janvier 1872, alors qu’il réside à l’« hôtel d’Italie et de Grande-Bretagne ». Le fait qu’il se soit à l’avance acquitté de ses frais d’obsèques permet de penser qu’il avait exaucé le vœu du docteur James Henry Bennet, venu à Menton en 1859 « pour mourir dans un coin tranquille ». Le docteur Bennet s’y investira en fait et en fera une station climatique.

On ne connaît qu’un seul portrait de William Webb Ellis. Celui-ci parut dans The Illustrated London News après qu’il eut prononcé en 1854 un sermon remarqué sur la guerre de Crimée. La gravure, exposée à la National Portrait Gallery de Londres, montre un clergyman des plus paisibles et posés, au regard serein. Il laissa ses biens à des œuvres de bienfaisance.

Telle est la légende. Le sens étymologique bien connu de ce mot est « ce qu’il faut lire » (du latin legenda). La légende possède sa manière de s’imposer dans sa rivalité avec le réel. À la fin du western de John Ford, L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, 1962), Mr. Scott lance au sénateur interprété par James Stewart : « C’est l’Ouest ici, Monsieur. Quand la légende devient un fait, imprimez la légende ». Ainsi le bien pacifique William Webb Ellis n’avait tué personne pour qu’on imprime sa légende, qui veut qu’il soit l’homme qui inventa le rugby, tel un Newton qui ouvrirait une page décisive de l’histoire du sport. « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » C’est en effet le premier vers d’un poème d’Arthur Rimbaud, que Léo Ferré a chanté. Ce poème s’intitule « Roman ».

« Il fallait être Anglais pour inventer le rugby. Qui d’autre aurait pu penser à un ballon ovale ?“ (Pierre Mac Orlan)

Dans « Roman », le même Rimbaud a écrit : « Le cœur fou robinsonne à travers les romans ». Un sport qui a le nom d’une école, d’une ville, est peu commun et ce n’est pas le cas du football, du handball, du basket-ball, de l’escrime ou de la natation. Mais Rugby devient le lieu fondateur d’un sport qui prend le nom de la ville, et devient un nom commun, par antonomase du nom propre.

Une légende forgée à titre posthume

Revenons une fois encore à l’origine. C’est aux dires de l’un de ses camarades, lors d’un match de football en novembre 1823, qu’Ellis prit le ballon à la main au mépris des règles les plus élémentaires du jeu. La phrase qui immortalise son geste mérite d’être citée de nouveau : « William Webb Ellis, avec un beau mépris pour les règles du football tel que joué à son époque, a le premier pris le ballon dans les bras et couru avec, créant ainsi le caractère distinctif du rugby ».

Cette épitaphe, nous l’avons vu, se trouve sur sa tombe. Et on la retrouve aussi sur la plaque de marbre rose fixée sur un mur moussu de la public school de Rugby. La statue d’Ellis, ballon en main, se détache en outre sur la façade. Du temps d’Ellis, on a effectivement vu à Rugby des poteaux s’allonger, un ballon de forme ovale, des contacts physiques rudes entre joueurs. Rugby a sûrement été le laboratoire du rugby moderne. Mais ce n’est que quatre ans après la mort d’Ellis qu’on lui prêta l’invention du rugby. Et l’histoire fut mise en doute dès son apparition, entre 1876 et 1895.

Aujourd’hui, aucun historien sérieux du sport britannique ne croit à sa véracité factuelle. Cette « légende », de l’avis général, a été forgée par d’anciens élèves du collège de Rugby. Le témoignage anonyme est ainsi battu en brèche par d’autres élèves du collège, indiquant que l’usage des mains était toujours interdit plus d’une décennie après le prétendu geste d’Ellis. Mais que les faits soient avérés ou non, la légende devient elle-même une donnée de la réalité, dont le tissu est bien sûr fait de ce qui est advenu, mais aussi de l’imaginaire des hommes, des mythes et des rêves qui les ont animés. Jean Lacouture n’hésite pas à inscrire le geste d’Ellis dans la lignée des plus grands récits de fondation.


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Toutes les sociétés aiment s’inventer un mythe fondateur. De Romulus à Guillaume Tell, les exemples ne manquent pas. Je trouve la légende de William Webb Ellis prenant le ballon de football dans les mains pour courir vers l’en-but plutôt charmante. Les origines du rugby sont multiples, du temps des Romains à la Soule du Moyen Âge. Mais il demeure que l’élaboration des règles savantes qui ont façonné le rugby moderne remonte à l’Angleterre des années 1834-1845[5].

Rugby Station ! Histoire, langages, cultures du rugby, Editions Interstices, 2023.

La légende s’est durablement installée dans la culture du rugby au point que de nombreux hommages et références à Ellis la cultivent. Son empreinte la plus illustre réside dans le trophée qui est remis à l’équipe victorieuse, tous les quatre ans, de la Coupe du monde de rugby. Ce trophée est officiellement appelé William Webb Ellis Cup : Les vainqueurs australiens de la Coupe appelaient même le trophée « Bill » (diminutif de William).

Le nom d’Ellis est également inscrit au Temple de la Renommée de l’International Rugby Board en 2006. On pourrait donner d’autres exemples. Le doyen des clubs belges, le RSCA-Rugby, s’est baptisé, à sa création en septembre 1931, William Ellis Rugby Club. Le Stade de Johannesburg, l’un des plus grands du monde, porte le nom d’Ellis Park. Une rue de la ville de Montpellier, aux abords du stade, porte aussi son nom.

Et le principal intéressé, Ellis lui-même, qu’en dit-il ? De son vivant, Ellis n’a jamais confirmé, ni démenti, ce geste originel.

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