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Le pont du Gard vu au loin depuis la surface du Gardon.
Pourquoi le pont du Gard est-il légèrement incliné, malgré la maîtrise architecturale des constructeurs romains ? L’archéologie expérimentale apporte des réponses. Xuan Nguyen/Unsplash, CC BY

Archéologie expérimentale : comprendre l’histoire en la reconstituant

Quel rapport entre les mécanismes des théâtres romains, la courbure du pont du Gard et une porte monumentale de fortification gauloise du Ier siècle avant notre ère ? Il s’agit de trois énigmes pour les archéologues depuis des décennies. Pour tenter de résoudre ces problèmes, une collaboration unique s’est formée entre enseignants-chercheurs en mécanique et archéologues. Ces recherches, qualifiées d’archéologie expérimentale, combinent les compétences des ingénieurs (modélisations 3D, simulations informatiques, tests expérimentaux…), des archéologues et parfois aussi d’artisans experts dans leur domaine.

« Rideau ! » Les mécanismes de théâtres antiques

L’une des études pionnières menées entre archéologues et chercheurs en mécanique à Lyon a porté sur les rideaux de théâtre romain, un élément clé dans l’architecture théâtrale antique. Les vestiges archéologiques de différents théâtres (Baelo Claudia au sud de l’Espagne, Orange et Lyon en France), ainsi que certaines descriptions issues des textes antiques, permettent d’imaginer l’apparence et les dimensions de ces immenses rideaux. Mais nous connaissons mal la façon dont ils étaient mis en mouvement durant les représentations.

Comprendre de tels mécanismes pose beaucoup de problèmes d’ordres mécaniques et tribologiques, c’est-à-dire relatifs aux frottements et à l’usure des matériaux. Est-il possible, par exemple, de soulever aisément des poteaux avec des contrepoids malgré tous les frottements des pièces en bois ? Pour y répondre, nous avons eu recours à des modélisations en 3D puis à de l’expérimentation. L’un des mâts du théâtre de Baelo Claudia a été reconstitué avec une maquette à taille réelle comprenant tout le mécanisme de montée de rideau. Ces recherches ont ouvert de nouvelles perspectives sur la façon dont le théâtre était pratiqué et perçu dans l’Antiquité et sur ce qu’il se passait en coulisse, derrière ces rideaux majestueux.

Maquette à taille réelle du sommet d’un des mâts du théâtre de Baelo Claudia, avec son mécanisme de levage. Fabrice Ville/INSA Lyon, Fourni par l'auteur
Modélisation 3D du système de manœuvre du rideau du théâtre de Baelo Claudia. Fabrice Ville/INSA Lyon, Fourni par l'auteur

Ainsi, le rideau sortant du sol, il ne pouvait guère dépasser 2 à 3 mètres de haut et il ne masquait alors la scène que pour les quinze premiers rangs, où se situaient les meilleures places pour observer les spectacles. Par ailleurs la manœuvre du rideau et du dispositif de levage, pouvant représenter plus de 500 kg au théâtre de Baelo Claudia, nécessitait un savoir-faire particulier pour la manipulation des cordages, semblable à celui des marins de l’époque. Enfin, pour réduire les frottements et les bruits des différentes pièces en mouvement, nous faisons l’hypothèse qu’une matière végétale telle que la saponaire, ancêtre du savon, a dû être employée par les opérateurs de l’époque.

Le génie architectural du pont du Gard

Par la suite, nous avons entrepris une autre étude, cette fois-ci en nous concentrant sur un monument emblématique : le pont du Gard. Nous nous sommes demandé pourquoi il était aujourd’hui incliné. Le fait qu’il ne soit pas rectiligne paraît surprenant au vu du haut degré de maîtrise architecturale atteint par les constructeurs romains sur de tels ouvrages. En simulant les forces et les contraintes qui s’exercent sur une structure antique comme le pont du Gard, nous avons pu analyser son comportement sous différentes conditions, notamment en termes de pression hydraulique et de variations de température.

Photographie présentant la courbure de l’aqueduc, observable au niveau du pont Pitot aménagé à l’époque moderne. Fabrice Ville/INSA Lyon, Fourni par l'auteur

Il ressort qu’une partie de l’inclinaison du pont est liée à un défaut d’alignement des bases des piles du deuxième étage. Ce défaut est sans doute volontaire de la part des constructeurs romains, car il aurait permis de contourner une masse rocheuse importante et ainsi d’éviter une chute du débit d’eau à la sortie de l’aqueduc. Mais cela n’explique pas complètement l’inclinaison du pont du Gard. En effet, désalignement retranché, il reste environ 30 cm d’écart entre le haut de l’édifice et la base des piles.

