Menu Close
Une pirogue navigue sur le fleuve Oyapock, frontière naturelle entre la Guyane et le Brésil, le 27 juillet 2012 près de Saint Georges de l'Oyapock. Jerome Vallette/AFP

À Saint Georges de l’Oyapock en Guyane, la situation frontalière exacerbe les conséquences des mesures anti-Covid

Peu avant d’écrire cet article, nous croisons Martin (prénom modifié) qui sort de sa voiture dans laquelle il arpente chaque jour les quartiers de Saint-Georges de l’Oyapock. Il habite avec sa copine, brésilienne, sur la rive brésilienne qui fait face à Saint-Georges. D’ordinaire il traverse chaque jour avec son kayak matin et soir. Désormais, il vit une partie du temps dans un logement à l’extérieur de la ville où il a installé son hamac à défaut de lit. Il limite ses traversées aux week-ends et les fait le plus souvent de nuit.

Saint-Georges est située à l’est de la Guyane, sur les rives du fleuve Oyapock qui délimite la frontière physique avec le Brésil. Sa population de 4 277 habitants (Insee, 2018) est composée de Français de métropoles, de créoles, de Brésiliens ayant émigré et d’Amérindiens, majoritairement Palikur. Sur la rive opposée se trouve la ville brésilienne d’Oiapoque qui compte 27 906 habitants (IBGE, 2020).

Éloignée de 190 km de Cayenne et seulement desservie par la route nationale 2 ou par le fleuve, Saint-Georges ne dispose pas d’une gamme complète de services à la population. De ce fait la ville est dépendante soit d’Oiapoque dans le cadre de mobilités transfrontalières (pour les denrées alimentaires notamment), soit de Cayenne.

Un pont achevé en 2011 et inauguré seulement en 2017 relie les deux rives mais il n’est quasiment pas utilisé et l’essentiel du passage se fait en pirogue.

Débarcadère de pirogue à Oiapoque en février 2020. Capucine Dao

Par ailleurs, la Guyane présente la spécificité d’avoir décalé ses points de contrôle frontaliers à l’intérieur des terres côté Brésilien (près de la ville de Régina) comme coté surinamien (à Iracubo) pour lutter contre différents trafics, comme l’orpaillage clandestin.

Carte de Saint-Georges en Guyane. Sébastien Fleuret, 2021

Cela se matérialise par des points de contrôle routier (PCR) censés être provisoires mais qui sont reconduits systématiquement par arrêté préfectoral depuis 1993 malgré la contestation de nombreuses ONG, pour abus de pouvoir et « entrave à l’accès aux soins ». Pour se rendre à Cayenne, il faut donc impérativement passer par le PCR situé à 80 kilomètres de Saint-Georges où tous les véhicules sont contrôlés, ce qui forme de facto une enclave.

L’Oyapock, porte d’entrée du virus

Lorsque la crise liée à la maladie Covid-19 est survenue en métropole en mars 2020, la Guyane, alors très peu touchée, a néanmoins été confinée. La préfecture a décrété un couvre-feu et a fermé les frontières afin de contenir la propagation de la Covid car le bassin de l’Oyapock était perçu comme une porte d’entrée du virus depuis le Brésil voisin, dont la gestion de crise était catastrophique.

Le pont sur l’Oyapock en janvier 2021, fermé à la circulation et exempt de trafic fluvial. Sébastien Fleuret

Au vu des interactions transfrontalières nombreuses, et de la complexité à contrôler le trafic sur le fleuve, les autorités françaises ont craint que le virus ne fasse son entrée en Guyane par cette zone. Il finira effectivement par frapper Saint-Georges fin avril, auparavant la Guyane n’a recensé que quelques cas sporadiques (au 15 avril on comptait 96 personnes infectées dont 61 guéries en Guyane).

Si une marge de tolérance existait face aux mesures restrictives à la frontière jusqu’en avril, par la suite elles sont devenues plus strictes avec la survenue de cas de Covid à Saint-Georges.

Le virus a donc frappé de façon décalée dans le temps et contrairement à ce qui se passait en métropole, le 10 mai 2020 le préfet a annoncé la prolongation du confinement à Saint-Georges. Le PCR de Régina a été renforcé et les passages ont été limités aux seuls motifs impérieux et ce jusqu’en septembre.

L’état d’urgence sanitaire a été levé le 16 septembre, mais la frontière est restée fermée sur le fleuve. Depuis la mi-janvier, avec l’arrivée de la deuxième vague en Guyane, il est de nouveau nécessaire de justifier d’un motif impérieux pour passer le PCR de Régina ce qui a pour effet de refermer l’enclave. Ses habitants se sentent isolés et injustement abandonnés.

