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La pensée scientiste du terroriste djihadiste

La carte de séjour de l'auteur de l'attaque de Nice. Police nationale/ AFP

Pour beaucoup, le terrorisme djihadiste rime avec irrationalité. Ses racines sont à rechercher soit dans le fanatisme religieux soit dans l’anomie et le manque de perspectives sociales. Cette vision de la violence irrationnelle semble être confirmée par les décapitations horribles et sadiques des otages de l’État islamique, comme par les révélations récentes de l’instabilité mentale du kamikaze d’Orlando (juin 2016) ou du conducteur fou qui a tué plus de 80 personnes à Nice (juillet 2016).

Le faible niveau d’études de beaucoup de ceux ayant participé aux récents attentats en France – Toulouse en 2012, Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015 – confirmerait la thèse de l’irrationalité. Ainsi, dans cette perspective, le terrorisme islamiste ne serait rien de plus que l’expression d’individus antimodernistes et sans instruction.

Cependant, alors que cette interprétation pourrait s’avérer intéressante dans le cas de terroristes nationaux (à entendre comme « nés dans le pays dans lequel ils ont perpétré leurs attaques »), elle ne convient pas pour d’autres acteurs terroristes, ceux qui ont grandi dans des pays musulmans riches avant de partir suivre leurs études supérieures en Occident.

Fait troublant, nombre des terroristes impliqués dans les attaques du 11 septembre 2001 – 8 sur les 20 concernés – ont suivi des études d’ingénieur. Ce point apparemment anecdotique a son importance. Le cerveau des attaques du 11 septembre, Mohammed Atta, avait suivi des études d’architecture en Allemagne. Khalid Sheik Mohammed avait obtenu un diplôme de génie mécanique dans une université de Caroline du Nord (la North Carolina Agricultural and Technical State University).

Diego Gambetta et Steffen Hertog ont récemment mené une étude statistique (publiée aux presses de l’Université de Princeton) sur ce sujet et en ont conclu que certaines formations d’ingénieur favoriseraient une mentalité rigide, faisant de ces individus de « bons clients », en quelque sorte, pour l’islamisme radical.

La « carrière radicale »

Se pourrait-il alors que la mentalité des terroristes islamistes ne soit pas liée uniquement à une socialisation professionnelle spécifique, mais également à une tradition occidentale qui se référerait à la raison scientifique ? Après tout, les attaques à la bombe survenues à Londres, en 2005, ont démontré que des individus éduqués, ayant grandi en Occident comme Siddique Khan, sont capables de commettre des actes violents.

Hommage aux victimes de l’attaque de Londres (juillet 2005). jaimelondonboy/Flickr, CC BY-NC-ND

La socialisation professionnelle des terroristes nationaux en Europe est globalement similaire à celles de ceux des pays arabo-musulmans : études d’ingénieur, pharmacie, mathématiques, biomédical, informatique, sciences du sport. L’auteur de la tuerie de Nice, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, a par exemple étudié à l’Institut préparatoire aux études d’ingénieur à Monastir (Tunisie), avant de s’installer en France.

Quant à ceux qui n’ont pas effectué d’études supérieures, ils ont souvent suivi des formations techniques : en électrotechnique pour l’un des frères Kouachi, tandis que Mohammed Merah a obtenu un CAP de carrosserie. Il est à noter que l’étude des humanités (philosophie, sociologie ou littérature) n’est définitivement pas faite pour une « carrière radicale ».

Le credo d’une science universelle

Une exception confirme, cependant, la règle en ce qui concerne les sciences sociales : l’économie et le management sont également relativement populaires parmi les djihadistes radicaux. Ahmed Omar Saeed Sheikh, qui a kidnappé le journaliste Daniel Pearl au Pakistan en 2002, avait ainsi étudié les statistiques à la London School of Economics. Les études d’économie font appel à nombre de modèles mathématiques afin de comprendre des comportements sociaux.

L’idée positiviste, qui repose sur la philosophie d’Auguste Comte et par la suite sur la révolution béhavioriste dans les pays anglo-saxons, est fermement ancrée dans l’économie. Elle affirme qu’il ne devrait pas y avoir de séparation entre les sciences naturelles et sociales. Une conviction qui repose sur l’idée que la science est universelle et aspire au plus grand bien et qu’un modèle unique peut expliquer toutes les sociétés.

Pour Gary Becker, l’irrationnel est un rationnel qui s’ignore… In Memoriam Day/Flickr, CC BY-NC

Qui plus est, toujours selon la théorie positiviste, le comportement humain est déterminé par des lois générales ou par la loi d’utilité maximum. Ainsi, le prix Nobel Gary Becker estime dans son ouvrage The Economic Approach to Human Behavior (1976, Chicago University Press) que l’être humain a un comportement économiquement rationnel et assure que toute autre explication des phénomènes sociaux est illégitime : « Tout ce qui est apparemment irrationnel n’est que la conséquence d’un « coût » objectif que l’expérimentateur n’a pas encore réussi à isoler ».

Le positivisme postule également que des tendances claires et des régularités existent dans le temps et que tout phénomène social peut être quantifié. Enfin, il affirme que le chercheur devrait faire preuve de distance émotionnelle quant à son sujet par une objectivation et une neutralité axiologique.

