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Démissionera, démissionera-pas ? Comment la rumeur est un outil de communication politique parmi d'autres. Faces of the World/Flickr, CC BY-NC-ND

Rumeur en politique : un storytelling inverse

Est-ce que la « fièvre » dont nous a parlé Emmanuel Macron lors de son allocution du dimanche 9 juin s’est emparée de nous ? Sommes-nous prêts à croire toutes les histoires ? Repris par Europe 1, par Voici, puis par d’autres, comme Le Monde, de manière plus détournée, le scénario d’une démission de l’actuel président de la République s’est répandu comme une trainée de poudre.

Depuis, avec de nombreux rebondissements à droite (alliance avec le RN, Eric Ciotti enfermé au QG des Républicains, éclatement du parti, etc.) comme à gauche (création d’un front populaire, candidature retirée d’Adrien Quatennens, retour surprise de François Hollande, etc.), la vie politique de ces derniers jours s’est rapprochée d’un feuilleton à la Dallas. Et les rumeurs y ont joué un rôle moins anecdotique qu’il n’y paraît. Décryptage.

Objet non identifié des sciences humaines et sociales, la rumeur peine encore à être reconnue comme corpus légitime. Une définition commune semble néanmoins partagée, celle du chercheur en psychologie Robert Knapp. Pour celui-ci, la rumeur est une :

« déclaration destinée à être crue, se rapportant à l’actualité et répandue sans vérification officielle ».

Une définition qui mérite d’être complétée, tant la rumeur soulevée d’enjeux politiques, dont la question du contrôle et du pouvoir. En effet, le contenu informatif de la rumeur échappe au domaine traditionnel défini par le droit public.

La rumeur comme ciment du collectif

La rumeur serait le plus vieux média du monde. Il s’agit de la forme non officielle de l’information qui circule. On en trouve trace dès l’Antiquité. À l’époque déjà, les rumeurs politiques permettent une circulation rapide de l’information concernant la chose publique.

Les chercheurs parlent de « langage parallèle » ou de « folklore narratif ». La rumeur est la seconde langue du corps social. Plus que des mots, la rumeur est constituée de croyances, de pratiques sociales, de sentiment d’appartenance et de projections collectives. À certains égards, la rumeur est une des manifestations identitaires du « vivre ensemble » : elle crée un collectif, au-delà des opinions et avis pour ou contre.

D’un point de vue discursif, la rumeur vise moins la réussite de l’argumentation que l’action sur le destinataire, un faire-croire ou un faire-faire. La rumeur peut également se lire comme la mise en commun des ressources intellectuelles du groupe pour parvenir à une interprétation satisfaisante de l’événement.

À noter que la rumeur ne partage pas tout à fait le même statut, ni le même rôle, que les légendes urbaines ou les potins. Ces dernières sont amusantes et créatives, à l’inverse, la rumeur est davantage prise au sérieux, en concurrence les informations officielles.

La rumeur doublement illégitime

La rumeur possède deux sens différents, soit comme un « bruit qui court », une information non vérifiée, soit comme une information fausse, et c’est souvent cette dernière acception qui est privilégiée dans les médias traditionnels. La rumeur, connotée péjorativement, est ce qui échappe, ce qui n’est pas vérifiable, il ne faudrait donc pas en parler. La rumeur est ainsi doublement illégitime, de par son contenu même, et de par son canal d’expression (bouche-à-oreille, Internet) qui échappe au contrôle total des autorités.

Le sociologue Edgar Morin, dans son étude sur la rumeur d’Orléans qui évoque l’enlèvement de femmes dans des cabines d’essayage, met en lumière les mécanismes par lesquels les rumeurs se propagent et prennent racine dans une société. Il observe que les rumeurs exploitent les peurs, les préjugés et les tensions latentes d’une communauté. Morin compare la rumeur à un « cancer mental », contaminant insidieusement les esprits et exacerbant les anxiétés collectives.

Sans totalement nier cette approche, certains chercheurs proposent une autre lecture. Jean-Noël Kapferer analyse ainsi les effets produits par ceux qui dénoncent la rumeur :

« La psychiatrisation de la rumeur a un considérable avantage pratique : elle permet de jeter l’anathème sur tous ceux qui ne pensent pas comme soi, ou qui n’adhèrent pas à la “réalité officielle”. S’ils n’y croient pas, ce n’est pas de leur faute : ils délirent. »

Le sociologue Philippe Adlrin nous le rappelle, la rumeur est avant tout une forme d’échange social, caractérisée par sa souplesse et son aspect protéiforme. Surtout, la rumeur éclaire le débat sur le rapport de confiance entre citoyens et instances du pouvoir (politiques et médiatiques).

