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Nostalgie réactionnaire et politique : la fabrique d’une mémoire fantasmée

Eric Zemmour lisant son discours de déclaration de candidature. AFP

La représentation fantasmée d’imaginaires du passé n’est pas nouvelle en politique. La plupart du temps, il s’agit de susciter une nostalgie réactionnaire dont la forme contemporaine prend pour partie racine dans l’émergence du concept de nation, comme l’ont démontré Stuart Hall ou Paul Gilroy. Les discours mémoriels portés par une obsession identitaire mènent souvent à arrimer la nostalgie au rejet d’une altérité désignée comme menace. Les distorsions historiques et les manipulations de mémoires du président russe depuis une vingtaine d’années en sont un exemple, et font partie du chemin tracé vers la guerre qui touche l’Ukraine actuellement.

En tant que chercheures, nous analysons la manière dont le passé n’a cessé d’être instrumentalisé, commercialisé, ou encore (ré)inventé dans des discours contemporains. Notre démarche s’inscrit dans un courant de pensée très actif depuis une quinzaine d’années : les études critiques sur la nostalgie et la mémoire. Un travail pluridisciplinaire, qui mobilise des collègues de toutes les aires culturelles. L’enjeu est de décrypter la façon dont le passé est soumis à des processus d’idéalisation afin de générer l’adhésion de divers publics à des récits mémoriels dramatisés. L’importance accordée aux discours nostalgiques dans le champ politique anglo-saxon pendant les mois de discussions qui ont mené au Brexit témoigne de la puissance de cette émotion et de sa force dans les dynamiques nationalistes contemporaines.

Un récent exemple de cette politique nostalgique des affects est la vidéo d’annonce de candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles françaises. Elle a été publiée le 30 novembre 2021 sur son site web de candidature (elle n’y est plus aujourd’hui), et restait accessible sur Youtube quelques mois après, où elle a été visionnée par plus de 3 millions de personnes. Dans un dispositif légèrement désuet (bibliothèque ancienne et micro radiophonique), on y voyait le candidat lire un discours de dix minutes, appuyé par une multitude images d’archives.

Les réactions médiatiques ont afflué de toute part, suscitant le débat, entre louanges, analyses, et témoignages d’un écœurement. Toutes ou presque ont présenté la vidéo comme hors-norme, et pourtant, du point de vue de la fictionnalisation du passé, elle semble à l’inverse banale. Le candidat se saisit des processus de manipulation de la mémoire déjà présents dans la sphère publique (politique, médiatique ou marchande), s’inscrivant dans une longue tradition de nationalisme nostalgique qui ne dit pas son nom.

Plus de 300 plans pour inventer un âge d’or

Le candidat sculpte un « âge d’or » du passé français, une représentation fictionnelle de la mémoire d’une France supposément glorieuse, prospère et légère, où il aurait fait bon vivre. La description de cet « âge d’or » commence par la mobilisation des souvenirs de l’auditoire (« Vous vous souvenez du pays ») reprise de manière anaphorique, telle une litanie mémorielle. Cette apostrophe péremptoire témoigne d’une habilité à générer des maximes catégoriques : « la syntaxe vaut preuve » chez Zemmour, comme l’a récemment démontré Cécile Alduy.

S’en suit une longue énumération de personnalités historiques et publiques issues du monde de la politique comme du cinéma, de grands noms de la littérature ou du monde scientifique, relayés par des images d’archives. Ce pot-pourri pourrait créer une mosaïque incohérente, mais il est à l’inverse parfaitement lisible. La montée en tension dramatique, l’effet d’accumulation des images et des références, soutenue par la musique et son mouvement ascendant nous donne à voir le passé comme un idéal paroxystique. Les personnalités choisies par le candidat servent directement cet imaginaire du passé comme un apogée : ces ancêtres symboliques occupent toujours la fonction de héros surhumains, tout en étant consensuels et normatifs. Les héros du passé possèdent en outre une fonction de la référentiation historique, car évoquer un héros commun, c’est entrer dans le champ symbolique de l’histoire et prétendre donner accès à un savoir. Autrement dit, c’est prétendre passer de la fiction au « réel », toujours en donnant l’illusion de la preuve.