Le potentiel de violence du scientisme

En définitive, ce modèle scientifique n’est pas très éloigné des dogmes du fanatisme religieux. Dans les deux cas, en effet, toute liberté créatrice de l’homme est niée et toute réalité sociale est ramenée à une vérité absolue. Ce n’est pas un hasard si tous les États « totalitaires » se réfèrent à une vérité scientifique. C’est le cas, par exemple, des théories de Lyssenko en URSS ou de la science « raciale » en Allemagne qui aspirait à créer « l’Homme nouveau ». De même qu’ils se réfèrent aux « lois de l’histoire », comme l’a démontré il y a bien longtemps déjà Hannah Arendt.

Le « scientisme » peut produire de la violence par des perceptions exagérées des menaces et une forme de désengagement émotionnel vis-à-vis d’autrui sur le plan des relations humaines. Alors que le positivisme a été critiqué pour nombre de raisons et dans des perspectives différentes – conservatisme politique, perte de sens et d’esprit critique –, les universitaires n’ont pourtant que très rarement souligné son potentiel à légitimer la violence.

Le Musée d’anthropologie criminelle « Cesare Lombroso » (Turin). Régine Debatty/Flickr, CC BY-SA

Or la science positiviste n’est pas un outil purement neutre. Elle reflète une vision du monde, fondée sur des suppositions à propos de l’identification des menaces futures et sur les solutions les plus appropriées pour y faire face. Ainsi, une vision déterministe de l’homme établissant rapidement des régularités entre un certain comportement « déviant » ou violent et des propriétés données peut rapidement suggérer l’idée selon laquelle il faut « interner » voire « neutraliser » les groupes sociaux présentant des profils « dangereux ». Cela a notamment été suggéré par une certaine « science criminelle », inspirée originellement par Cesare Lombroso(1835-1909).

Les raisons pour lesquelles la science positiviste peut produire de la violence sont certes multiples, mais on peut affirmer que les dynamiques psychologiques sont cruciales. Les théories positivistes produisent des perceptions de menaces exagérées aussi souvent qu’elles surestiment les intentions hostiles par une vision déterministe du monde qui neutralise toutes les autres. La science positiviste produit également, on l’a dit, un désengagement émotionnel : elle inhibe les identifications positives à l’autre en quantifiant, agrégeant, faisant abstraction et minimisant l’entremise d’autrui.

Liaisons dangereuses

A cet égard, la pensée positiviste a des affinités électives avec l’islamisme radical. Les islamistes invoquent une science de la religion, spécialisée dans la jurisprudence islamique. Les ulémas se considèrent comme les arbitres de la charia. Cette interprétation contredit certes la science moderne axée sur la notion de réfutabilité (Karl Popper) et l’hypothèse provisoire, mais, dans le même temps, elle correspond bien au dogmatisme plus classique d’un positivisme inconditionnel.

L’État islamique accorde vraisemblablement de la valeur aux scientifiques et aux docteurs. Par ailleurs, l’idéologie islamiste radicale postule que si l’univers était bien ordonné, les frictions ne pourraient exister. Les théories du complot qui lient l’existence du mal à celle des États-Unis ou d’Israël sont bien établies et illustrent les difficultés cognitives d’admettre l’existence d’un monde chaotique et souvent complexe. Ainsi, dans l’idée de Daech, les musulmans représentent clairement les forces de la renaissance contre la décadence du monde occidental.

Humains et objets interchangeables

Si le terroriste instruit peut comporter une dimension scientifique, il semble à première vue que les exécutants partagent peu de ce positivisme sophistiqué. En effet, comme semble le démontrer le cas des prisonniers français radicalisés, ces derniers sont généralement moins éduqués que la moyenne de leur tranche d’âge et peu diplômés. Des entretiens menés avec des djihadistes français et les rapports d’enquête sur les attaques terroristes perpétrées au cours des deux dernières années en France suggèrent une mentalité positiviste rudimentaire. Ce positivisme, souvent inconscient, pourrait être résumé de la façon suivante : les humains et les objets sont relativement interchangeables.

Assez souvent, les islamistes radicaux se conçoivent et conçoivent les autres comme plus ou moins dirigés par des forces suprêmes. Ce qui est bon est prescrit par un texte sacré, il ne peut y avoir d’exception. Qui plus est, comme nombre de statisticiens, ils raisonnent en termes d’agrégation d’acteurs. Pour ces terroristes islamistes, il va de soi qu’ils sont en guerre contre les kouffars (« mécréants ») de l’Occident.

Moins éduqués, les terroristes nationaux occupent souvent des postes techniques (conducteurs, assistant technique), jouent très souvent aux jeux vidéo et/ou cultivent systématiquement leur corps avec le minimum d’interactions sociales. Enfin, souvent pour ne pas dire toujours, les djihadistes comme l’auteur de l’attentat de Nice, Mohamed Bouhlel, ont des relations sociales plutôt rares, perturbées ou objectivées.

Ainsi, plutôt que d’opposer Les Lumières occidentales à un obscurantisme islamiste, il est sans doute nécessaire de redécouvrir au sein de la tradition critique le potentiel de violence recelé par la raison. Une raison qui neutralise la compassion humaine par une logique de fer.

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