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Les peintres au charbon

Une peinture de Sakubei Yamamoto. Yamamoto Family/Collection Yamamoto Sakubee

Quelques artistes connus, à l’instar du Néerlandais Vincent Van Gogh, du Franco-Suisse Théophile Steinlen, du Belge Constantin Meunier, de l’illustrateur français Lucien Jonas ou encore du plasticien mexicain Manuel D’Rugama – dont la magnifique peinture murale, Genesis Minero (1979), orne l’Hôtel de Ville d’El Oro de Hidalgo, petite cité minière fondée à la fin du XVIIIe siècle, ont curieusement choisi pour thème de certaines de leurs œuvres l’univers sombre et dangereux de la mine et des mineurs.

El Genésis Minero, par Manuel De Rugama. Thelmadatter/Wikimédia

Mais, plus étonnant encore, certaines « gueules noires, pourtant accaparées par un labeur harassant qui leur laissait pourtant peu de loisirs, ont produit des œuvres d’une telle qualité que des musées leur sont désormais consacrés en Angleterre et au Japon.

Gueules noires et peintres autodidactes

Au Nord de l’Angleterre, dans le comté de Northumberland, l’Ashington Group est désormais célèbre. En 1934, le syndicat des mineurs de cette petite ville demande à la section locale du Worker’s Educational Association, un organisme de formation pour adultes fondé en 1903, de lui trouver un professeur d’économie, en vain. À défaut, ce sont des cours du soir en « appréciation des arts » qui sont proposés à ces ouvriers qui veulent « se cultiver ».

Un certain Robert Lyon, peintre et professeur au King’s College de Newcastle-upon-Tyne, est chargé de cet enseignement hebdomadaire. Après avoir commencé par montrer à ses étudiants totalement dénués de culture artistique des œuvres des grands artistes de la Renaissance, il décide rapidement de les inciter à s’exprimer par eux-mêmes et à choisir personnellement les sujets de leurs tableaux, appliquant ainsi le principe selon lequel « anyone can paint » (tout le monde peut peindre).

Chaque semaine, dans la petite cabane qui leur sert de salle de classe, les apprentis peintres sont invités à apporter leurs œuvres et à les soumettre à la critique de leurs camarades. Ces travailleurs, que la vie a tenus jusque-là éloignés des beaux-arts, se prennent au jeu. Grâce au mécénat de la riche collectionneuse d’art moderne Helen Sutherland, ils se rendent à Londres visiter la Royal Academy of Art et la Tate Gallery et font la connaissance d’artistes patentés. Dès 1936, leurs tableaux à la fois naïfs et réalistes, qui représentent toujours des aspects de la vie quotidienne d’un mineur de charbon, sont exposés à Newcastle, à Londres et à Édimbourg.

Ils se retrouveront au cœur de nombreuses autres expositions, en Chine et en Allemagne notamment, dans les années 1970 ; des articles et des émissions de radio et de télévision leur sont consacrés. Toutes les peintures de ce petit cénacle d’artistes autodidactes sont, aujourd’hui, conservées au Woodhorn Museum d’Ashington, dont les collections gravitent autour du thème de la mine et les mineurs. Le fonds comporte, notamment, des œuvres des membres fondateurs du groupe, comme John Dobson et John F. Harrison, ainsi que la série d’Oliver Kilbourn, sans doute le plus connu de tous, « My Life as a Pitman » qui retrace l’évolution du travail dans les mines et qui a été exposée, en 1977, à Nottingham.

L’histoire extraordinaire de cette rencontre hors du commun entre mineurs de fond et peinture a donné naissance, en 1988, à un ouvrage illustré du critique d’art William Feaver, Pitmen Painters : the Ashington Group 1934-1984 et à une pièce de théâtre éponyme, jouée avec un très grand succès – au Live Theatre à Newcastle en 2007, puis à Londres au National Theatre, sur Broadway en 2010 au Samuel J. Friedman Theatre et enfin à Auckland (Nouvelle-Zélande) en 2011. Lee Hall, scénariste du film de Steven Daldry Billy Eliot (2000) – histoire d’un fils de mineur anglais qui, à la surprise et au grand désespoir de tous dans ce milieu éminemment masculin, devient danseur étoile – est l’auteur de la pièce. Traduite en français, elle a été donnée en Suisse et France, au Théâtre artistique Athévains en 2009-2010 et, plus récemment, au Théâtre 13 à Paris où, pour accueillir les spectateurs, une mine a été reconstituée, à l’image de celle du Centre historique minier de Lewarde dans le Nord.

Au Japon aussi

La vie et l’œuvre de Sakubei Yamamoto (1892-1984) – sont, à la fois, plus inattendues et plus extraordinaires encore que celles des gueules noires d’Ashington. Galibot dès l’âge de 7-8 ans, puis mineur de fond à partir de 15 ans et pour finir gardien de nuit des « grands bureaux », il a travaillé pendant plus d’un demi-siècle dans près d’une vingtaine de compagnies minières différentes, situées pour certaines dans la région de Fukuoka, à la pointe nord de l’île de Kyüshü, la plus méridionale de l’archipel japonais. Cet homme hors du commun qui, enfant déjà, aimait peindre et dessiner, ne reprend ses crayons et ses pinceaux qu’en 1957, à plus de 60 ans, à un moment où les mines japonaises commencent à fermer les unes après les autres, afin de raconter l’histoire des travailleurs du charbon à la fin de l’ère Meiji (1868-1912) et dans les premières décennies du XXe siècle.

Sakubei Yamamoto.

L’œuvre prolifique de ce modeste ouvrier se compose de quelques 700 peintures – majoritairement des aquarelles –, d’environ 45 carnets de dessins à l’encre traditionnelle, d’une cinquantaine de manuscrits, notamment des journaux annotés à l’occasion de grands évènements qui se sont produits dans les mines (catastrophes, plus particulièrement). Cette collection, qui témoigne de la brutalité de la vie au travail, des machines, du dénuement des familles de ces prolétaires, de leurs coutumes et de leurs superstitions, de la sociabilité masculine et des luttes de ces hommes du charbon, est conservée au Tagawa History and Coal Museum, fondé en 1983, sur le site d’une ancienne exploitation minière près de Fukuoka.

En 1963 ses dessins, et les textes qui les accompagnent, ont été publiés par la « Coal Mines of the Meiji and Taisho Eras Publication Committee », mais leur diffusion reste confidentielle. Un programme éducatif diffusé à la télévision japonaise en 1967 – A life, a mountain of rubble (Une vie, une montagne de gravats) – contribueront, tout comme la publication en 1973 par un éditeur commercial des peintures de Sakubei Yamamoto en deux volumes, à la notoriété mondiale de cet extraordinaire parcours artistique et humain, qui lui a valu en 2011, d’être inscrit au Registre Mémoire du monde de l’Unesco.

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