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Politique en jachères

L’amère lessive de « la Mère Denis » : la présidentielle à l’épreuve du prélavage des primaires

Benoît Hamon, le candidat PS, en butte à une série de « trahisons » dans son propre camp. Philippe Lopez/AFP

« J’ai ausculté la France, j’ai exploré ses cavernes. Je n’ai point osé dire la profondeur du mal. » (Hippolyte Taine)

Il y a de profondes lézardes sur la façade de la Maison France. Elles risquent de s’étendre et de s’élargir encore au cours des semaines, voire des jours qui viennent.

Sur fond de miasmes récurrents entretenus par les feuilletons judiciaires, l’enchevêtrement des enjeux rend inaudibles à beaucoup d’électeurs les propositions des candidats : celles-ci sont moins jugées pour elles-mêmes qu’en rapport à celui ou celle qui les formule. L’apostrophe remplace l’argument, le fantasme, la vision raisonnée. La mêlée est confuse, les positions s’entrecroisent et s’emmêlent. Les adversaires d’hier se muent en meilleurs amis du jour, les amis d’hier en ennemis de demain. Les frontières entre les camps deviennent impalpables à force d’être instables.

La seule certitude qui semble en voie de dominer chez l’électeur moyen, c’est de ne pas en avoir ; ou, plus inquiétant encore, que le jeu qu’on lui propose ne le concerne pas. Il espérait participer à une bataille réglée par des mouvements d’ensemble, il n’a droit qu’à des saccades velléitaires, des positions fragmentées.

Comment s’étonner, dès lors, à moins de quatre semaines du scrutin, du nombre des indécis et du taux d’abstention prévus par les sondages ? Et du même coup, ne pas pointer le vrai danger pour notre système politique : car la faiblesse de la participation induit mécaniquement la hausse des partis protestataires, l’émergence d’un vote de répulsion contre un système dénué de capacité d’attraction.

Dans le contexte actuel, on aurait tort de s’imaginer que le simple vote utile puisse constituer un rempart suffisant contre l’extrémisme. La lassitude peut amener plus sûrement à la résignation qu’à l’engagement. Une manière de préavis de grève du vote, faute de préavis de rêve d’avenir.

Bipolarisation en berne

D’autant que cette situation inédite, plaçant en périgée cette élection dont la Ve République faisait son apogée, ne s’est pas produite en un jour. Elle vient de loin. Mûrie au fil de trente années d’alternances au pouvoir des deux grands partis de gouvernement, dont les échecs successifs patents ont érodé la confiance des électeurs dans leurs représentants, elle s’est spectaculairement annoncée un soir de 2002 : l’irruption, au milieu des décombres dispersés des vieilles formations politiques, d’un trublion extrémiste aurait dû résonner comme un tocsin.

Avec un Président sortant à moins de 20 % des suffrages, des abstentions filant vers les 30 %, un premier ministre dérivant en langueurs océanes, tout indiquait que le système politique s’était enrayé. Un réflexe républicain put éviter la sortie de route. Il n’a pas trouvé sa consolidation dans les séquences politiques suivantes.

Trois mandats présidentiels consécutifs ont creusé la distance entre les attentes inquiètes des citoyens et l’action de leurs gouvernants. Au sentiment justifié d’inefficacité des mesures prises contre la crise, est venu s’ajouter celui d’une trahison permanente des engagements initiaux : à droite comme à gauche, on semble avoir mis un malin plaisir à omettre, voire à contredire ses promesses de campagne. De même qu’elle avait emporté Nicolas Sarkozy en 2012, cette forme désinvolture gouvernementale empêche François Hollande en 2017.

Nicolas Sarkozy et François Hollande, en mai 2012, le jour de la passation de pouvoir. Cinq ans plus tard, tous deux sont exclus de la course présidentielle. Daniel Malys/Flickr

Encore que la situation soit aujourd’hui plus complexe. L’incapacité du sortant à se représenter s’accompagne d’une autre impossibilité : celle d’une alternance naturelle et paisible. Comme l’ont parfaitement mis en évidence les scrutins locaux de 2014 et 2015, sous les coups de boutoirs conjugués de la crise et de la montée des extrêmes, la bipolarisation de la vie politique a commencé à voler en éclats. Les deux partis qui la garantissaient au rythme des alternances, le PS et Les Républicains, s’avèrent impuissants à garantir une dynamique d’attraction et ne peuvent empêcher l’émergence d’une troisième force. Voilà le classique face-à-face droite-gauche durablement ébranlé par l’émergence d’un tiers perturbateur.

Une part essentielle du chaos actuel, qui a vu la droite passer en moins de deux mois d’une élection imperdable à une défaite probable, la gauche exploser à hue et à dia, tient là : dans le refus des partis traditionnels d’intégrer cette nouvelle situation politique, qui contredit la logique même de l’élection présidentielle. Et à l’inverse, la formidable percée de celui que nous avions qualifié ici d’étrange Monsieur Macron, s’explique largement par cette anticipation qui a été la sienne de se situer au-dessus du clivage droite-gauche.

Du triphasage au tripatouillage

Car, si l’affaissement de la bipolarisation n’a pas abouti à casser la distribution classique des pouvoirs locaux, il en va tout autrement de l’élection présidentielle dont elle est directement la fille naturelle. On sait que la révision constitutionnelle de 1962 a non seulement instauré l’élection du Président au suffrage universel direct : en voulant imposer un élu qui soit l’homme de la Nation et non pas d’un parti, elle a limité l’accès au second tour à deux candidats. Une sorte de courant biphasé, pour prendre une comparaison électrique.

