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La chute de Casino consacre-t-elle l’avènement d’un « capitalisme de corrida » ?

Devanture d'un supermarché Casino.
Le conseil d’administration de Casino a annoncé le lundi 17 juillet être entré en négociations exclusives pour la reprise du groupe avec les hommes d’affaires Daniel Kretinsky et Marc Ladreit de Lacharrière, associés au fonds britannique Attestor. Shutterstock

La liste des futurs « scandales » qui seront débattus dans les cours de gouvernance d’entreprise s’allonge avec un nouveau cas, celui du groupe de distribution Casino (Géant Casino, Casino Supermarchés, Petit Casino, Monoprix, Franprix, Leader Price, Cdiscount, etc.). Le lundi 17 juillet 2023, le conseil d’administration a annoncé la poursuite des négociations pour relancer le groupe avec l’homme d’affaires tchèque Daniel Kretinsky et le milliardaire français Marc Ladreit de Lacharrière, associés au fonds britannique Attestor, actant la chute du groupe dirigé par Jean-Charles Naouri qui avait conduit au placement sous procédure de sauvegarde des principales holdings en 2019.

Rappelons brièvement l’intrigue. Le 17 décembre 2015, le fond activiste américain Muddy Waters, dirigé par Carson Block, lance une attaque contre Casino et ses holdings de portage en publiant un rapport d’alerte au vitriol. Ce rapport met en évidence le surendettement des holdings qui détiennent les sociétés du groupe, ainsi qu’une trajectoire stratégique défavorable qui ne permettrait pas de générer suffisamment de liquidités pour rembourser les dettes à long terme.

L’opacité de la structure de gouvernance était étrillée. Les auteurs du rapport soulignaient que ce manque de transparence pouvait faciliter tous les abus. La conclusion était sans appel : il était urgent de vendre les actions, de préférence « à découvert ». Et Muddy Waters de se précipiter pour mettre cette recommandation en pratique, provoquant une chute de 20 % du cours de bourse.

Un travail de justicier… autoproclamé

Cet épisode 2015-2023 fait immanquablement penser au film Wall Street (1987) d’Oliver Stone. Le personnage principal, Gordon Gekko (incarné par Michael Gouglas), fait figure de matador sans pitié qui repère ses proies et ne parie que quand il est certain. Il l’assume : nous vivons dans un monde darwinien ; les dirigeants sont toujours suspectés d’abuser de leurs positions d’autorité pour s’enraciner et s’enrichir indûment sur le dos de la société, et donc des actionnaires ; dans ces conditions, il répond à ses détracteurs qu’il « ne détruit pas les sociétés » mais qu’au contraire, il les « libère ».

Extrait du film d’Oliver Stone Wall Street (1987) : « Greed is good » (l’avidité est une bonne chose).

Omettant bien sûr, en public lors des assemblées générales, de répéter ce qu’il confie au jeune apprenti Bud Fox en privé : que le destin d’un mouton est de se faire tondre.

Extrait du film d’Oliver Stone « Wall Street » (1987) : « The art of war » (l’art de la guerre).

Adaptée au cas Casino et à la figure de Muddy Waters Research et de son dirigeant Carson Block, l’analogie est frappante. On retrouve dans les discours les mêmes postulats d’une forme de darwinisme économique et financier, fondé sur l’efficience à long terme des marchés.

Dans cette conception, les faillites et disparitions sont considérées comme nécessaires et donnent sa dynamique au système. Le travail du justicier est donc d’identifier les cibles à abattre puis de hâter le processus de mise à mort par les cessions de titres à découvert.

C’est exactement ce qui s’est produit dès 2015 avec le rapport de Muddy Waters sur Casino. Mais par-delà ce cas déjà emblématique, ce sont les mêmes ressorts argumentatifs et idéologiques que l’on trouve au cœur de l’attaque de Gotham City Research contre la pépite française SES-imagotag. C’est avec ce même procédé que Zatarra Research et son dirigeant Mattew Earl auront fait tomber l’entreprise allemande de services financiers Wirecard en juin 2020.

« Tunnel d’attention »

L’analyse sur la base de la recherche en sciences de gestion permet cependant d’éclairer plus précisément les différents éléments de la stratégie de Muddy Waters Research pour précipiter la chute de sa cible.

