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oiseau perché. sur une branche avec à l'arrière un paysage urbain et des voitures
Une sociologie écologique devra prendre en compte les interactions entre les humains et le reste du monde vivant. Shutterstock

Quelle place pour la sociologie face aux défis écologiques ?

Dans les débats sur les enjeux écologiques de l’heure, les sociologues sont pour le moins discrets ; quand ils sortent de leur réserve, ils s’évertuent le plus souvent à analyser les inégalités liées aux modes de vie, tantôt en soulignant le décalage entre l’adhésion des classes aisées aux idées écologistes et la réalité de leurs pratiques, en matière d’empreinte carbone notamment, tantôt en examinant les conditions de possibilité d’une écologie « populaire ».

Cette relative pusillanimité peut se comprendre à la lumière de ce que l’on appelle communément la tradition sociologique. Lorsque la discipline s’institutionnalise au XIXe siècle, les sociologues sont surtout préoccupés par l’effritement de l’ordre social qui sous-tendait les sociétés d’Ancien Régime et lui cherchent un substitut ne relevant ni de l’utilitarisme ou de l’intérêt individuel que promeuvent les économistes, ni d’un quelconque ordre des choses, naturel ou divin, duquel, justement, les sociétés modernes se sont extirpées.

En soulignant en particulier la force des facteurs d’intégration sociale, tels que la division du travail, ils contribuent alors à théoriser les liens d’interdépendance et la solidarité qui existent entre les membres d’une société.

Un monde sans fin, vraiment ?

Mais ce faisant, les sociologues vont œuvrer, volens nolens, en faveur du progrès – social, économique, technique, etc. – qui constitue l’essence même des sociétés modernes. Et s’ils en sont des interprètes exigeants et critiques, en plaidant pour une plus forte redistribution des fruits de la croissance ou une plus grande fluidité sociale, les sociologues se montrent finalement assez insensibles aux dégâts que peut engendrer cette dynamique du progrès tous azimuts.

À telle enseigne que c’est seulement quand cette dynamique commence à se gripper, dans les années 1970, que certains sociologues, aux États-Unis, dénoncent les lacunes ou les points aveugles de la plupart des théories : quid, en effet, du reste du vivant et des limites qu’il impose à la modernisation des sociétés ? Peut-on raisonnablement considérer que nous habitons « un monde sans fin » doté de ressources inépuisables ? Aussi cruciales soient-elles, de telles questions ont, de fait, été négligées par la théorie sociologique mainstream, focalisée qu’elle était sur l’émancipation des individus et leur arrachement aux contraintes du milieu.

Sauf que, quarante ans après la publication de ces articles pionniers, la sociologie demeure encore à la traîne et peine à se saisir des enjeux écologiques de l’anthropocène – et ce, alors même que d’autres chercheurs venus de l’histoire, de la philosophie ou de l’anthropologie, sont notoirement plus présents dans le débat social.


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Une autre voie pour la sociologie

Faut-il s’y résoudre et accepter que de tels enjeux restent, pour l’essentiel, dans l’angle mort des recherches sociologiques ?

La sociologie peut-elle se contenter de défendre sans relâche les groupes sociaux dominés – ce qui fait assurément sa noblesse – au risque, toutefois, d’occulter à bien des égards les conséquences de nos pratiques sociales sur les milieux qui nous abritent ?

Ou doit-elle se borner modestement à décrire l’adaptation aux changements qui travaillent nos sociétés en raison, par exemple, de l’altération des biotopes ou des variations climatiques ?

Nous faisons le pari qu’une autre voie est carrossable, en parallèle de celles-ci. Il ne s’agit pas, ce faisant, de ripoliner la sociologie en la verdissant, pour ainsi dire, mais plutôt de lui assigner un nouveau cap. Trois exigences sous-tendent cette entreprise : elles dessinent le Triangle d’or d’une sociologie (enfin) écologique.

Rompre avec l’idéal de production

Au premier sommet de ce triangle trône l’exigence théorique d’une sociologie écologique : œuvrer à la conservation d’un monde vivant. Il nous semble en effet essentiel de rompre avec l’idée centrale de la sociologie, selon laquelle la transformation du monde et sa mise en ressources s’avèrent systématiquement bénéfiques pour les sociétés en permettant de redistribuer davantage de richesses. Bien entendu, il ne s’agit pas de renoncer à transformer nos institutions, et en particulier à les rendre plus justes et plus démocratiques.

