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Allemagne : comment la CDU adapte son discours pour contrer l’AfD

Ces figures créées pour le carnaval du lundi des roses, à Mayence, en février 2024, représentent le leader de la CDU Friedrich Merz agrippé par l'AFD, qui l'attire vers elle et est sur le point de lui faire franchir le cordon sanitaire (Brandmauerchen). Kirill Kudryavtsev/AFP

Les élections européennes, comme d’autres élections dites « intermédiaires », articulent enjeux nationaux et européens. Européens, car à de rares exceptions près, les programmes politiques proposés par les partis en lice énumèrent un ensemble de mesures qu’ils entendent défendre à Strasbourg. Nationaux car les candidats, les journalistes et les électeurs, pour partie, mettent en avant des questions strictement nationales.

C’est évidemment le cas en France, mais également en Allemagne, où la compétition politique autour des élections européennes de 2024 fait émerger au moins trois enjeux nationaux, alors que les élections fédérales se dérouleront l’année prochaine :

  • la difficulté des partis de la coalition gouvernementale (SPD, Grünen, FDP) à mobiliser leurs électeurs ;

  • le renouveau électoral attendu de la CDU post-Merkel ;

  • la place prise par l’AfD, un parti d’extrême droite qui continue de bousculer le système partisan allemand.

Un sondage publié au début du mois de mai montre en effet que la CDU/CSU recueillerait environ 30 % des suffrages, suivie de l’AfD, des Grünen et du SPD avec environ 15 % chacun.

La CDU saisie par l’émergence de l’AfD

Les élections européennes à venir surviennent dans une période politique mouvementée pour l’Allemagne. En 2017, l’AfD a effectué une entrée spectaculaire au Bundestag après seulement quelques années d’existence, devenant immédiatement le premier parti d’opposition au Bundestag et transformant considérablement l’institution parlementaire par sa stratégie de conflictualisation.

Deux ans plus tard, il parvient à envoyer onze députés européens à Strasbourg, en atteignant près de 11 % des suffrages exprimés aux européennes. Ces élus rejoignent le groupe Identité et Démocratie, où siègent également les députés du Rassemblement national, du Vlaams Belang belge, du FPÖ autrichien ou de la Lega en Italie.

Dans le même temps, la CDU/CSU connaît à la suite des élections fédérales de 2021 une phase de transition consécutive au départ d’Angela Merkel. La défaite historique du parti chrétien-démocrate pose alors la question de sa refonte programmatique. Angela Merkel a en effet gouverné durant ses mandats successifs en s’appuyant sur l’aile gauche de son parti. En 2016, une étude menée auprès des militants CDU par la Konrad-Adenauer Stiftung montrait que leur positionnement politique se situait bien plus à droite que celui du gouvernement Merkel. Seuls 29 % des membres portaient un regard positif sur la loi sur le salaire minimum votée avec le SPD, 22 % soutenaient la loi autorisant le mariage homosexuel et 20 % saluaient la politique migratoire de la chancelière.

L’AfD va s’engouffrer dans cette brèche en 2017 et rallier de nombreux électeurs insatisfaits, en particulier dans les Länder de l’est, plus pauvres et en proie à la désindustrialisation. Face à l’émergence du parti d’extrême droite puis son installation durable dans le paysage politique fédéral et régional allemand, la CDU/CSU va alors, sous l’impulsion de son nouveau président Friedrich Merz, durcir son discours politique, en particulier sur les enjeux migratoires et militaires.

Le programme européen de la CDU/CSU : faire reculer l’AfD sur ses thèmes de prédilection tout en affirmant son européanité

En témoigne la hiérarchie des thèmes abordés dans le programme du parti intitulé « L’Europe en toute sécurité. Pour une Europe qui protège et qui profite [aux citoyens] » et qui vise à contrer l’AfD sur son terrain.

Le premier thème, « La sécurité, la paix et la liberté pour l’Europe », dont les trois premières propositions se concentrent sur la sécurité militaire, la lutte contre la criminalité et la limitation de l’immigration, laisse peu de doute quant à la stratégie du parti. La presse allemande ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qualifiant le programme de « résolument conservateur ».