Premier point, il apparaît essentiel d’évaluer l’impact autoréalisateur des prophéties de Muddy Waters Research dans sa communication, le rapport de 2015 ayant conduit à une chute du cours de bourse (un épisode similaire interviendra en 2018 après un simple tweet de Muddy Waters).

Autrement dit, de réinterroger le « théorème de Coase » selon lequel la nature du financement serait sans impact sur la nature de l’allocation des ressources et des droits de propriété comme sur les décisions d’investissement. Les ventes massives de titres à découvert ont contribué à asphyxier le financement dès lors que l’entreprise faisait appel aux marchés financiers. Avec cette grille de lecture, le rapport de 2015 perd son statut de rapport d’alerte et devient plutôt l’allumette du pompier pyromane, avec l’objectif – d’ailleurs assumé – de rompre la confiance entre la société et les investisseurs.

Deuxième point : l’un des enseignements majeurs de la recherche en stratégie est que la capacité de vigilance et d’attention managériale pour saisir les opportunités nouvelles de développement est l’actif le plus rare et précieux des dirigeants et de leurs équipes de direction. C’est notamment ce qui conduit les chercheurs Robert Simons and Antonio Dávila à proposer de substituer le « return on management » (ROM) aux traditionnels « return on equity » (ROE) ou « return on investment » (ROI). C’est avec une logique très proche que William Ocasio a proposé dans les pages du Strategic Management Journal une attention based-view of the firm, une vision de l’entreprise fondée sur l’attention.


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Autrement dit, à la lumière de tels décadrages/recadrages théoriques, il est loisible de considérer qu’en contraignant les dirigeants d’un groupe à la seule focalisation sur les résultats court terme et à la valeur des actions qui garantissent les dettes, les attaques enferment en quelque sorte les équipes de direction dans un « tunnel d’attention ». Or, si la prophétie d’une disruption de la distribution alimentaire par Amazon envisagée par Muddy Waters dans son rapport de 2015 ne s’est en rien réalisée, les attaques ont assurément privé Casino d’une capacité stratégique d’attention et de vigilance pour gérer la succession des crises (Covid-19, Ukraine, inflation des prix des matières premières, hausse des taux d’intérêt, etc.).

Troisième point : le cas Casino montre qu’il y a une urgence scientifique à aider les entreprises françaises et européennes à s’armer au plan conceptuel et théorique pour les aider à mieux comprendre les ressorts des attaques des Gordon Gekko des temps modernes. Cette question fut en effet largement étudiée avant que le primat de la gouvernance actionnariale ne la disqualifie et ne la fasse disparaître des agendas de recherche. Cela passe par une gouvernance d’entreprise conçue aussi comme un art de la légitime défense.

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Autrement dit, un système de gouvernance à l’européenne réellement capable d’exister face aux attaques ne pourra s’arrêter à la seule question des principes, tels que ceux formulés dans la loi Pacte promulguée en France en 2019 pour repenser la place et le rôle des entreprises dans la société.

« Encyclopédie de la stratégie », ouvrage coordonné par Jean-Philippe Denis, Taïeb Hafsi, Alain-Charles Martinet et Franck Tannery. Éditions EMS (première édition Vuibert, 2014)

Des travaux dans l’esprit de ceux menés par Yves Gendron, Luc Paugam et Hervé Stolowy démontrent ainsi comment les fonds activistes jouent de la mise en scène et de la rhétorique pour assurer la performativité de leurs prédictions pour parvenir très concrètement à leurs fins. En ce sens, ils renouent avec une certaine tradition de la recherche de langue française et se révèlent d’une utilité majeure.

En conclusion, alors que la marche actuelle du capitalisme prend de plus en plus des allures d’arènes de Corridas et de mises à mort préméditées, on gagnerait assurément à méditer non seulement le traditionnel Fly me to the moon de Frank Sinatra (bande-originale du film Wall Street) mais aussi d’excellents titres français, moins connus à l’international, comme La Corrida de Francis Cabrel.

Puisqu’il suffit à l’évidence désormais d’un rapport publié sur Internet par un fonds activiste à découvert pour transformer une entreprise de distribution valorisée plusieurs dizaines de milliards en simple taureau du spectacle.


Une version « long format » de cet article est disponible en français, en anglais et en allemand sur le site dba-knowledge.

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