Mais, pour ce faire, il faut désormais instaurer un dialogue soutenu avec les approches qui insistent sur la nécessité de préserver une « part sauvage du monde » et, partant, cesser de regarder avec suspicion les initiatives ou les projets tendant à la conservation de notre environnement. Car, pensons-nous, c’est justement en œuvrant à la conservation de l’environnement que la sociologie pourra contribuer à améliorer le monde social et à émanciper celles et ceux qui l’habitent.

Entrée d’une mine à Villavicencio, en Colombie, 2022 : l’activité minière fragilise les dynamiques de gestion communautaire de l’eau. Paul Cary, Fourni par l'auteur

Élargir les communs au vivant

Deuxième sommet : l’exigence critique qui s’impose à une sociologie écologique. De fait, l’objectif, pour les sociologues, consiste à prendre davantage en compte nos interrelations avec l’environnement, ce qui signifie qu’il s’agit toujours de penser des institutions plus justes, mais en veillant scrupuleusement à ce que celles-ci incluent aussi le monde naturel.

Nous nous inscrivons de ce fait dans la dynamique portée par le courant de ce qu’on appelle les « communs », pour autant que ceux-ci soient élargis au reste du vivant. Des initiatives soulignant le caractère inappropriable de certains milieux doivent, à ce titre, être saluées et approfondies.

Rendre l’utopie accessible

Enfin, le troisième sommet du triangle désigne une exigence pratique : les sociologues doivent rendre l’utopie accessible, c’est-à-dire intervenir dans le débat démocratique en mettant l’accent sur les expériences émergentes, en soulignant les promesses dont elles sont porteuses, mais aussi en faisant montre de prudence face à des choix techniques potentiellement irréversibles – une posture qui permettrait peut-être de rapprocher les ingénieurs des économistes et autres spécialistes des sciences sociales.

Une telle conception de l’activité scientifique s’inscrit dans le sillage des réflexions livrées par John Dewey : faire en sorte que la sociologie éclaire les situations douteuses et s’implique activement dans la résolution collective des problèmes. Dans cette perspective, il appartiendrait alors aux sociologues de scruter et d’encourager les expérimentations « socioécologiques » en montrant que leur validité ne dépend pas tant du verdict des publications scientifiques que de leur effectivité face aux difficultés de l’heure.

Mine de Garzweiler, Allemagne. Raimond Spekking/Wikimedia

Tenir compte des relations avec le vivant

Alors que la planète brûle, les échanges semblent se durcir entre les défenseurs de la pensée critique et les penseurs du vivant. Les premiers sont focalisés sur le capitalocène : ils dénoncent les méfaits, voire les ravages d’un capitalisme prédateur, mais restent peu concernés par le vivant, ce qui les apparente à des néomarxistes. Quant aux seconds, ils sont accusés d’oublier l’essentiel, c’est-à-dire la dynamique mortifère du capitalisme, et de n’être finalement que des « écologistes pleurnichards ».

Sortir de cette impasse assez stérile nous paraît aujourd’hui une nécessité impérieuse si l’on veut réfléchir utilement aux périls qui nous menacent. Et pour ce faire, il nous semble que la sociologie doit reconnaître que nous sommes pris dans le vivant, avec ses interdépendances, tout en réclamant avec force la mise en place d’institutions plus justes.

Il est donc temps pour la discipline d’effectuer, non pas une complète volte-face, mais au moins un pas de côté, en admettant que son objet doive être reconsidéré : si le but du sociologue consiste toujours à analyser le social, il convient d’élargir ce dernier aux relations que nous entretenons avec le vivant.

Sans doute certains sociologues pourraient-ils craindre, alors, que cette redéfinition et de leur objet et de leur mission leur fasse perdre le rôle qu’ils endossent souvent avec courage dans le débat public : celui de poil à gratter, voire de casse-pied. Qu’ils se rassurent, ils auront encore du grain à moudre, car jamais les résistances au saccage de la nature et à l’accaparement capitaliste du vivant n’ont été aussi cruciales !

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