À la une de la presse, sur nos écrans, s’affiche le visage d’Alexandre Bissonnette, suspecté d’avoir perpétré l’attentat du 29 janvier contre le Centre culturel islamique de Sainte-Foy, en périphérie de Québec, qui s’est soldé par l’assassinat de six fidèles et a fait plusieurs blessés.
Si on lui connaît des accointances avec les thèses d’extrême-droite, ce dernier n’a pourtant pas le profil d’un suprémaciste blanc comme Timothy McVeigh et Terry Nichols – auteurs de l’attentat d’Oklahoma en 1995 – et/ou d’un Anders Breivik qui, bien que qualifié de « loup solitaire », s’est radicalisé après son passage au Parti du progrès, formation populiste fortement marquée à droite.
Analyses psychologisantes réductrices
Quoi qu’Alexandre Bissonnette ait défendu des positions radicales sur Internet, il serait réducteur de croire à une évolution en vase clos. La figure du loup solitaire qui pianote sa haine sur un clavier, seul et dans l’obscurité relative d’une chambre éclairée par un écran d’ordinateur, a quelque chose à la fois de pathétique et de rassurant pour une société qui cherche à se dédouaner de la monstruosité qu’elle procrée.
Si Alexandre Bissonnette n’est pas né raciste, il ne l’est pas non plus devenu la veille afin de dissimuler sa démence sous un motif politique, pas plus qu’il n’a cherché à échapper à sa triste condition par une fascination du pire. Ces analyses psychologisantes ont cela de réducteur qu’elles opposent la volonté à la pathologie, minimisant l’adhésion à des thèses extrêmes par un processus de radicalisation qui relèverait davantage d’une misère sociale. Les actes d’Alexandre Bissonnette nous semblent peut-être fous car ils nous révulsent, mais ils restent l’expression paroxystique de la violence qui préexiste dans la société. Si l’on partage la thèse de George Simmel, pour qui le conflit génère des socialisations, ce serait donc la société en son ensemble qui s’est radicalisée.
Des ombres sur l’interculturalisme québécois
Faut-il le préciser, le Québec est une société pacifiée et pacifique où les communautés expérimentent plutôt bien le vivre-ensemble. Quoi qu’il puisse y avoir des tensions comme dans n’importe quelle société, les actes racistes y sont rares et souvent confinés à des démonstrations de faible ampleur. Autrement dit, à des provocations, des insultes ou des dommages sur les biens. Mais il existe plus d’une ombre sur le tableau des promoteurs de l’interculturalisme québécois.
En premier lieu, la différence culturelle et ses atteintes sont majoritairement étouffées dans une société qui reste obnubilée par son identité, comme en atteste le rapport de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables. Même si elle est souvent inclusive, il n’en demeure pas moins le désir de pluralisme se heurte au manque de visibilité des communautés culturelles dans les secteurs à fort capital symbolique, comme celui de la politique ou celui des médias. En effet, seuls quatre députés à l’Assemblée nationale du Québec sont issus de cette diversité, tandis que plusieurs acteurs de la société civile – dont l’Union des artistes – constatent la faible diversité dans le milieu de la culture en général, sur les écrans en particulier.
De même, on peut relever que le peu d’autocritique des responsables publics et des relais d’opinion dans leur rapport à la diversité culturelle génère des tensions. J’en prends pour exemple les récentes prises de position sur la question du racisme systémique qui, si elles ne s’apparentent pas à déni pur et simple, concurrencent immédiatement un récit victimaire ancré de la société québécoise. En effet, les souffrances et les humiliations – notamment celles vécues par les Québecois durant la « Grande noirceur » – ont laissé une certaine amertume pour tout un pan de l’intelligentsia, laquelle reste circonspecte lorsqu’il s’agit d’examiner les erreurs collectives, voire les relativisent à l’aune de cette histoire tragique.
En deuxième lieu, l’échec du projet indépendantiste par le référendum raté de 1995, la question identitaire nourrie par des polémiques religieuses et une immigration récente et ressentie comme massive, toutes ces raisons ont popularisé un tournant conservateur de certains intellectuels québécois qui – comme leurs homologues français – ont formalisé une conception essentialiste de l’identité avec un moralisme public entretenu par des valeurs « traditionnelles ».
Cette vision, déformée et simplifiée à l’extrême par l’entremise de médias et de relais d’influence qui réagissent à chaud à l’actualité, alimentent des discours haineux qui, sous couvert du pluralisme des opinions, renvoient la différence à l’altérité, l’altérité à l’étranger, voire l’étranger à une étrangeté inconciliable avec lesdites « valeurs » de la société d’accueil.
Une extrême droite qui prospère
En troisième lieu, quoiqu’il n’existe certes pas une extrême droite instituée au Québec, plusieurs groupes se sont formés dernièrement. Ainsi, le mouvement Pediga (mouvement d’origine allemande, sigle des Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident) a son antenne au Québec, tandis que des groupes skinhead comme Atalante Québec donnnent de la voix dans le panorama d’extrême droite nord-américain.
Certes, cette extrême-droite est encore groupusculaire, mais elle progresse de manière significative. De plus, il n’existe pas d’associations antifascistes ou antiracistes hors Montréal, faisant en sorte que l’extrême droite peut prospérer partout ailleurs dans la Belle-Province.
Au Québec – comme en d’autres endroits – la démocratie s’est efforcée de déplacer la violence inhérente à la société dans un espace symbolique. Toutefois, et si la pensée radicale n’évolue pas dans le champ de contrôle de la politique instituée, plus ce dernier est étendu moins l’intolérance trouve sa place pour s’exprimer avec violence. Autrement dit, sa marginalisation empêche la généralisation de crimes haineux. À l’inverse, plus les normes et les valeurs sur lesquelles repose le vivre-ensemble sont contestées, plus le contrôle exercé par la politique instituée tend à se réduire. Selon George Simmel toujours, la résistance d’une société à subir sa propre violence tient à l’élasticité du groupe. Quand la société se radicalise, même en proportion congrue, elle se déchire et des déchaînements de haine sont à redouter.
Probablement, la société québécoise gagnerait à ne plus présenter les musulmans et les autres minorités comme des « néo-Québécois », les opposant insidieusement à ceux de « souche ». Sans quoi, et dans un contexte où le vivre-ensemble se fragmente de plus en plus sous l’effet de la glorification des identités singulières, les « loups solitaires » risquent de chasser en meute.