Une prison fluviale

Aujourd’hui « Les données de surveillance épidémiologique suggèrent un début de ralentissement des contaminations » (ARS Guyane, 21 janvier), pourtant les procédures de contrôle se durcissent encore, peut-être par mimétisme avec la métropole où la situation se détériore, ou par peur du variant brésilien.

Ainsi, à la fermeture du territoire et au couvre-feu quotidien, s’ajoute l’interdiction du passage des points de contrôle routiers sauf exceptions dûment justifiées. Un couvre-feu du samedi soir au lundi matin a également été mis en place de mi-janvier à mi février 2021.

Saint-Georges de l’Oyapock vue depuis la rive brésilienne, décembre 2017. Capucine Dao

À Saint-Georges peut-être plus qu’ailleurs, les problèmes posés par les mesures prises pour la distanciation sociale sont nombreux et aggravés par la situation de terminus frontalier et par l’enclavement.

La première difficulté réside dans le fait qu’en temps normal Oiapoque est le point d’approvisionnement principal pour les denrées du quotidien. Avec la fermeture de la frontière, il est devenu plus difficile de s’y rendre et les prix dans les épiceries locales ont flambé. Dans une interview donnée à France-Antilles, le gérant du principal restaurant de la ville estime que son budget a augmenté de 15 à 30 % le kilo de poisson par exemple est passé de 5 à 7 euros, celui de poulet de 15 à 30 au plus fort de la crise, en avril-mai.

Étal de racines de manioc sur le marché Cayenne. Sébastien Fleuret 2021

Pour autant, même lorsque la surveillance était quasi constante, la frontière n’a jamais été hermétiquement close. Une habitante nous étonne même en nous disant « la frontière n’est pas fermée. » Nous objectons que si. Elle rectifie, « officiellement oui, mais on passe ». Effectivement, la population locale connaît les horaires des patrouilles policières et sait opter pour des lieux de traversée discrets, en amont ou en aval de la ville et en toute clandestinité.

Au moment de la première vague, pour compenser les effets indirects de la fermeture du territoire, la préfecture a augmenté l’assise de l’aide alimentaire (en la généralisant) et en déléguant la distribution aux associations locales et au CCAS.

Mais les produits distribués ne correspondaient pas totalement aux habitudes alimentaires de la population. Une tentative de mise en place d’un service drive délocalisé depuis le supermarché carrefour de Cayenne a été expérimentée mais faute d’organisation et de structuration, ce service n’a pas fonctionné. Le centre de coopération policière a suggéré de faire passer légalement des produits locaux venus du Brésil et constitutifs de l’alimentation locale (couac, semoule de manioc ; açaï, farine de tapioca, etc.) mais ce projet n’a pas été concrétisé pour des questions liées à la réglementation européenne, souvent problématique en ce qui concerne les aliments venus du Brésil.

Un partenariat avec un agriculteur de Régina pour livrer des légumes une fois par semaine existe mais cela ne concerne qu’une minorité et la plupart des habitants continuent à passer la frontière pour s’approvisionner au Brésil dans un jeu au chat et à la souris avec la Police aux Frontières françaises, dont la soixantaine d’agents, secondés par des renforts venus de métropole surveillent le fleuve et ses rives.

Des ressortissants français entre deux pays

Autre difficulté, de nombreux Français souvent des métropolitains employés côté français ont élu domicile plus ou moins officiellement côté brésilien en raison de la crise du logement à Saint-Georges (pénurie et loyer exorbitants – 600 à 700 euros pour un T2 dans le bourg).

Lors du premier confinement, cette population composée majoritairement d’enseignants est, selon nos sources et des témoignages recueillis dans la confidentialité, restée côté brésilien. Le rectorat a découvert à cette occasion que certains de ses enseignants vivaient de l’autre côté de la frontière et donnaient une autre adresse en France pour percevoir leur salaire.

Aujourd’hui ils sont invités à rester en Guyane et logent ici où là dans des solutions temporaires (chez l’habitant principalement) en attendant la réouverture de la frontière pour regagner leur quartier brésilien. Rien de durable côté guyanais n’est envisageable pour eux car le parc immobilier est saturé.

Pirogue traversant illégalement l’Oyapock, juillet 2020. Capucine Dao

Passages clandestins

La population brésilienne est également affectée par la fermeture de la frontière. De nombreux Brésiliens avaient l’habitude de venir se soigner au dispensaire de Saint-Georges. Ainsi selon la base de données des services du centre hospitalier Andrée Rosemon, concernant son antenne délocalisée à saint Georges, entre 2007 et 2016, sur 8000 patients accueillis, 1500 déclaraient habiter Oiapoque ou Vila Vitoria, sur la rive brésilienne.

Aujourd’hui une continuité des soins est assurée pour ceux d’entre eux atteints d’une maladie chronique et déjà suivis au dispensaire. Sinon, la coordination transfrontalière en santé est au ralenti.

