Les images filmées sont infiniment précieuses pour penser et interpréter le passé, écrire et transmettre l’histoire. Depuis quelques années, leur attrait s’accroît de manière exponentielle. Il se manifeste aussi bien dans les œuvres de création que dans les programmes audiovisuels, contribuant à façonner notre mémoire et nos imaginaires du passé.
Les usages des images d’archives soulèvent des problèmes historiques, politiques, éthiques. Leurs métamorphoses menacent parfois leur intégrité. Leur définition juridique souffre d’un flou persistant. Leur coût très élevé freine la production documentaire et l’expérimentation de formes innovantes d’écriture de l’histoire.
Ces questions entrelacées appellent un débat associant différentes professions et disciplines : historiens, philosophes, archivistes, juristes, réalisateurs, monteurs, producteurs, diffuseurs… Ces métiers travaillent sur des objets communs sans partager toujours le même langage ni les mêmes logiques. La compartimentation des savoirs et des expériences produit souvent fantasmes et malentendus. Ces tensions génèrent une demande d’outils théoriques permettant de penser des pratiques en constante évolution ; elles rendent nécessaire une réflexion sur le statut des archives.
Des images très prisées
L’« attrait » pour les images d’archives se manifeste aussi bien dans les domaines de la création et de la recherche que dans les programmes audiovisuels des industries culturelles. C’est à la télévision que ce phénomène de mode est le plus visible. Les responsables de programmation, encouragés par le succès de certains documentaires historiques, incitent les sociétés de production à concevoir des films à base d’archives audiovisuelles. Au rythme des grandes vagues commémoratives, ils entretiennent le goût pour l’histoire auprès d’un large public. Cette orientation éditoriale est portée par l’ensemble des acteurs du monde audiovisuel qui en tire des avantages.
Les producteurs, soucieux de l’équilibre économique de leur société, s’empressent de répondre aux commandes des chaînes – qu’elles soient publiques ou privées. Bien que ces projets, souvent très onéreux, dépassent les budgets moyens des films documentaires, ils peuvent obtenir des aides supplémentaires dont les règles d’attribution sont âprement discutées au sein de la profession. Cet engouement généralisé atteint aussi les réalisateurs qui recourent aux images d’archives de manière plus systématique. Lorsque le budget le permet, ils font appel à des documentalistes qui leur facilitent l’accès aux fonds et peuvent négocier le prix des images.
Car ce type de production donne lieu à des transactions complexes avec les institutions d’archives qui détiennent les supports. Les demandes sont traitées au cas par cas, sans barème financier clairement affiché, dans une opacité persistante qui favorise souvent des pratiques douteuses. La tentation est ainsi grande d’entretenir la confusion entre le coût lié au droit des images et leurs frais de reproduction. De fait, le prix d’une minute d’archives tombée dans le domaine public varie fréquemment en fonction du périmètre de sa diffusion alors même qu’il devrait être stable, ces images étant libres de droits.
Marchandages
Les acquéreurs ne protestent pas toujours contre ces abus. Les marchandages reposent en effet sur des accords tacites, des ententes réciproques, des liens d’interdépendance. Les producteurs de documentaires historiques peuvent difficilement contourner les institutions d’archives dont ils dépendent. Les responsables de ces lieux doivent quant à eux concilier leur pérennité économique avec leur vocation de conservation et de diffusion des images auprès de publics divers. Ces dilemmes sont particulièrement vifs au sein des lieux d’archives exerçant une mission de service public : les responsables de la conservation entrent parfois en désaccord avec ceux de la commercialisation car leurs objectifs diffèrent. Ces tensions soulèvent le problème fondamental de la hiérarchisation des missions dans un contexte de fragilité économique. Pourtant, si ces conflits sont régulièrement évoqués en coulisse, ils sont tus dans les débats publics.
Tensions exacerbées
Les tensions liées aux usages des images sont largement exacerbées par l’environnement numérique et ses nouvelles pratiques. Pour les lieux d’archives, l’ère de la numérisation généralisée est une chance en même temps qu’un fardeau. Elle facilite l’ouverture des fonds, leur accessibilité et leur consultation. Mais les capacités d’enregistrement numérique multiplient aussi de façon vertigineuse les archives audiovisuelles à collecter et à conserver, à inventorier et à indexer. Cette massification soulève de redoutables questions épistémologiques, méthodologiques, techniques, financières.
Droits des auteurs versus droits des publics
L’environnement numérique conduit également à une mise en tension du droit d’auteur et à un bouleversement du modèle socio-économique sur lequel il a longtemps reposé. Après le secteur musical, le monde de l’audiovisuel se trouve confronté à une redéfinition radicale des modes de répartition de la valeur marchande des images et des films. La circulation de copies non autorisées accroît les réflexes défensifs. De nouveaux conflits opposent ainsi les droits des auteurs à ceux des publics. Ces revendications sont portées au nom d’une culture de l’échange et de la gratuité particulièrement vive chez les natifs du numérique.
Les formes traditionnelles du droit d’auteur sont également remises en question au nom de la liberté de créer à partir d’images existantes. De nouvelles pratiques de réemploi, comme le mash up, se multiplient sur Internet. Revendiquant le « braconnage culturel » cher à Michel de Certeau, certains créateurs militent dès lors pour un nouveau droit à innover et à expérimenter. Ils préconisent d’élargir les exceptions au droit d’auteur et d’adapter aux images le droit de citation. Un collectif français a ainsi lancé en 2014 une pétition pour « promouvoir une éthique et une pratique renouvelée de l’accessibilité aux images » présentée comme une alternative positive « au pillage et au détournement de la propriété intellectuelle ». Les pétitionnaires proposent de réduire considérablement les tarifs des images réemployées et de régler leurs droits sur les bénéfices générés par l’exploitation de l’œuvre. La vivacité des échanges atteste les crispations générées par ces nouvelles pratiques du Web ainsi que les retards du droit qui peine à s’adapter à un environnement en constante mutation.
L’objet de notre livre est précisément de lancer un débat en confrontant les points de vue et en décloisonnant les horizons professionnels. Il interroge les formes d’écriture de l’histoire, les contours de la licence poétique, la nature du pacte entre créateurs et spectateurs. Les dialogues présentés dans l’ouvrage réfléchissent à la conservation et au commerce des archives audiovisuelles ; ils imaginent les moyens de concilier le respect de l’historicité et de la propriété des images avec les libertés nécessaires à la création.
« A qui appartiennent les images ? » de Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, éditions Fondation maison des sciences de l’homme, collection Interventions, 144 pages, 12 euros.