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coucher de soleil
L'industrialisation de la pêche et les changements de l'environnement ont amené beaucoup de problématiques sur la gestion de nos pêches. (Fanny Fronton), Fourni par l'auteur

Analyser le sang des poissons pour déterminer leur état de santé

Le golfe du Saint-Laurent est une ressource inestimable pour le Canada. Les pêcheries de poissons et de crustacés y ont débuté au XVIe siècle, et demeurent, encore aujourd’hui, une source de revenus essentielle pour plusieurs communautés, comme celles de la Côte-Nord, de la Gaspésie ou des Îles-de-la-Madeleine.

Par exemple, aux Îles-de-la-Madeleine, près de 1 800 emplois (sur 12 500 habitants) étaient liés à la pêche en 2015.

Mais l’industrialisation de la pêche et les changements de l’environnement ont amené beaucoup de problématiques sur la gestion de nos pêches. L’abondance des différentes espèces de poissons dans le golfe a beaucoup fluctué dans les 20 dernières années.

Notamment, le nombre de flétans du Groenland a diminué drastiquement. Et même son de cloche du côté du turbot. Cette année, les débarquements sont six fois plus bas pour les pêcheurs par rapport à l’année dernière.

Mais d’autres espèces profitent de la situation. C’est le cas du flétan de l’Atlantique, qui accuse des niveaux record aujourd’hui.

À quoi sont dus ces changements ? Et peut-on les prédire ?

Doctorante en biologie à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS), je tente d’apporter des pistes de réponses à ces questions dans le cadre de mes travaux de recherche.


Cet article fait partie de notre série Le Saint-Laurent en profondeur
Ne manquez pas les nouveaux articles sur ce fleuve mythique, d'une remarquable beauté. Nos experts se penchent sur sa faune, sa flore, son histoire et les enjeux auxquels il fait face. Cette série vous est proposée par La Conversation.


Une nouvelle technique de suivi de l’état de santé

Les moyens permettant d’étudier l’état de santé d’un poisson – à l’échelle de l’individu – sont limités. D’une part, on peut calculer des indices à partir du poids et de la taille des individus. Mais ces derniers sont trop vagues et peu informatifs.

D’autre part, les biopsies effectuées sur les tissus des poissons, qui consistent à prendre une partie de leur muscle ou de leurs organes, impliquent une logistique coûteuse et complexe. Mine de rien, il faut aller récolter des échantillons en pleine mer et les ramener jusqu’au laboratoire ! Et c’est sans parler des considérations éthiques, puisqu’évidemment, le poisson doit être sacrifié.

De plus, ces méthodes sont peu sensibles pour détecter les stress induits par les changements environnementaux. Ils ne permettent pas non plus de détecter efficacement ces stress à des stades précoces, c’est-à-dire bien avant que les effets se manifestent.

Pourtant, dans un contexte où l’abondance de certaines espèces décline rapidement, une analyse de leur état de santé globale est nécessaire. Heureusement, un nouvel outil est en cours de développement : le microbiome circulant.

virus dans le sang
On pense souvent, à tort, que le sang est stérile. (Shutterstock)

Une pratique méconnue

Le microbiome circulant est un biomarqueur, soit un signal d’alarme qu’on peut détecter chez les poissons avant même que leur santé ne commence à dégrader. Un bon biomarqueur est sensible, facile à échantillonner et peu coûteux.

L’analyse du microbiome circulant, constitué de l’ADN des bactéries que l’on retrouve dans le sang, est directement inspirée de ce qui est réalisé en médecine chez l’humain. Et il regorge d’informations.

Il permet notamment de détecter des anomalies découlant de l’effet d’un facteur de stress sur l’organisme ou du développement d’une maladie.

Des changements de l’environnement sont aussi détectables à partir de l’étude du microbiome circulant. Mais ici émerge un problème majeur – un poisson, ce n’est pas un humain. L’humain est tellement étudié, que les connaissances sur sa santé pavent la voie à un nombre infini de recherches. Or, l’échantillonnage du sang des poissons n’est pas une pratique courante. Tout reste donc à faire pour estimer leur santé.

L’analyse du microbiome circulant chez le poisson n’ayant jamais été étudiée auparavant, nous avons beaucoup de pain sur la planche afin de mettre la technique au point.

