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Politique en jachères

17 novembre, le jour des Malcontents

Devant l'hôtel Negresco, à Nice, le 15 novembre 2018. Valery Hache / AFP

« Sainte Élisabeth nous montre quel bonhomme hiver sera » (dicton populaire pour le 17 novembre).

La vox populi accroche au 17 novembre une vertu prédictive : le temps du jour augure du climat de l’hiver. S’appliquera-t-elle cette année à la météorologie politique ? L’atmosphère de ce samedi jaune signalera-t-elle un refroidissement durable des relations entre le peuple et ses élus ? Le pronostic sur le résultat effectif des manifestations est parfaitement aléatoire – la démarche suivie pour la mobilisation, tant dans sa forme que son intensité, étant en elle-même une innovation.

En quelques jours, les réseaux sociaux ont été inondés de messages appelant à la « manifestation ». Des comités fleurissent, des manifestes circulent. Une vidéo postée par une Morbihannaise dépasse les cinq millions de vues en deux semaines ; une autre, émanant d’un membre notable de la « patriosphère » souverainiste, atteint les quatre millions. En une semaine, une pétition contre la hausse des prix de l’énergie recueille plus de 800 000 signatures. Des cartes se dessinent sur le net, figurant plus de 800 points de rassemblement. Par dizaines, des comités locaux s’organisent. Voici le web inondé, débordant d’une colère radicale. Pour Paris, 50 000 personnes se déclarent prêtes à participer au blocage de la capitale, 300 000 autres se disent intéressées.

La taille de cet écart entre les impliqués et les intéressés invite à la prudence : il peut ne pas y avoir correspondance entre le ras-le-bol virtuel et le raz-de-marée réel. D’ailleurs la formule choisie d’une manifestation motorisée rend moins primordial le nombre des personnes à mobiliser pour être visible et audible : la voix de la route résonne plus fort que la voix de la rue, une poignée de véhicules suffisant à paralyser un point sensible.

Dies irae, dies illa

Mais sans préjuger du niveau qu’atteindront les mobilisations, le 17 novembre devra être marqué d’une pierre blanche. Qualitativement, avant d’être jaugé quantitativement. La perturbation que cette manifestation introduit dans toute la classe politique, l’incertitude qu’elle fait planer sur les mécanismes de régulation traditionnels de la vie politique, inquiètent.

Sans corps institué, sans tête identifiée, sans vertèbres idéologiques, ce mouvement insaisissable s’infiltre dans les fondations fissurées de notre vieille démocratie représentative. Avec cette véritable ubérisation de la contestation politique, voilà que l’on franchit un nouveau palier dans l’érosion des mécanismes traditionnels de la démocratie. Les Gilets jaunes entendent incarner la colère du peuple, dont ils prétendent être la voix, n’hésitant pas à se placer délibérément aux limites de la légalité républicaine.

Certes, le droit de manifester est fondamental, mais il est encadré strictement : les organisateurs doivent préciser le nom des responsables, le trajet de leur cortège et sa durée. Or, tout dans la structure et dans l’ambition du mouvement des Gilets jaunes est rebelle à ces réglementations : la stratégie de « guérilla circulatoire » que les animateurs se sont fixée suppose mobilité et effet de surprise. Face à cette transgression annoncée, le contrôle étatique ne pourra guère faire autre chose que protéger des lieux sensibles.

Ce refus des règles du jeu en matière d’ordre public n’est finalement que le prolongement d’un rejet plus fondamental : celui de toute instance de médiation entre le pouvoir et les citoyens. Car ce ne sont plus seulement les gouvernants et les forces au pouvoir qui sont visés : les syndicats se voient écartés, ainsi que les partis politiques. Dans un tract publié sur Internet signé par #LaFranceEnColère, on peut lire :

« Cette mobilisation n’est en aucun cas le fruit d’un parti politique ou syndicat, mais uniquement la voix du peuple. Controns la récupération politique ! »

Au-delà d’une précaution de façade, on trouve plus clairement exprimée cette revendication d’autonomie sous la signature de Priscilla. En marge de la pétition qu’elle lance contre l’augmentation des taxes, celle-ci écrit :

« Je pense pouvoir parler au nom de toutes les personnes qui n’en peuvent plus de payer pour les erreurs des dirigeants et qui ne souhaitent pas toujours tout payer et à n’importe quel prix. »

Cette déclaration de révolte contre le pouvoir et ses errements donne la vraie mesure du mouvement.

Le populisme à l’état gazeux

On voit se dessiner les contours de la fronde : un sentiment mélangé de désespérance, de lassitude, de peur de l’avenir, d’injustice entretenue, d’incompréhension, voire d’abandon et de trahison forme un cocktail explosif. On est bien au-delà de la seule résistance à la hausse des taxes sur les carburants, bien qu’elle ait tenu lieu de détonateur à la protestation.

Il y a certes, ici et là sur Internet, sous forme de cahiers de doléances, un ensemble de revendications dont la liste s’allonge, allant de la baisse des taxes à la suppression de la hausse de la CSG en passant par la gratuité des transports et la hausse du smic. Mais le fil conducteur est ailleurs : il est dans l’exigence radicale d’une reprise en main par les citoyens de leur destin.