Or l’émergence d’un troisième larron aboutit à brancher du triphasé sur le biphasé. On connaît les effets de cette fausse manœuvre : une perturbation du système placé en surchauffe, qui peut aller jusqu’à son explosion. Certains, pour qualifier cette nouvelle situation, parlent de « tripolarisation ». Outre qu’il s’agit d’une manière de barbarisme scientifique – le principe des pôles allant par deux –, l’expression ne nous semble pas adaptée à la situation réelle : la droite et la gauche, regroupements de plusieurs forces derrière un parti dominant, constituent effectivement deux pôles. Pas le FN, qui est un unique parti, parvenant à lui seul à faire autant sinon plus que chacun des deux autres rassemblements.

Marine Le Pen (FN), ici aux Sables-d’Olonne, le 27 mars, assurée d’être au second tour par tous les sondages. Loïc Venance/AFP

Une analyse renouvelée des flux électoraux s’impose, tant aux politiques qu’aux analystes : elle ne peut plus s’axer principalement sur l’affrontement droite-gauche qui constituait jusque-là le cœur du système. Le temps n’est plus où le FN ne jouait qu’un rôle d’arbitre : il forme désormais l’un des trois angles de la figure et participe directement au résultat final, obligeant à appréhender d’un seul regard les trois plans qui évoluent de manière synchronisée.

C’est donc d’une triangulation qu’il faut plutôt parler, dont nous avons montré, dans l’analyse des dernières élections régionales, les lourdes incertitudes qu’elle fait planer sur la probabilité du résultat final. Mais plutôt que de mesurer les ajustements rendus nécessaires par ce nouveau jeu de forces qui prive les électeurs d’un vote d’adhésion en les condamnant à un vote d’empêchement aussi usant que dévitalisant, les vieux partis ont préféré fermer les yeux. Et se livrer à un travail de ravaudage qui confine au tripatouillage.

L’échec du cycle prélavage des primaires

Voilà un an que, rendus au rôle de Cassandre, nous tentons, de chronique en chronique, de montrer que les primaires, dans ce nouveau contexte, sont le cheval de Troie de la destruction de l’offre politique. Elles y sont parfaitement parvenues. Elles prétendaient répondre à un besoin, apparemment louable : celui de rassembler chaque camp autour d’un leader, sinon incontestable au moins indiscutable, afin de créer une dynamique de victoire par l’accès au deuxième tour de la présidentielle. Erreur fatale, cette sorte de « prélavage » à la campagne introduisait un biais profond dans le processus électoral, imposant de jouer le second tour avant le premier.

On se souvient : aussi bien François Hollande que Nicolas Sarkozy ne se sont ralliés que du bout des lèvres à la procédure. Encore ne l’ont-ils fait que parce qu’ils surestimaient la capacité de leur appareil partisan à contrôler l’issue du scrutin. C’était, à contresens, sous-estimer le discrédit des partis de gouvernement, qu’il s’agisse de LR déchiré par les rivalités personnelles, ou du PS miné par un quinquennat fissuré sous les frondes. Dans une atmosphère de « dégagisme », les deux camps ont massivement balayé sortants et revenants. Ils l’ont fait de manière identique : en croyant promouvoir deux candidats purs de toute compromission, tout en espérant revenir à l’orthodoxie de leurs valeurs respectives. C’était prendre le risque d’un resserrement, interdisant un vrai rassemblement.

La suite l’a trop montré. Par une spirale implacable, des pans entiers des vieux continents politiques sont devenus flottants, faisant perdre à ceux-ci leur centre de gravité. La montagne des primaires a accouché de deux figures étranges : à gauche, un candidat engoncé dans un costume trop grand pour lui ; à droite, un candidat revêtu d’un costume taché.

Une campagne surréelle se déroule sous nos yeux hagards : le candidat du Parti socialiste, censé assumer le bilan, tire à boulets rouges sur l’action du parti qui l’a fait désigner ; le candidat de la droite, mis en examen, continue à vouloir incarner le champion de la moralisation de la vie politique ! Mêlant dans une même eau trouble informations, insinuations, accusations, diffamations, une spirale entretenue par des réseaux hétérogènes déforme en échos fragmentés une parole politique déjà inaudible, décrédibilisée. Et rend l’atmosphère difficilement respirable.

Sortir de l’impasse

Le piège s’est refermé : il y a peu de chance de voir les deux candidats des primaires tirer les conséquences de leur échec. L’un et l’autre s’appuient sur la légitimité de leur désignation. « Ce n’est pas eux qui m’ont donné vie, c’est un vote populaire », déclare Benoît Hamon à l’encontre des socialistes « dissidents ». Et les deux hommes de s’accompagner du lamento de la victimisation : victime des trahisons pour Hamon, d’un obscur cabinet noir pour Fillon.

Il y a pourtant un urgent besoin de parole vraie, que les vieux schémas droite-gauche, pour vénérables et structurants qu’ils soient, ne suffisent pas à remplir. Au lieu d’entendre paraphraser Brillat-Savarin et affirmer : « Dis-moi avec qui tu manges et je te dirai qui tu es », les Français attendent des candidats qu’ils clarifient et articulent les lourds enjeux du scrutin, plutôt que de les mélanger pour mieux les noyer. Ils ont nom Europe, mondialisation, protection sociale, rôle de l’État…

Faute de cette clarification, il y a fort à parier que la lessive des primaires n’aura lavé plus blanc que le vote de la même couleur.

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