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Jacques Chaban-Delmas hier et aujourd’hui

Jacques Chaban-Delmas, député-maire de Bordeaux, a présidé la Conférence européenne des pouvoirs locaux du 12 janvier 1957 au 24 janvier 1960. Conseil de l'Europe

Au-delà de l’ancrage dans la mémoire des Bordelais et dans la ville – un stade, une statue, un pont –, que reste-t-il de Chaban aujourd’hui, un quart de siècle après la fin de sa carrière politique ? Un micro-trottoir à Bordeaux donnerait sûrement chez les plus jeunes quelques mauvaises surprises mais, réalisé à travers la France, ne serait-il pas plus étonnant encore

Statue de Jaques Chaban-Delmas par Jean Cardot, Place Pey-Berland à Bordeaux. Wikimedia/Pomona, CC BY-SA

Une anecdote en témoigne : une étudiante, admissible à l’agrégation d’histoire, n’a-t-elle pas, il y a quelques années, répondu au jury qui lui demandait le nom du maire de Bordeaux premier ministre de Georges Pompidou : « Alain Juppé » ? Peu flatteur ni pour l’actuel, ni pour l’ancien maire…

Pourtant – et c’est déjà un signe –, peu de personnalités politiques du second XXe siècle français, en dehors des Présidents de la République, ont suscité une bibliographie aussi riche que Chaban. Pourtant encore, l’histoire de Chaban peut rejoindre bien des interrogations actuelles.

Le Parlement dans le système politique français

Le nom de Jacques Chaban-Delmas est très étroitement lié à l’histoire parlementaire française de la seconde moitié du XXe siècle : n’a-t-il pas été député, sans cesse réélu, entre 1946 et 1997 ? Président de l’Assemblée nationale durant quinze ans (1958-1969, 1978-1981, 1986-1988) et proclamé à l’unanimité président d’honneur de cette Assemblée en 1997 ? Un immeuble de l’Assemblée nationale ne porte-t-il pas son nom rue de l’Université ?

Les 50 ans de vie politique de Chaban-Delmas : président d’honneur de l’Assemblée nationale.

Au-delà de la longévité et de l’importance des fonctions occupées, Chaban a eu le rôle difficile de faire exister l’Assemblée nationale sous un régime, la Ve République dont la clé de voûte n’est plus le Parlement mais le chef de l’État. Il a plutôt réussi à être le défenseur du Parlement tout en inventant « le domaine réservé » du chef de l’État.

Et en ce 70e anniversaire de la Ve République, au temps de la présidence Macron, se pose toujours la question des rapports entre exécutif et législatif, surtout en présence d’une très forte majorité au Palais-Bourbon et d’une pratique « jupitérienne » du pouvoir présidentiel qui menacent de réduire l’Assemblée à une chambre d’enregistrement.

Chaban a aussi expérimenté, douloureusement, les rapports entre l’Élysée et Matignon entre 1969 et 1972, tirant le régime vers une pratique plus parlementaire (discours d’investiture du 16 septembre 1969 sur la « nouvelle société » qui irrite Pompidou, vote de confiance demandé aux députés le 17 mai 1972 au moment où la relation avec Pompidou se dégrade) qui est une des causes de son renvoi de Matignon le 5 juillet 1972.

Discours de Jacques Chaban Delmas à l’ Assemblée nationale sur la « nouvelle société » (26 juin 1969).

Vers le dépassement du clivage droite/gauche ?

À ce sujet, Chaban se situe dans la ligne constante du général de Gaulle qui a toujours visé à « rassembler » les Français (le mot « rassemblement » est un des marqueurs du vocabulaire gaulliste) au nom d’une conviction affirmée haut et fort le 16 décembre 1965 : « la France, c’est tous les Français. Ce n’est pas la gauche, la France. Ce n’est pas la droite, la France ».

Jacques Chaban Delmas (2 décembre 1969). Dutch National Archives/Wikimedia, CC BY-SA

À la différence d’aujourd’hui, aucun de ceux se revendiquant du gaullisme ne disait : « nous la droite » ou « il faut que la droite soit forte »… Chaban, quant à lui, a toujours été adepte d’un gaullisme ouvert, dans son parcours national (sur les apparentements en 1951, sa participation au gouvernement Mendès France en 1954, son désir d’ouverture en 1969, son espoir de devenir premier ministre de Mitterrand en 1986) et dans son parcours local (l’élargissement de sa majorité municipale, son entente avec les socialistes de banlieue pour le découpage des circonscriptions en 1958 ou pour la gestion de la CUB). À ses yeux, l’objectif constant est la recherche de la « mise en commun des convergences ». Le 14 novembre 1973, Chaban écrivait :

