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Avec « Elden Ring », le jeu vidéo est-il devenu un art à part entière ?

Le jeu Elden Ring n’impose aucun récit linéaire et donne une liberté d’exploration totale au joueur. Avec un minimum de passages obligés et aucun objectif manifeste, il gagne le prix du « meilleur jeu » aux Game Awards 2022. Elden Ring, capture d'écran

Le magazine Time a récemment publié sa liste des 100 personnalités les plus influentes du monde en 2023. Dans la catégorie « Innovateurs », on découvre un nom inconnu du grand public : Hidetaka Miyazaki, créateur de jeux vidéo, dont le très célébré Elden Ring, paru en 2022. Avec la sortie le 12 mai 2023 de la suite du très innovant Zelda Breath of the Wild, cette distinction confirme le jeu vidéo comme une catégorie artistique et culturelle à part entière.

Une industrie culturelle majeure

Le jeu vidéo domine désormais l’industrie du divertissement, et génère des revenus qui dépassent ceux des industries cinématographique et musicale. Cette croissance s’est accélérée avec la pandémie de Covid-19 pour atteindre 197 milliards de dollars en 2022, et la tendance devrait se poursuivre, ce que traduit la croissance exponentielle du secteur du e-sport. La France a ainsi compté près de 11 millions de consommateurs et de pratiquants d’e-sport en 2022 (près d’un Français sur six) donnant lieu à la formulation par le gouvernement d’une véritable stratégie nationale en la matière, visant à faire du pays le leader européen du secteur.

Chiffre d’affaires de l’industrie du jeu vidéo 2018-2020
Newzoo, Billboard et IFPI ; compilé par Statista.com

La mauvaise réputation

Pourtant, le jeu vidéo continue de souffrir de sa mauvaise réputation. Pour certains, il s’agit d’un divertissement sans grand intérêt artistique, une distraction qui phagocyte l’attention des jeunes pour les détourner d’activités plus productives, telles les arts « majeurs » (peinture, littérature, cinéma…) ou les études. Le jeu vidéo est ainsi souvent incriminé comme antécédent de l’échec scolaire, voire de la violence physique.


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La littérature scientifique sur cette question montre une association faible et variable, voire nulle entre pratique de jeux vidéos violents et comportement agressif. Les études montrent aussi que la pratique (raisonnée) des jeux vidéos peut contribuer au développement cognitif des joueurs, par exemple sur le plan de la cognition spatiale et des capacités d’attention.

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Si les jeux vidéo méritent en partie leur mauvaise réputation, c’est peut-être pour leur pauvreté artistique – en particulier sur mobile. Du fait de leur modèle économique, beaucoup ne visent qu’à retenir l’attention du joueur pour la monétiser, dans cette logique désormais ubiquitaire sur les réseaux sociaux. En résultent des jeux addictifs générant revenus publicitaires et ventes liées.

Contre ce modèle, la démarche artistique se concentre du côté des jeux sur ordinateur ou console de salon (type PlayStation). Ces jeux disposent parfois de budgets colossaux, ce qui leur permet d’engager des acteurs pour créer des scènes cinématiques réalistes – c’est le cas par exemple dans God of War Ragnarok, sorti en 2022, où le joueur incarne un ancien dieu grec de la guerre devenu père qui évolue dans un monde violent et voué à la destruction. Des jeux dans lesquels les bandes originales sont signées par des compositeurs talentueux, tel Nobuo Uematsu pour la série de jeux Final Fantasy.

L’acteur Christopher Judge revient sur son incarnation du personnage de Kratos dans le jeu God of War Ragnarok.

Mais dans ce registre, même les jeux les plus ambitieux ne font que traduire dans une démarche « active » (manette en main) des mécaniques déjà bien balisées dans le monde du cinéma. L’horizon ultime de l’œuvre vidéo-ludique à succès se définit ainsi par une narration palpitante et facile d’accès, servie par des cinématiques dignes des meilleures productions hollywoodiennes, et procure une sensation grisante de puissance incarnée par un héros charismatique.

Le jeu God of War Ragnarok reprend de nombreux codes du cinéma et a notamment gagné les prix « meilleur scénario » et « meilleur acteur » aux Game Awards 2022. Capture d’écran, Fourni par l'auteur

Elden Ring : le jeu où l’on meurt, encore et encore

Le dernier jeu en date d’Hidetaka Miyazaki (célébré dans Time magazine), Elden Ring, est un énorme succès commercial. Avec 20 millions de copies écoulées en moins d’un an, il a remporté la distinction du meilleur jeu de l’année lors de la cérémonie des Game Awards 2022 à Los Angeles. Disposant d’un budget conséquent et doté d’un univers développé en collaboration avec George R. R. Martin – célèbre pour son œuvre Le trône de fer – le jeu coche a priori toutes les cases du blockbuster fondé sur des recettes faciles et éprouvées.

Et pourtant, l’œuvre est sans concession. Signe de la montée en maturité du genre, elle ne cherche ni à reproduire les codes du cinéma, ni à séduire son public par la facilité. Facilité au sens propre d’abord : le jeu est d’une difficulté extrême, souvent frustrant et très punitif. Et, contrairement à l’usage moderne, le joueur ne peut pas choisir son niveau de difficulté. C’est ainsi qu’en moyenne – c’est-à-dire en incluant les acheteurs ayant abandonné le jeu à un stade précoce – un joueur d’Elden Ring « meurt » environ 450 fois au cours de son aventure.

