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Mali : le président Ibrahim Boubacar Keita pris à son propre jeu

Des manifestants brandissent à Bamako une pancarte sur laquelle on peut lire «Adieu IBK» après l'arrestation du président par des troupes rebelles. Stringer/Afp

L’intervention dans la crise sociopolitique malienne des militaires réunis au sein du Comité National pour le Salut du Peuple (CNSP), le 18 août, a sonné le glas de la longue carrière politique du président Ibrahim Boubacar Keita (IBK).

On ne peut comprendre la chute d’IBK qu’à travers l’examen de la mise en place de son entreprise politique, caractérisée par un clientélisme concurrentiel. Si IBK a pu « truster » le sommet du pouvoir depuis une trentaine d’années, c’est dû à l’intériorisation des codes de la sphère politique malienne, fondés sur la redistribution constante des prébendes de l’État.

Une ascension politique irrésistible

L’analyse de l’État africain et de son fonctionnement exige de mettre la focale sur les élites politiques et la dynamique de leur processus d’accumulation de ressources à la fois politiques, économiques et sociales. En Afrique, les élites au sommet de l’État se composent généralement de politiciens de carrière, de hauts fonctionnaires ou d’hommes d’affaires, et le plus souvent appartiennent à ces trois catégories. Ce constat correspond bien à la situation contemporaine du Mali, où le processus d’accumulation de richesses par la famille et le clan du président IBK a atteint des proportions inquiétantes.

Ibrahim Boubacar Keita est un vieux routier de la politique malienne. Directeur de campagne adjoint de l’ex-président Alpha Oumar Konaré lors de la campagne de celui-ci en 1992, il fut conseiller à la présidence avant d’être proposé au poste d’ambassadeur en Côte d’Ivoire. Le premier président ivoirien, Felix Houphouët Boigny, a traîné des pieds pour le recevoir en raison, dit-on, de ses liens d’amitié avec Laurent Gbagbo, opposant historique et président du Front populaire ivoirien (FPI).

À son retour au Mali, IBK gravit très vite les échelons du pouvoir. Il est d’abord ministre des Affaires étrangères (1993-1994), puis premier ministre (1994-2000) en remplacement d’Abdoulaye Sékou Sow, affaibli et contesté par le parti majoritaire (ADEMA), dont il n’était pas membre. IBK est également président de l’Assemblée nationale (2002-2007), à la tête de la coalition de partis dite « Espoir 2002 » – une coalition dont certains responsables éminents (Choguel K. Maiga, Mountaga Tall) se sont récemment retrouvés au sein du M5-RFP, le mouvement de contestation qui a pris IBK pour cible au cours de ces derniers mois.

Il accède à la présidence de la République en septembre 2013, à la suite du coup d’État du capitaine Amadou H. Sanogo, qui appelle sans réserve l’armée à le soutenir, et avec l’aide de l’influent imam Mahmoud Dicko qui avait « transformé ses mosquées en QG de campagne pour lui ». Enfin, il est réélu, dans une ambiance délétère, en 2018.

L’essoufflement d’un système fondé sur la cooptation des opposants

La longévité de sa carrière politique s’explique par le creuset d’une démocratie « clientélaire ». Comme l’ont démontré Jean‑François Bayart et Jean‑François Médard, l’enjeu principal de la politique dans l’arène nationale n’a jamais été le développement, contrairement au discours de légitimation que tiennent les élites politiques. Il s’agit plutôt d’accès aux ressources étatiques pour l’extraction et l’accumulation – des ressources essentielles pour l’entretien de la clientèle politique. On peut dire que l’État malien a été patrimonialisé, devenant prédateur de la société tout en étant « prédaté » par cette dernière.

Dans les premières années d’IBK au poste de premier ministre, Toumani Djimé Diallo – directeur de publication des journaux La Nation et Le Démocrate entre 1992 et 1998 – n’a cessé d’assurer qu’il n’a jamais obtenu de diplôme universitaire, et de mettre quiconque au défi de prouver le contraire. Comme pour le faire taire, Diallo a été coopté par IBK en tant que chargé de mission à la primature en 1998, puis conseiller, et ensuite comme chef de cabinet à la présidence de l’Assemblée nationale entre 2002 et 2007. Quand IBK est élu en 2013, Diallo devient le secrétaire général de la présidence, avant de terminer ambassadeur du Mali en France. Il a donc fini par collaborer avec celui qui l’avait longtemps fustigé.

La liste des opposants cooptés est longue : Tiebilé Dramé, dernier ministre des Affaires étrangères, ancien directeur de campagne de Soumaila Cissé, challenger d’IBK en 2018 et 2013 ; Amadou Thiam, premier vice-président de la plate-forme « Ante A bana », opposée à la réforme constitutionnelle, finalement nommé… ministre des Réformes institutionnelles ; ou encore Amadou Koita, dernier ministre des Maliens de l’extérieur, pour ne citer que ceux-là. Ils étaient tous membres de l’opposition et comptaient parmi les principaux pourfendeurs de la politique d’IBK.