« S’accepter les uns les autres, se concentrer sur les grands problèmes de l’intérêt national dans ce qu’il a de convaincant, c’est la démocratie. Se nier les uns les autres, se croiser sans se voir, vivre en guerre froide, ce n’est pas la démocratie, c’en est le crépuscule. Certes, nous avons ce penchant à nous diviser, mais rappelons inlassablement qu’il existe des buts supérieurs à nos querelles, la grandeur de la France, le bonheur des Français, et que ni la politique du pire, ni l’incantation n’y sont accordées. »

Il est donc plus que probable que les intentions d’Emmanuel Macron avec « En marche » et sa pratique au moment de la formation du gouvernement dans le choix du premier ministre et des ministres n’auraient pas déplu à Chaban… Et, d’une certaine manière, le président Macron réalise ce que Chaban aurait aimé faire… Les différences, toutefois, résident dans les conditions de départ (une grande expérience et un grand respect des partis – y compris communiste – et du Parlement chez Chaban) et de la personnalité (plus humaine, plus ouverte aux compromis chez Chaban). Comme le montre une enquête publiée dans Le Monde (7 avril 2018), le clivage, même atténué, reste vivace : 71 % des Français assurent qu’être de gauche et de droite, « ce n’est pas pareil » et 62 % qu’il existe « de vraies différences » entre les deux familles politiques.

La limitation des mandats dans le temps

Le parcours politique de Chaban, exceptionnellement long (un demi-siècle à l’Assemblée 1946-1997 et à la mairie de Bordeaux 1947-1995 en même temps) incarne désormais un modèle ancien, plus proche de la Troisième République – à l’image de celui d’Édouard Herriot à Lyon – que du XXIe siècle. Déjà, être à la fois député, maire d’une ville comme Bordeaux et ministre serait désormais impossible avec les lois limitant le nombre de mandats simultanés.

Mais faut-il aller plus loin, comme le souhaitent le président Macron et son gouvernement en limitant la durée du cumul des mandats dans le temps à trois mandats consécutifs ? Le débat fait rage. Chaban aurait eu du mal à défendre la réforme… Pour alimenter la réflexion, si une limitation avait existé, Chaban n’aurait jamais été président de l’Assemblée nationale en 1958 – où il est élu contre Paul Reynaud candidat de De Gaulle grâce à son expérience et assise parlementaires – car un quatrième mandat de député aurait été impossible.

Il n’aurait pas transformé Bordeaux comme il l’a fait, car il aurait dû quitter la mairie en 1965, c’est-à-dire bien avant les grandes réalisations urbaines, économiques et culturelles. A contrario, le dernier mandat de maire (1989-1995) n’a-t-il pas été un mandat de trop ?

La construction et l’image d’un homme politique

Chaban Delmas, général (1944). Wikimedia

L’image de Chaban, lorsqu’il entame sa carrière politique en 1946, est celle d’un homme jeune (31 ans), auréolé de la gloire de la Résistance (le « général » Chaban-Delmas, Compagnon de la Libération), d’un titre prestigieux (inspecteur des finances) et d’un physique avantageux (beau et sportif). Cette image a constitué un atout majeur en 1946-47 pour s’implanter en Gironde et à Bordeaux par contraste avec les « vieux » politiciens de la IIIe République et le comportement vichyste du maire Adrien Marquet. Mais elle a duré et servi Chaban.

Paris Match donne, le 20 décembre 1958, pour titre à l’article consacré au nouveau président de l’Assemblée nationale : « Un jeune premier au Palais-Bourbon ». En 1966, c’est Alain Delon qui incarne Chaban dans le film de René Clément Paris brûle-t-il.

Et quand il entre à Matignon en 1969, l’homme, qui monte les marches quatre à quatre, cultive une image de Kennedy à la française avec un style, un programme « la nouvelle société » et une équipe qui ne sont pas sans rappeler JFK, « la nouvelle frontière » et son « brain trust ». Après Lecanuet en 1965, Michel Bongrand, le père du marketing politique en France, a contribué à la communication de Chaban. Une difficulté toutefois pour Chaban : la télévision où il n’a pas, peut-être à cause de sa voix, convaincu.

Aujourd’hui, comme pour Kennedy en 1960 ou pour Valéry Giscard d’Estaing en 1974, la jeunesse ne constitue-t-elle pas une des explications de la percée et du succès d’Emmanuel Macron en 2016-2017 ? Mais une bonne image médiatique, si importante dans la construction d’un parcours politique au XXIe siècle, peut s’avérer éphémère et nul politique ne devrait l’oublier : Chaban n’en a-t-il pas fait les frais en 1974 dans sa campagne présidentielle face à Giscard ?


Bernard Lachaise a dirigé l’ouvrage « Les trois vies de Chaban », Bordeaux, Memoring Editions, avril 2018.

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