En complément de la pétition www.blocage17novembre.com, on trouve un sondage révélateur : sous une photo du président de la République, une seule question : « Êtes-vous satisfait de l’élection d’Emmanuel Macron ? », à laquelle on doit répondre par oui ou par non ! Réunis à Orange (l’endroit n’est pas neutre), 300 animateurs des Gilets jaunes ont lancé une exigence plus radicale : « Nous demandons au Président de dissoudre l’Assemblée nationale et le Sénat ! » Et l’orateur d’en appeler à la constitution d’« assemblées citoyennes » destinées à envoyer au Parlement des élus qui feront résonner « la vraie voix des Français ».

Sans surprise, le cortège des mécontentements grossit rapidement de l’afflux des vaincus de 2017, qui voient dans cette étrange mobilisation l’occasion de perturber les règles établies du jeu politique et de réussir ce rassemblement de masse qui leur a échappé jusque-là. L’année écoulée a vu échouer toute les tentatives organisées par les syndicats et les partis d’opposition : faible mobilisation sociale du 1er mai, échec du « Stop à Macron », de la « Marée populaire », de « La fête à Macron »…

La coagulation autour du mouvement des Gilets jaunes fait apparaître au grand jour ce qu’on pourrait nommer un populisme gazeux, charriant avec lui un mélange hétérogène de revendications légitimes et outrancières. Dans le florilège des expressions, on trouve par exemple celle-ci, en réponse à un article du Monde :

« Pendant que les hauts fonctionnaires se gobergent, que les “élites” et les riches se satisfont des largesses qu’on leur octroie, les pauvres, les retraités, les fonctionnaires paient et voient leur pouvoir d’achat régulièrement rogné par les décisions qui les visent systématiquement. »

Les apprentis sorciers

Parce qu’il vient de loin et des profondeurs, le mouvement du 17 novembre déborde des seuls mouvements d’opposition. Mais précisément par ce que l’exaspération fait fond sur des terres que ceux-ci ont ardemment labourées, elle peut les menacer en même temps qu’elle paraît les servir. D’où, au-delà des yeux de Chimène, une attitude prudente pour ne pas insulter l’avenir : seul Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan opte pour une franche récupération, au seul prix d’une précaution de langage : « Nous ne sommes pas à l’initiative du mouvement, dit Sébastien Chenu, nous le soutenons. » Marine Le Pen prône pour ses troupes une franche collaboration, tout en se mettant personnellement en retrait.

Attitude plus ambiguë chez d’autres mouvements, où la position des leaders ne fait pas l’unanimité : à LR (Les Républicains), où le soutien inconditionnel de Laurent Wauquiez suscite des réactions. Même situation chez les Insoumis, où Jean‑Luc Mélenchon semble refaire le coup du deuxième tour de l’élection présidentielle, en se déclarant fier de ceux qui participeront autant que fier de ceux qui ne participeront pas. Mettant un paroxysme à son désarroi, le PS soutient sans vergogne les manifestants. Et François Hollande en profite pour poser la cerise sur le gâteau, voyant dans le Gilet jaune le signal de son retour en politique !

Le mouvement du 17 novembre a d’ores et déjà gagné la bataille de la perturbation du système politique : le chant de sa flûte entraîne les opposants vers les rives dangereuses d’un populisme décomplexé. Au risque de se perdre dans ce qui ressemble à une subversion de l’ordre établi.

La boîte de Pandore

Il faut dire que depuis dix-huit mois les oppositions, relayées en continu par les médias et amplifiées par les réseaux sociaux, ont largement préparé la voie à ce surgissement protestataire : à force d’attaques systématiques sur toutes les mesures, sur tous les propos présidentiels, ils ont complètement essarté la végétation de surface protectrice du fonctionnement institutionnel, livrant nu le sol démocratique à l’éruption populiste.

Qu’ils aient pu être aidés dans leur travail par certaines attitudes ou décisions du pouvoir, la chose est patente. Emmanuel Macron a peut-être un peu trop oublié qui l’avait fait roi : une part de sa victoire emprunte au populisme, par ce « dégagisme » implicite qu’impliquait sa volonté affirmée de rompre avec les partis de gouvernement et par sa promesse d’écouter les citoyens en répondant directement à leurs attentes exprimées.

Sans doute contraint par les circonstances à une forte verticalité du pouvoir, l’exécutif n’a pas su donner les mesures compensatoires pour rétablir l’équilibre. À cela s’ajoute, pesant lourdement dans la balance, le déficit du « en même temps ». La rationalité économique l’a entraîné à prendre d’abord des mesures favorables aux plus fortunés : dissociées dans le temps des dispositions en faveur des autres, les premières ont pu être ressenties comme discriminatoires, dessinant une image de « Président des riches » difficile voire impossible à corriger.

Quoi qu’il en soit du jeu des responsabilités, l’éruption promise constitue un révélateur d’une situation inquiétante par ses réminiscences historiques. Il y a comme l’odeur pénétrante du 6 février 1934 dans l’atmosphère du moment. On se rappelle que, ce jour-là, les anciens combattants, renforcés par les ligues, tentèrent de marcher sur le Palais Bourbon pour renverser le Parlement.

Depuis, le centre de gravité du pouvoir s’est déplacé sur la rive droite, et c’est vers l’Élysée que certains prétendent rouler le 17 novembre. En cela, point n’est besoin de tenter l’ornithomancie pour prédire si, ce samedi, la bulle va exploser ou se dégonfler. Peu importe : elle fait d’ores et déjà peser un nuage sombre sur notre avenir politique.

La légende veut que, une fois les forces du mal échappées de la boîte de Pandore, seule l’espérance était restée au fond. Le moment est venu de la faire surgir à son tour.

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