Malenia, l’un des très nombreux boss optionnels du jeu Elden Ring, est considéré comme l’un des plus difficiles jamais crées.

Un scénario impressionniste

L’auteur n’a pas non plus opté pour la facilité sur le plan narratif. Le scénario du jeu pourrait faire l’objet d’un ouvrage de plusieurs centaines de pages, avec une narration à l’opposé des codes classiques hollywoodiens. À la manière d’un peintre impressionniste, Miyazaki procède « par touches », en éclatant son scénario au gré du jeu, le dissiumulant dans la description du plus petit objet ramassé au hasard des pérégrinations du joueur.

Le scénario d’Elden Ring, très riche, doit être reconstitué par le joueur en lisant les descriptions des objets qu’il trouvera au fil de ses pérégrinations. Capture d’écran

Pour mieux appréhender la démarche artistique subversive de l’auteur, on peut se fier aux réactions indignées de certains commentateurs face au succès populaire du titre : en art, lorsqu’on fait hurler les tenants d’un certain classicisme, c’est parfois qu’on tient une formule qui fera date.

La difficulté, passe encore. Mais certains s’indignent : des interactions avec des personnages au visage figé (c’est-à-dire non animé), des descriptions d’objets qu’il faut lire au fil de menus interminables, un univers auquel personne ne comprend rien… Comment un jeu si obscur peut-il rencontrer un tel succès ?

Un parti pris : difficulté, complexité, liberté

Elden Ring joue cette carte de la rupture à dessein, sans chercher à faire l’unanimité. Non qu’il ne se soucie pas de la technique : il sait impressionner quand c’est nécessaire, et il le fait souvent.

Le monde proposé, totalement ouvert, tient tout à la fois du grandiose et du gigantisme. Tout ce que le joueur voit à l’horizon, il peut espérer l’atteindre. Mieux encore, le joueur peut décider de parcourir cet univers dévasté dans l’ordre qu’il souhaite. Très peu de passages obligés, aucun « point d’intérêt » manifeste. On peut s’approprier l’œuvre comme on veut.

Dans ce domaine, Elden Ring reprend la mécanique du jeu en monde ouvert introduite par Zelda Breath of the Wild, sorti en 2017, dont le principe novateur était de laisser au joueur une liberté d’action totale. Contrairement par exemple à un Assassin’s Creed, aucun cheminement prédéterminé ne s’impose au joueur par le biais de zones rendues inaccessibles, combinées à des objectifs explicitement représentés à l’écran.

Zelda Breath of the Wild a révolutionné le jeu vidéo en monde ouvert.

De la même manière, Elden Ring n’innove pas totalement sur le plan de son niveau de difficulté extrême. Cette exigence, qui confine parfois à l’élitisme, est en réalité consubstantielle à l’approche de Miyazaki, déjà présente en 2011 dans son premier jeu d’auteur, Dark Souls, initialement jugé injouable et mauvais.

Et c’est justement en comparant Elden Ring avec Zelda Breath of the Wild et la série des Dark Souls que l’on comprend pourquoi le jeu fera date.

D’un côté, le jeu Zelda Breath of the Wild ne développe qu’un scénario minimal, lequel se résume à quelques lignes servant de prétexte au plaisir de l’exploration. De l’autre, là où les Dark Souls n’attiraient qu’un public de niche, averti et exigeant, Elden Ring, en mettant son monde ouvert au service d’une narration atypique, mais néanmoins passionnante, réussit à accrocher le joueur à son univers sombre et punitif, où la frustration est plus souvent la règle que l’exception.

Elden Ring propose une narration cryptique et invite je joueur à reconstituer par lui-même le contexte dans lequel s’inscrit son aventure.

C’est donc l’innovation sur le plan de la technique narrative qui représente la contribution majeure d’Elden Ring au jeu vidéo. Cette narration, il faut aller la chercher à la manière d’un archéologue : explorer, spéculer sur la base des éléments récoltés, chercher à reconstruire le grand récit dans lequel s’inscrit notre quête… Sure ce plan, aucun doute : l’auteur réussit un coup de maître.

Car le XXIe siècle est celui des réseaux sociaux, et la nébuleuse scénaristique d’Elden Ring, éclatée dans le cadre d’un monde ouvert librement explorable, a donné lieu à l’émergence d’une énorme communauté sur Internet : les gens débattent, argumentent, se passionnent…

Analogue peut-être aux communautés spécialistes de l’univers de Stars Wars dans le monde du cinéma, ou du Seigneur des Anneaux dans le domaine de la littérature, cette communauté cherche à interpréter et à mettre en relation les indices récoltés au fil de l’aventure afin de reconstituer l’histoire de l’univers dans lequel le joueur évolue.

Dans le monde du jeu vidéo, il y aura un avant et un après Elden Ring, et l’on retiendra probablement Hidetaka Miyazaki comme l’un des auteurs qui aura mené le genre à sa pleine maturité artistique.

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