Les réunions d’échange binationales ont pu reprendre en juillet sur autorisations ponctuelles de l’ARS et de la préfecture. Mais la crainte du nouveau variant apparu à Manaus a motivé un refus en janvier 2021 pour une réunion sur le dispositif de soins de première ligne pour les patients VIH (source association !Dsanté). Par ailleurs, la vaccination Covid qui vient de débuter ne fait pour l’instant pas l’objet d’une réelle coordination transfrontalière… Les stratégies ainsi que les vaccins administrés sont différents entre le Brésil et la France.

Sur le volet social, un nombre de personnes non négligeable bien que difficilement quantifiable car clandestines passe la frontière pour percevoir les allocations sociales du système français et du système brésilien. La fermeture de la frontière est pour eux une perte de revenus et les incite à continuer à passer clandestinement.

Certains habitants de Saint-Georges (les plus mobiles) pourraient se tourner vers l’intérieur et recourir à Cayenne pour leurs achats et leurs soins (malgré la distance de 190 km) mais le Point de contrôle routier constitue un verrou supplémentaire aux contraintes du confinement et des différents couvre-feux. Les contrôles y ont été renforcés et, hormis de septembre à décembre 2020, il aura été impossible de le franchir sans un motif impérieux. Et ce même lorsque les déplacements n’étaient pas contrôlés dans le reste de la Guyane (sauf à Iracubo autre point de frontière intérieur coté Surinam).

Il en résulte un sentiment d’enfermement des habitants de cette enclave qui se traduit par un mal-être exprimé par de nombreuses personnes rencontrées sur place « je vis ça comme une injustice » « je n’en peux plus », alors même que Saint-Georges ne dispose pas de services d’accompagnement psychologique hormis des consultations délocalisées qui se sont interrompues durant la crise sanitaire.

Des services publics inopérants

Enfin, la continuité de certains services n’a pas été assurée. Par exemple la poste a fermé en mars et il n’a pas été possible d’y ouvrir un compte bancaire pendant plusieurs mois, ce qui peut par exemple être une condition certains dossiers administratifs (ex. titres de séjour). Les services de substitutions étaient inaccessibles, étant situés de l’autre côté de la frontière ou du PCR de Régina.

Distanciation sociale en pirogue. Sébastien Fleuret, 2021

La situation particulière de Saint-Georges de l’Oyapock a donc aggravé les difficultés au quotidien et donné l’impression aux habitants d’un traitement défavorable par rapport au reste de la Guyane, elle-même déjà traitée différemment de l’hexagone. Malgré les mesures coercitives, la frontière avec le Brésil est totalement poreuse et il est bien rare de voir quelqu’un porter le masque dans la rue. Quant au respect de la distanciation sociale dans les transports, elle est peu applicable en pirogue.

Pour les malades et cas contacts, il est presque impossible d’isoler au domicile des personnes qui vivent en structures familiales élargies et dans des quartiers communautaires où les interactions sociales sont traditionnellement fortes. De plus, il serait délétère de cloîtrer ces personnes qui sont déjà isolées géographiquement.

Dès lors on doit se questionner sur la pertinence de ces mesures. Si on contrôle les déplacements à 80 kilomètres à l’intérieur des terres, pourquoi fermer la frontière au niveau du fleuve et stopper la vie du territoire transfrontalier ?

Inversement, si l’on considère que le fleuve doit être une barrière infranchissable, pourquoi maintenir un point de contrôle routier strict à Régina et ainsi empêcher le recours à Cayenne. Cela incite indirectement à passer clandestinement au Brésil pour s’approvisionner et rend la fermeture de la frontière inopérante comme mesure anti-Covid.

Le rôle symbolique de la frontière

La construction et l’inauguration d’un pont binational a renforcé le rôle symbolique de la frontière, unique point de contact entre la France et le Brésil en matérialisant à la fois la volonté de coopération entre les deux pays et leur pouvoir régalien (il est plus facile de fermer un pont que surveiller un vaste espace fluvial navigable).

Pour autant cette fermeture suffit-elle à couper en deux un bassin de vie homogène ?

Plus largement, la situation observée à Saint-Georges renvoie à toute un héritage de travaux sur les frontières en géographie et questionne la nécessité de rompre avec des traditions centralisatrices qui font que le territoire est organisé selon un modèle centre/périphérie en fonction d’un pôle de référence intérieur (Cayenne pour la Guyane, Macapa pour le Brésil) alors qu’il faudrait peut-être raisonner selon un modèle périphérie/périphérie dans lequel la conurbation fluviale Saint George/Oiapoque constitue une centralité. Ce serait rompre avec le paradoxe d’un territoire enclavé mais auquel on ne donne les moyens de fonctionner à l’échelle de son bassin de vie qui chevauche la frontière.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now