Des traces de bactéries dans le sang ?

Comme le sang circule dans tout l’organisme, il est notamment en contact avec des bactéries qui composent les autres microbiomes (intestinal, oral, dermique). Tant chez le poisson que chez l’humain, ces derniers sont essentiels à la bonne santé.

Lorsqu’on analyse l’ADN bactérien dans le sang, il est donc possible de retrouver des bactéries de l’intestin, de la bouche, ou de la peau. Mais l’hypothèse que ce soient des bactéries propres au sang ne peut pas non plus être totalement écartée.

Alors que certains croient que le sang est stérile, et donc qu’il ne contient aucune bactérie, on sait depuis les années 70 que cette hypothèse est fausse – elle a même été confirmée dans les années 2000 par des études génomiques. Il se pourrait même que le microbiologiste hollandais Antonie Van Leeuwenhoek ait observé des bactéries dans le sang de saumon en 1674 au microscope.

Aujourd’hui, on peut analyser ces bactéries en détail en ciblant un gène bactérien bien particulier, le gène de l’ARN ribosomal 16S. Présent chez toutes les bactéries du monde, ce gène varie légèrement d’une espèce à une autre. Il permet ainsi d’identifier et d’analyser la biodiversité du microbiome.

Je mange, donc je suis

Nos travaux récents ont permis de caractériser, pour la première fois, les microbiomes circulant du turbot et du flétan. Nous avons notamment démontré que les deux espèces de poissons ont des microbiomes circulants dominés par la présence des espèces Pseudoalteromonas et Psychrobacter. Ces bactéries sont connues pour coloniser les milieux froids, par exemple le fond du Saint-Laurent qui avoisine les 5 °C. Elles sont également connues pour produire des composés bioactifs (des antibactériens et des antifongiques). Elles sont plus tenaces que les autres bactéries.

personne avec des gants bleus tient un poisson
Flétan du Groenland. (Fanny Fronton), Fourni par l'auteur

Cependant, on observe des différences entre les deux espèces. Le turbot a plus de bactéries appelées Vibrio, dont certaines métabolisent la chitine, molécule qui compose les carapaces d’invertébrés dont il se nourrit. Le flétan, quant à lui, présente davantage de bactéries Acinetobacter, typique de régimes piscivores dans les microbiomes intestinaux. Le microbiome circulant chez ces deux espèces de poissons semble donc influencé par les bactéries de l’intestin, comme c’est le cas chez l’humain. On pourrait donc potentiellement lier un microbiome sanguin au régime alimentaire du poisson, qui est souvent difficile à estimer.

Une technique embryonnaire, mais prometteuse

Cette première cartographie bactérienne du sang de ces deux espèces reflète donc probablement leur microbiome intestinal respectif. À partir de cette caractérisation, une simple détection d’une variation de la composition des bactéries pourrait être reliée à un stress, à un changement de l’environnement ou à un changement physiologique de l’animal.

bande dessinée
Bande dessinée illustrant le principe de l’analyse du microbiome circulant. (Fanny Fronton), Fourni par l'auteur

Par exemple, on sait que chez l’humain, la perte d’Actinobacteria dans le microbiome circulant est associée à une pancréatite aiguë sévère. Et des exemples comme celui-ci, il en existe des dizaines chez l’humain.

Cette étude, issue d’une collaboration entre des chercheurs universitaires de l’INRS, de l’Université du Québec à Rimouski et le ministère Pêches et Océans Canada, donne un petit aperçu du potentiel informatif qu’offriraient les microbiomes sanguins des poissons de notre golfe.

Des recherches plus poussées permettront d’estimer leur santé, et de mieux prédire l’évolution de leur population. L’effondrement dramatique du stock de la morue des années 80 a beaucoup marqué les pêcheurs. Plusieurs d’entre eux redoutent même que cette situation se reproduise avec une autre espèce. Comme le turbot reste une espèce à risque, il est primordial d’assurer une meilleure gestion des espèces du Saint-Laurent.

Ce n’est qu’en peaufinant nos techniques d’analyse et en approfondissant nos connaissances scientifiques que l’on pourra éviter que ce type d’effondrement ne se reproduise dans le futur.

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