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Hip Hop Management

Semaine(s) compte(nt) triple

« Jusqu’au Bout du Rêve » 1989.

Il y a des semaines comme ça, où quand vous essayez de vous retourner pour reconstituer quand et comment ça a démarré, vous peinez assez vite à reconstituer le fil des évènements. Pour être tout à fait franc, c’est même plutôt le lot – drame ? – commun à tous ceux qui sont engagés dans l’activité de recherche : elle a la fâcheuse manie d’être assez possessive cette activité, de ne pas trop vous laisser la main sur votre agenda et le choix de vos activités. Bref, c’est la recherche qui décide, pas le chercheur, quoi qu’on en dise… Et c’est même pour cette raison que les profs d’université ou de grandes écoles rigolent intérieurement quand on leur demande s’ils « travaillent » demain : généralement, au moment même où on leur pose la question, au hasard par exemple un dimanche soir, ils sont précisément paumés dans leurs pensées, en train précisément de travailler…

Presque Canal Plus

Voilà donc comment, alors que je comptais prendre quelques jours au calme (« OKLM » comme on dit désormais dans le Hip-Hop…), je me suis retrouvé sur le trajet tiré de mes songes. Booba venait de lancer OKLM TV la veille, et la Nouvelle Edition de Canal Plus voulait faire un reportage. Puisqu’il y avait eu un papier publié dans HBR France avec Xavier Metz, ledit papier parlant de Jay-Z, Steve Jobs, Obama… et Booba, Canal me proposait de donner ma lecture du cas OKLM TV.

Wesh, Wesh, ni une ni deux, je leur explique que je suis sur la route, que je connais un peu le système médiatique maintenant, et que si c’est pour avoir droit à 30 secondes à l’écran pour asséner deux débilités, je préfère m’épargner un aller-retour spécialement pour l’exercice. Ils ont été sympas chez la Nouvelle Edition : « Proche de 1 qu’effectivement ce soit juste 30 secondes à l’écran… ». Du coup, ils m’ont proposé un Skype en direct sachant que l’ami Booba serait lui en Skype depuis Miami. Et puis finalement ils ont eu du mal à le joindre le jeudi si j’ai bien compris. Et puis ce truc m’a un peu trotté dans la tête le vendredi. Et le samedi, j’y pensais plus…

Quand le téléphone a vibré le lundi matin et que j’ai vu que c’était Canal+, je n’étais pas disponible. J’étais en réunion de recrutement à la fac ; on arrête pas des auditions de recrutement, même pour le lancement d’une chaîne de TV par Booba. Je n’ai donc pas répondu. Sympas, ils m’ont laissé un message m’invitant à regarder le reportage que Canal avait consacré à l’ami B2O. J’ai regardé. Et j’ai juste pensé qu’il aurait été élégant de citer le papier qui leur avait inspiré la fin du reportage – et accessoirement les auteurs… – mais bon, c’est comme ça : pas le temps de s’embarrasser de références, ce qui compte c’est que ça bouge, et vite, des fois que le téléspectateur aurait la mauvaise idée de zapper…

Booba à Harvard, oui, oui…

J’en étais là, avec une semaine assez chargée dans les pattes, quand est arrivé le week-end suivant, et cette annonce : Booba serait donc dans 7 à 8 sur TF1. Franchement, ça m’a fait sourire.

J’ai regardé l’émission : un démarrage en fanfare sur ce Booba « de la prison à Harvard ». Là où sur Canal ça avait fini sur les écoles de management, dans 7 à 8 ça démarrait par là, sans doute parce que ça faisait une meilleure accroche. Pensez : Booba étudié à l’université et même comparé à Céline ! Bon, il lit pas beaucoup, mais il sait compter… Et puis même s’il parle mal des femmes, au moins il n’en a jamais frappé et n’en frappera jamais. Oups !

Là, j’ai juste oscillé entre écœurement et dégoût. D’abord, Booba comparé à Céline, ça date quand même de l’époque Lunatic, en 2002. Un texte magnifique, sublime de finesse, de Thomas A. Ravier dans la Nouvelle Revue Française. Quant à l’université, c’est le 7 janvier 2015 que Booba y a fait son entrée. Je le sais puisque ça s’est produit à l’occasion d’un sujet d’examen que j’avais donné à mes étudiants de première année avant de le commenter dans quelques journaux… L’un des étudiants avait pris en photo le sujet, puis l’avait posté sur Twitter. Il avait ainsi atterri sur l’Instagram de Booba, avec cette légende : « une jeunesse qui s’ennuie est une jeunesse qui détruit ». Je me souviens avoir posté un commentaire et expliqué que je lui donnais 20/20. Puisque le 7 janvier, par une terrible coïncidence, c’était le jour des attentats de Charlie Hebdo.

En revanche, Booba à Harvard en septembre prochain, ça je n’y suis pour rien. C’est un de mes étudiants de quatrième année le responsable : Samir Nuntucket. Quand il est venu me voir cette année, à la pause d’un cours, pour me parler de son projet de faire des ouvrages pédagogiques sur de grandes figures de l’entrepreneuriat venues des banlieues françaises et d’exporter tout ça à Harvard, je lui ai juste dit que c’était une idée absolument géniale.

Il m’a laissé un de ses projets en-cours ; je lui ai dit que j’allais le mettre en contact avec un éditeur, mais qu’ils étaient globalement assez frileux. À nouveau, je note que TF1 n’a pas jugé utile de citer l’organisateur de l’évènement qui a pourtant donné son titre à l’interview de Booba : dommage pour Samir, ça l’aurait aidé à développer ses projets.