Les images fonctionnent ici comme des anecdotes qui mobilisent un déjà-vu, posant une stricte équivalence entre les images de fiction et images informationnelles. Le discours relaye aussi cette équivalence entre fiction et histoire : « vous vous souvenez du pays que vous retrouvez dans les films ou dans les livres » (1 min).

Dans cette vidéo de campagne, l’image d’archive se donne à lire comme une ponction du passé dont la mise en visibilité semble brute, elle représente une supposée valeur de certification historique. L’archive est utilisée pour créer un contraste entre deux imaginaires antagonistes, un passé encensé auquel succède un présent dévalué. Elle légitime symboliquement une supposée réalité historique, elle est auréolée par le pouvoir du discours véridictoire de la trace, bien qu’elle soit décontextualisée, et que Zemmour présente des scènes de fictions comme des réalités du passé. L’invention de cet âge d’or est parachevée parce que l’énumération s’achève sur un comble de déchéance : « La France n’était plus la France, et tout le monde s’en était aperçu ».

Le déclinisme pour tout récit

La nostalgie réactionnaire politique repose sur une conception binaire de l’histoire. À un apogée, présenté comme la regrettée cime d’un paysage mémoriel partagé, succéderait une chute, vécue sur une modalité brutale, qui correspondrait au présent d’énonciation du discours :

« Depuis des décennies, nos gouvernants de droite comme de gauche, nous ont conduits sur ce chemin funeste du déclin et de la décadence » (Zemmour, 2021).

Ces narrations sont hantées par une obsession décliniste, incarnée par diverses idées de « perte » énoncée comme une vérité indubitable. Cette périodisation est caractéristique des récits « nativistes », qui supposent que les droits acquis dans un pays seraient corrélatifs à l’ancienneté de la présence de ses ancêtres sur un territoire.

La fabrique du déclin est d’autant plus forte que les référents temporels sont vagues. De la supposée grandeur de la France (« Depuis 1000 ans, nous sommes une des puissances qui a écrit l’histoire du monde »), au point de bascule vers la dégradation qui aurait eu lieu « Depuis des décennies » (5min22). Cette indistinction constitue un procédé mémoriel fréquent pour alimenter les fantasmes du passé, parce qu’elle renforce la dynamique de consensus. On voit s’élaborer sous nos yeux l’imaginaire d’un « âge d’or » de la France devenu tangible via la parole du candidat dont les mots se veulent aussi porteur d’une vision morale, une bonne vision de l’histoire : par la personnification de la France, Zemmour fait croire « des choses qui ne sont pas vraies » – comme l’obsession de la décadence – dont l’historien Gérard Noiriel analyse régulièrement les dangers.

L’illusion historique

La manière dont le passé est instrumentalisé repose sur un ensemble de techniques et de processus propres à tout discours porté par une nostalgie réactionnaire et raciste. D’abord par une mémoire qui édulcore, qui omet que cette représentation glorifiée éclipse des moments et faits historiques moins glorieux, comme les droits restreints des femmes, pour ne citer qu’un exemple. Ensuite, un passé fabriqué par contraste avec un présent horrifié et chaotisé, et entre les deux un candidat dont les mots donnent aux images un autre sens.

Naviguant dans le tourbillon d’un montage audiovisuel qui mélange les codes de la publicité, de la vidéo musicale, d’annonces politiques (guerrières) d’envergure historique et de bande-annonce cinématographique, Zemmour construit la fable d’une histoire manichéenne au profit d’une monomanie identitaire. De cette illusion mémorielle émane donc une nostalgie sclérosée et uniformisée, qui empêche toute forme de « nostalgie réflective » qui, d’après Svetlana Boym, ne conçoit pas le passé comme une plénitude à rejoindre à tout prix, mais représente plutôt nostalgie critique, constructive et créative. Une nostalgie qui semble désormais essentielle aux défis portés par les guerres et le dérèglement climatique.

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