La rumeur est une forme de communication « faite par et pour le corps social ». En mettant de côté les rumeurs, les journalistes s’amputent d’informations pourtant cruciales. Il y aurait une opposition plus ou moins consciente, effectuée par les journalistes eux-mêmes, entre leurs médias officiels, sachants, informatifs d’un côté, et à l’inverse la rumeur non crédible, populaire, dé-légitimante. Pourtant, ignorer la rumeur, c’est devenir aveugle aux messages, aux intentions, aux attentes, aux motivations qui nourrissent la scène politique. Et c’est oublier également que la rumeur est parfois utilisée par les classes élitaires elles-mêmes afin d’influencer les opinions et tendances.

La rumeur redessine la scène politique

Pour que la rumeur se répande, quelques ingrédients sont nécessaires :

  • La singularité : pour émerger, la rumeur se doit de contenir une information nouvelle qui suscite de la curiosité.

  • La simplicité : la forme même de la rumeur se doit d’être brève pour être facile à mémoriser.

  • L’acceptabilité : la rumeur doit soulever des préjugés, croyances et stéréotypes conformes à certaines attentes collectives (doxa).

D’une certaine façon, la rumeur est de la propagande inversée, une sorte de storytelling qui échappe aux instances du pouvoir en place. Alors que le storytelling construit délibérément et pédagogiquement une histoire pour être diffusée dans le corps social, la rumeur diffuse sans contrôle apparent une interprétation plausible de ce qui paraît caché et crypté.

Un représentant politique peut ainsi devenir la « cible » de « rumeurs types » qui vont cristalliser un trait identitaire ou psychologique et construire une image orientée de celui-ci. En particulier dans le domaine de la chose publique, la rumeur reste un « contre-pouvoir » actif. Elle est souvent maniée à dessein par d’autres acteurs politiques, parfois de camps adverses, mais également (et surtout) du camp allié. Dans certains cas, la rumeur est une arme politique de l’ombre. Elle permet de contourner une attaque frontale impossible. Les « entrepreneurs de rumeurs », qui appartiennent souvent à la même « famille politique » utilisent alors la rumeur afin de servir stratégiquement leur position politique, sans perdre la face.

Parfois, la réalité rejoint le narratif, comme dans le cas du cancer de François Mitterand ou d’un François Hollande, croissants à la main. Dans maints cas, le savoir et la factualité font changer le statut de la rumeur, devenant ainsi une information accréditée du sceau de « l’information vraie et vérifiée ». Mais la force de la rumeur réside moins dans l’opposition vrai/faux, que dans son pouvoir d’influence et sa capacité à créer de la cohésion, surtout en politique.

La rumeur en tant qu’outil de communication politique est la forme la plus immédiate et actualisée de la politique fiction. C’est un storytelling inversé et non contrôlé. Perçue par les sociologues comme expression des peurs collectives, elle revêt également des dimensions plus stratégiques et politiques.

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Que ce soit au travers d’émissions quotidiennes ou de séries télévisées (Baron Noir, le Bureau des Légendes, Designated Survivor, House of Cards…) le grand public s’est familiarisé avec les manipulations menées en coulisses pour transformer en douceur l’opinion publique. Une réplique de Game of Thrones, énoncée par le personnage Tyrion Lannister, participe d’ailleurs d’une définition possible de ce soft power qu’est la rumeur :

« Qu’est-ce qui unit les gens ? Les armées ? L’or ? Les drapeaux ? Les histoires. Il n’y a rien de plus puissant au monde qu’une bonne histoire. Rien ne peut l’arrêter. Aucun ennemi ne peut la vaincre. »

Qu’elle vienne du haut, c’est-à-dire des leaders d’opinion, ou du bas, c’est-à-dire de la foule anonyme, la rumeur politique reste un moyen d’expression légitime, voire stratégique, qui invite à repenser le rapport ordinaire au réel et au monde.

Le pouvoir d’une bonne histoire, Game of Thrones, 2019.

Cet article a été co-rédigé avec Emmanuel Carré, HDR

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