Afin de contrer la montée de l’AfD, la CDU/CSU s’en prend directement à lui sur son site officiel de campagne :

Le texte dit : AfD ; Pas une alternative pour l’Allemagne. Ni pour l’Europe/En liberté, en sécurité, en Europe.

Le parti chrétien-démocrate identifie trois dangers principaux en cas de victoire de l’AfD : un danger économique ; un danger sécuritaire du fait des liens du parti avec la Russie ; et un risque de déclin pour l’Allemagne et l’Europe. Il met également en avant des propositions susceptibles de rassurer l’électorat AfD : réduction de la bureaucratie afin de soulager les entreprises, fin de l’immigration irrégulière par le traitement des procédures d’asile dans des pays tiers sûrs.

En adoptant un programme politique rompant assez clairement avec les années Merkel, surtout sur la question migratoire, la CDU/CSU apporte sa réponse à la question : « que faire de l’AfD ? » Dans un pays habitué à fonctionner par coalitions regroupant des partis parfois éloignés idéologiquement, la question d’une éventuelle alliance entre l’AfD et la CDU/CSU a pu être évoquée aux niveaux communaux et régionaux, tout en étant rejetée officiellement par l’état-major du parti. Friedrich Merz a cependant donné l’impression que le cordon sanitaire autour de l’AfD pourrait se fragiliser. Ce cordon subsiste pour l’instant en termes d’alliances, mais semble plus poreux sur le plan programmatique. La campagne en vue des élections européennes en donne un premier aperçu.

Des différences très notables existent cependant entre les deux partis. Dans son programme, l’AfD défend, comme le RN, une Europe des Nations, basée sur l’autonomie nationale et des coopérations stratégiques, très loin de la défense des traités européens que promeut la CDU/CSU. L’AfD indique ainsi qu’« avec les traités de Schengen, Maastricht et Lisbonne, le principe de la souveraineté populaire a été vidé de sa substance. La tentative de dissoudre des États-nations démocratiques qui fonctionnent et de les remplacer par une sorte de super-État européen est vouée à l’échec. (…) Il est illusoire de vouloir remplacer les identités nationales par une “ identité européenne "».

Le programme s’inscrit donc dans le prolongement de la proposition formulée en janvier 2024 par la présidente de l'AfD Alice Weidel, d’organiser un référendum pour statuer sur un possible « Dexit ».

Autre divergence notable : si les deux partis veulent en priorité lutter contre l’immigration (l’AfD ne précise pas « clandestine »), seul le parti d’extrême droite lie cet enjeu à la question de l’islam politique.

À l’inverse, les deux organisations semblent s’accorder sur la lutte contre la bureaucratie, l'adoption de nouveaux traités de libre-échange (« L’AfD se prononce explicitement en faveur du libre-échange. Nous aspirons à des accords commerciaux guidés par nos intérêts, qui prévoient des facilités d’importation et des exemptions de droits de douane pour les parties contractantes ») et le traitement aux frontières des demandes d’asile. Au vu des sondages, cette stratégie semble pour l’instant fonctionner pour la CDU/CSU.

Une campagne mouvementée pour l’AfD

Si l’AfD paraît s’être profondément ancrée dans le paysage politique allemand en parvenant à faire évoluer la CDU sur sa politique migratoire par exemple, sa campagne a toutefois été marquée par plusieurs scandales récents. En janvier 2024, la révélation d’une réunion secrète entre des cadres de l’AfD et des membres de la mouvance néonazie consacrée à l’élaboration d’un plan de « remigration », c’est-à-dire d’expulsion d’Allemands d’origine étrangère, provoque un tollé. Plus de 1,4 million de personnes descendent dans les rues.

Marine Le Pen est alors contrainte de se désolidariser de l’AfD en condamnant un tel projet. Et tout récemment, après une déclaration de Maximilian Krah, tête de liste du parti aux européennes, sur le fait qu’avoir porté l’uniforme SS n’était pas criminel en soi, le RN est allé plus loin, annonçant qu’il ne siégerait pas aux côtés de l’AfD au sein du futur Parlement européen. L'AFD a finalement été exclu d'Identité et Démocratie.

En outre, l’assistant de l’eurodéputé Maximilian Krah a été arrêté en avril, accusé de fournir des informations sur le Parlement européen aux services secrets chinois.