Toulouse, la FNEGE et Jean Tirole

Voilà, deux, trois jours ont vite filé et je me suis retrouvé dans l’avion, direction Toulouse pour une superbe manifestation : Les États généraux du Management de la Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises (FNEGE). Une « maison commune » dont on a déjà entendu parlé sur The Conversation France…

Jeudi matin donc, présentation des résultats d’une étude passionnante de Michel Kalika, Sébastien Liarte, et Jean Moscarola (disponible en ligne). Avec un enseignement majeur : en gros, niveau impact sur les professionnels et les pratiques, la recherche en management ne produit pas des résultats très glorieux. Une table ronde a suivi, puis l’après-midi une série de commissions et d’ateliers passionnants : « voilà qui nous promet un beau numéro spécial de fin d’année pour la Revue Française de Gestion coordonné par le Pr. Jacques Igalens ! », me suis-je permis de penser à haute voix.

Jeudi, 18h, c’était la conférence de Jean Tirole. Le thème : « Le chercheur, le décideur et le bien commun ».

Intervention passionnante. Les questions me démangeaient, puisque le moins que l’on puisse dire c’est que les travaux de Jean Tirole alimentent les débats dans les pages de la Revue Française de Gestion. J’ai une ou deux fois essayé de faire un signe pour prendre la parole, mais sans grande conviction. Parce qu’en fait, courageux, mais pas téméraire, je préférais rester interdit : si j’ai une fâcheuse tendance à faire de la provoc’, je sais aussi me tenir en société. Et je sais parfaitement qu’une conférence plénière délivrée par un prix Nobel, ce n’est pas vraiment le moment où l’on peut/doit avoir un débat scientifique de fond sur un sujet aussi sensible que celui de l’indépendance du chercheur.

J’en étais là quand le – maudit – hasard de la recherche a alors placé sur mon chemin… le Pr. Jean Tirole ! Il sortait du bâtiment, l’occasion était trop belle. Je me suis donc approché, je me suis présenté ; et je remercie Sébastien Liarte d’avoir immortalisé cet instant.

Qu’est-ce qu’un prof de gestion peut bien dire à un prix Nobel d’économie ? Bonne question. Voici donc la réponse, puisqu'il ne pouvait s'agir évidemment de simplement disserter sur la pertinence de publier “plus” dans la revue (grand public ?) “management” en dépit de sa notoriété (bien connue) auprès des managers…

La dope des PDG

Je lui ai dit que la référence, lors de sa conférence, à un film avec Kevin Costner où il est question de construction d’un stade de base-ball qui n’existe pas m’autorisait donc à lui poser une question étrange, mais qui me semblait un point de rencontre potentiellement fructueux entre économistes et gestionnaires : le dopage.

Un peu surpris au départ, il a très vite commencé à « élaborer » sur ce point, comme on dit dans les universités américaines. Oui, le dopage sur le Tour de France est en effet un cas intéressant ; oui, en effet, cela pose des questions assez redoutables de régulation, puisque des « joueurs » sont visiblement prêts à préférer prendre le risque de se doper, à s’auto-infliger des externalités négatives, bref à prendre le risque d’y laisser leur peau dans le futur (à la quarantaine), motivés d’abord par la soif de prestige, de gloire et d’argent maintenant. Et ceci au prix de formidables externalités négatives pour le game en général, et une compétition comme le Tour de France en particulier.

Quand je lui ai demandé ce qu’il pensait de l’évolution des travaux de M.C. Jensen, de ses recherches au moins depuis 2004 sur l’overvalued equity et l’héroïne managériale qui pourraient constituer un mobile de crime non négligeable dans les scandales financiers, Jean Tirole a eu l’air au départ un peu surpris ; et puis très vite il m’a souri, et rappelé que Jensen quand même n’avait pas été pour rien, avec ses travaux, dans cette propension au court-termisme des dirigeants et des stratégies… J’ai ri aussi de bon cœur, en lui rappelant que M.C. Jensen avait lui-même reconnu qu’il avait pu participer – par sa pugnacité à imposer ses vues théoriques jusqu’à la fin des années 1990 – à créer les conditions des scandales qui allaient survenir.

Et voilà comment se sont achevées nos cinq minutes de conversation. Sur cette conclusion : dans l’industrie financière, c’est comme dans le sport professionnel, les contrôleurs auront toujours trois temps de retard sur les contrôlés. Et les organisateurs de la compétition, eux, seront toujours réticents à briser l’omerta pour préserver l’image de la compétition, et accessoirement les revenus qui proviennent des sponsors, des publicités et des droits de retransmission télévisés. De mémoire, il m’a fait crédit que ceci posait de redoutables défis à l’indépendance des chercheurs… Il a convenu avec moi que la jurisprudence Amstrong qui consiste à déchoir ex post un vainqueur de ses titres était un bon exemple de gouvernance, à méditer.

Vendredi, je me suis réjoui d’apprendre qu’une nouvelle association scientifique « Droit et Management » allait probablement bientôt rejoindre le collège scientifique des associations de la FNEGE : l’indépendance de l’autorité judiciaire fait débat ; il est assurément urgent de la nourrir par la recherche.

J’ai enfin assisté à la conférence de R.E. Freeman. Unanimement respecté pour avoir contribué à développer la théorie des parties-prenantes, il s’oppose vigoureusement à une conception strictement actionnariale et maximisatrice de la valeur… Un Pr. Freeman, très en verve : « Même les gangsters vont à l’église le dimanche ! ».

J’ai dû partir avant la fin, avion du retour à prendre. Si j’avais eu la chance de croiser le Pr. Freeman, j’aurais ajouté que les dirigeants dopés aussi, entre deux prises d’héroïne, il paraît qu’ils font un tour à l’église. Mais si l’on en croit Abel Ferrara, hélas, il est souvent un peu tard : le mal, par le mal, est fait.

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