Mais les récentes manifestations populaires qui ont fini par provoquer l’irruption de l’armée dans la crise malienne semblent prouver que ce système de clientélisme politique a atteint ses limites. Toutes les précédentes contestations politiques avaient été étouffées par des nominations ou par une redistribution de la rente « clientélaire ».

Après une mutinerie au Mali, le président Keita annonce sa démission.

L’imam Mahmoud Dicko a révélé que le président IBK lui avait proposé des postes ministériels, en lui demandant en contrepartie de cesser de soutenir le M5-RFP.

L’ultime exemple de la limite du clientélisme d’IBK est sa proposition faite aux députés qui avaient été proclamés élus par l’administration territoriale en charge des élections, mais recalés par la Cour constitutionnelle : le président leur a promis d’hypothétiques sièges au Sénat – pas encore mis en place – en échange du renoncement à leurs sièges de députés. Une trentaine de résultats issus des urnes auraient ainsi été inversés au profit de la majorité présidentielle…

Le pouvoir a également essayé de « diaboliser » l’imam Dicko, qualifié de salafiste, et d’être un partenaire des djihadistes voulant instaurer un État islamique. Objectif : isoler l’imam, d’obédience wahhabite, des deux autres leaders religieux d’obédience malékite, à savoir Chérif Ousmane Madani Haidara, président du Haut Conseil Islamique du Mali (soutien implicite du président IBK), et le chérif de Nioro, Bouyé Haidara, qui s’était plus ou moins désolidarisé du M5-RFP lors de son dernier sermon du vendredi 14 août précédant la chute du président IBK.

En réalité, IBK ne semble pas avoir pris conscience de la profondeur de la crise. Au lieu de prendre des décisions fortes (dissolution de l’Assemblée nationale, nomination d’un premier ministre consensuel, etc.), il a cru que les anciennes pratiques – corruption, clientélisme politique, division au sein d’une corporation, cooptation… – lui suffiraient pour se maintenir au pouvoir. C’est ce qui explique sa sortie dès la première manifestation du 5 juin : il avait alors répondu favorablement aux doléances des enseignants, avec l’espoir que ces derniers se désolidarisent des manifestations du M5-RFP.

Il avait aussi accepté la demande d’augmentation de salaire des magistrats dans le seul but qu’ils acceptent qu’il nomme les trois magistrats prévus par la loi pour la mise en place de la nouvelle Cour constitutionnelle.

Mais ces ressources clientélistes semblent épuisées : pour briser la contestation des manifestants, le gouvernement a fait appel à la Force spéciale antiterroriste (Forsat).

La fin d’IBK signifie-t-elle la fin du système décrié par les manifestants ?

Les manifestants avaient accueilli dans la liesse populaire les militaires qui se dirigeaient vers Sébénikoro (quartier où habite le président de la République) jusque devant sa résidence. Son arrestation spectaculaire avait fait le tour des télévisions internationales. Mais, très vite, l’allégresse a cédé la place au doute, en raison du flou qui entoure cette transition.

Une foule en liesse acclame des soldats et des policiers armés à la place de l’indépendance après le coup d’État contre le président Ibrahim Boubacar Keita. AFP

Dans un premier temps, les militaires avaient promis une transition civile. Mais leur volonté de la gérer de manière solitaire a provoqué quelques remous du côté du M5-RFP, qui estime avoir été le fer de lance de ce mouvement social que les militaires auraient seulement « parachevé ». La tentative de mise à l’écart du M5-RFP a fini par jeter le doute sur la volonté réelle des militaires de changer un système politique dont le socle est la corruption institutionnalisée.

La non-arrestation du fils du président – Karim Keita, député et président de la Commission de défense – et du puissant directeur de la sécurité d’État Moussa Diawara ont semé le trouble au sein de l’opinion publique malienne. Malgré les appels du pied de Choguel Maiga, qui a qualifié le CNSP de « partenaire stratégique » du M5-RFP, il semble que le premier ait un calendrier différent de celui du second.

Les militaires, malgré leur volte-face, ne sont pas pressés de mettre en place la transition telle que recommandée par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), à savoir désigner un président et un premier ministre de transition civils. Tout l’enjeu consiste à savoir, si la fin du régime d’IBK signe réellement la fin d’un système politique dont les Maliens ne semblent plus vouloir.

La charte de la transition, censée être issue des concertations nationales, a été fortement contestée par une partie du M5-RFP. Celle-ci prévoit, contre toute attente, un vice-président de la transition, une sorte de poste taillé sur mesure pour un militaire qui s’occuperait exclusivement des questions de « défense, de sécurité et de refondation de l’État ». Ce qui apparaît comme une énième tentative de pérenniser le système contre lequel les Maliens sont descendus dans la rue. La suite des événements (nomination du gouvernement de transition) et la possibilité de la justice à pouvoir faire son travail en toute indépendance (ou pas) permettra, sans doute, d’y voir clair.

Paradoxalement, la Cédéao, pourtant brocardée ces derniers temps par les manifestants, semble être le seul recours vers lequel les manifestants et surtout le M5-RFP risquent de se tourner pour atténuer l’influence prétorienne

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