Le parti est également accusé de collusion avec la Russie puisque le numéro deux de sa liste aux européennes, Peter Bystron, est soupçonné d’avoir reçu de l’argent pour des publications sur le site conspirationniste et pro-Kremlin Voice of Europe.

À toutes ces affaires s’ajoute une hausse importante des actes de violence contre des élus entre 2022 et 2023 (de 1806 à 2790), visant majoritairement des membres des Grünen ou du SPD et dont l’AfD est accusée par ses adversaires politiques d’être responsable.

Au début du mois, l’eurodéputé Matthias Ecke (SPD) était agressé et grièvement blessé alors qu’il placardait des affiches électorales à Dresde.

Ce climat de violence s’illustre également dans la condamnation de Björn Höcke, le président de l’AfD au Parlement du Land de Thuringe, à une amende de 13 000 euros pour avoir scandé un slogan nazi (« Alles für Deutschland » – « tout pour l’Allemagne ») lors d’un meeting politique. Höcke s’était auparavant fait connaître pour avoir qualifié le mémorial de l’Holocauste à Berlin de « mémorial de la honte ».

Enfin, dans ce climat de violence physique et symbolique, la justice allemande a récemment estimé légitime la poursuite de la surveillance du parti en tant que « groupe suspect d’extrémisme de droite ».

Toutes ces affaires sont venues contrarier la dynamique de campagne du parti, sans que les sondages publiés dans la presse ne relèvent un réel infléchissement des intentions de vote en sa faveur.

La couverture du journal Der Spiegel du 18 mai 2024 pose la question : N’avons-nous rien appris ?

La volatilité électorale, variable clé de l’élection européenne ?

L’AfD ne s’étant présentée qu’à deux élections européennes depuis sa fondation, il est difficile de prévoir la façon dont ses électeurs (passés, présents ou à venir) se comporteront lors du scrutin de juin 2024. Les travaux de la fondation Konrad Adenauer sur le sujet montrent que ceux-ci sont extrêmement volatils. Lors des élections fédérales de 2021, en comparaison de 2017, l’AfD avait ainsi perdu 80 000 voix au profit de la CDU/CSU, 60 000 au profit des Grünen et surtout 260 000 vers le SPD.

Tout laisse également à penser que la CDU/CSU va voir revenir dans son giron un nombre très important d’électeurs ayant voté pour le SPD lors des élections fédérales de 2021. À cette occasion, le parti chrétien-démocrate avait vu plus de 1,5 million de ses électeurs se porter sur le parti social-démocrate et 920 000 sur les Grünen.

Ces chiffres interrogent d’ailleurs sur la stratégie de droitisation du parti, puisqu’une large partie des électeurs d’Angela Merkel se sont déportés sur la gauche de l’échiquier politique allemand en 2021. Mais les élections européennes ont leur logique propre (abstention, vote sanction) et permettent aux partis de mettre en avant des enjeux identifiés comme européens (conflit Ukraine-Russie, immigration) sur lesquels la CDU/CSU et l’AfD présentent des divergences qui semblent chacune trouver un écho chez les électeurs allemands au vu des derniers sondages. Dans une enquête récente, 40 % des sondés se déclaraient en faveur d’une réduction du soutien à l’Ukraine, ce que défend l’AfD en arguant que les « ressources de l’Allemagne [sont] épuisées après l’accueil d’un million d’Ukrainiens ».

Adoptant une position unique au sein du champ politique allemand, l’AfD appelle dans son programme au « rétablissement d’un commerce non perturbé avec la Russie » et à la « levée immédiate des sanctions économiques », tandis que la CDU réaffirme son soutien à l’Ukraine qui « doit continuer à bénéficier de notre soutien total dans sa lutte pour la liberté et l’intégrité territoriale » face à « une Russie qui mène cette guerre d’agression criminelle » et « ne peut pas être un partenaire ».

Alors qu’elle était l’un des derniers pays d’Europe à ne pas connaître d’extrême droite parlementaire, l’Allemagne se voit confrontée aux mêmes défis que la France quelques décennies plus tôt. La question « comment contrer l’AfD ? » est loin d’être tranchée pour les partis politiques historiques allemands.

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