Il s’avère qu’une partie de cette inclinaison peut s’expliquer par des travaux réalisés sur l’aqueduc, non pas durant l’Antiquité, mais au XVIIIe siècle. À cette époque, pour faciliter la traversée du pont par les attelages notamment, certaines piles ont été creusées. Nous nous sommes aperçus que ces travaux avaient altéré la stabilité de l’ouvrage. Cependant, d’autres facteurs comme des crues ou des séismes ont dû intervenir pour expliquer entièrement une telle inclinaison.

Schéma des piles du pont : vue de côté et vue aérienne
Vue schématique de la silhouette du pont, qui montre le décalage entre les piles et la verticale (pointillé), et de la disposition des piles vue du haut, mettant en évidence leur désalignement. Fabrice Ville/INSA Lyon, Fourni par l'auteur

Enquêter sur l’artisanat gaulois

Notre troisième étude nous conduit sur un plateau rocheux qui domine le cours de l’Ardèche par de hautes falaises. Sur le site archéologique de Jastres-Nord, à Lussas, les Helviens, un peuple gaulois nouvellement conquis par Rome, ont érigé au Ier siècle avant notre ère de vastes systèmes de fortification. Les fouilles menées dans les années 1970-1990 sur l’entrée principale de ces remparts ont conduit à une découverte exceptionnelle : plus de 160 pièces métalliques, provenant pour l’essentiel de la combustion de la porte en bois monumentale donnant accès à l’agglomération.

Alors que les éléments en bois de l’architecture antique disparaissent presque systématiquement, il était ici permis d’espérer pouvoir restituer l’apparence de l’ouvrage, avec de nombreuses implications sur notre compréhension de l’artisanat à cette époque.

Modèle 3D d’un des nombreux clous de Jastres-Nord. Il a été rivé, c’est-à-dire rabattu à l’arrière de l’ouvrage. L’analyse des déformations (pliures) présentes sur tous les clous fournit des indices sur la structure de bois disparue. Maxime Excoffon/INSA Lyon, Fourni par l'auteur
Un des deux vantaux reconstruits expérimentalement à l’École de production de la Giraudière, en cours de finition. Maxime Excoffon et Fabrice Ville/INSA Lyon, Fourni par l'auteur

Grâce à des techniques modernes telles que la modélisation 3D, l’analyse des déformations des pièces métalliques (pliures, courbures, etc.) et l’analyse des charbons, nous avons obtenu de nouvelles données sur cet ouvrage. Produits à l’aide de plusieurs essences de bois et présentant une structure complexe, les deux battants étaient massifs, hauts d’environ 4 m, larges de 3,80 m et épais de 15,5 cm, voire de 22 cm par endroit.

Pour en savoir davantage sur l’apparence de cette porte et sur les techniques employées par les artisans pour la produire, l’ingénierie mécanique et la reconstruction expérimentale à taille réelle ont constitué des approches très complémentaires. C’est ainsi que depuis 2023, en collaboration avec l’École de production de la Giraudière (Brussieu, Rhône), nous reconstituons étape par étape la production des deux vantaux de cette porte, disparue il y a près de 2000 ans.

Au-delà des aspects scientifiques : médiation et valorisation

Il faut souligner qu’au-delà de l’aventure scientifique, de tels projets sont l’occasion de faire travailler ensemble chercheurs, ingénieurs mais aussi élèves artisans. Les reconstructions expérimentales ont aussi un intérêt en termes de médiation culturelle et de valorisation patrimoniale. La porte reconstituée de Jastres devrait être présentée au public dans une exposition temporaire au musée départemental MuséAl et elle sera sans doute présentée de façon définitive au cœur de la commune de Lussas, en connexion avec le site archéologique.

En somme, les études d’archéologie expérimentale constituent une collaboration fructueuse entre l’ingénierie et l’archéologie. Elles offrent de nouvelles perspectives sur le passé et contribuent à enrichir notre compréhension des civilisations anciennes, de leurs technologies et de leurs réalisations architecturales.


Remerciements aux élèves de l’École de production de la Giraudière et à leurs enseignants (Emmanuel, Jason, Pierre et Vincent) ; aux élèves ingénieurs de l’INSA Lyon et à nos collègues (Bérengère, Jérôme, Jean-Michel) ; à Myriam et Jean-Charles de l’Université Lyon 2 ; à Michelle et Clément de l’Université Paris 1 ; à Jean-Pierre et Jacques.

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