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Au Kosovo, déflagration politique sur fond de Covid-19

Albin Kurti lors de sa cérémonie d'investiture en tant que premier ministre, le 4 février 2020. Il sera renversé le 27 mars. Armend Nimani/AFP

Alors que le monde entier consacre son énergie à lutter contre la pandémie de Covid-19, certains gouvernements y ont vu une occasion d’accroître leurs pouvoirs en profitant de l’effet de sidération et de la fenêtre d’opportunité qui s’ouvrait. C’est ce type de scénario qui s’est produit au Kosovo le 25 mars dernier – à ceci près que ce n’est pas le gouvernement qui a outrepassé ses droits, mais le président qui a manœuvré pour fomenter la chute du gouvernement.

L’éphémère gouvernement Kurti

Pour comprendre la situation, un bref retour en arrière s’impose. Les élections législatives d’octobre 2019 ont abouti à la victoire du parti Autodétermination (VV), qui se veut issu de la gauche sociale et qui fait de la lutte contre la corruption son principal cheval de bataille. Son leader charismatique, Albin Kurti, longtemps épouvantail des chancelleries occidentales très influentes au Kosovo, s’est donc ouvert la voie vers le poste de premier ministre – non sans avoir pris ses distances avec quelques points de crispation liés à la charte initiale de son parti comme la réunification avec l’Albanie par exemple. Néanmoins, la victoire fut remportée d’une courte tête devant la Ligue démocratique du Kosovo (LDK), parti historique de feu Ibrahim Rugova, emmené par une jeune garde incarnée par Vjosa Osmani, devenue présidente du Parlement.

Autrement dit, les deux partis arrivés en tête ont battu les partis qui formaient la coalition sortante, à savoir le PDK du président Hashim Thaçi, l’AAK de Ramush Haradinaj et la formation NISMA de Fatmir Limaj, dans ce qui avait été appelé « la coalition des commandants » en raison de l’appartenance de chacun à l’ancienne Armée de libération du Kosovo (UçK).

Des mois de tractations ont été nécessaires pour constituer un gouvernement, rajeuni et féminisé, et obtenir un vote de confiance au Parlement. Or c’est ce gouvernement, en place depuis à peine deux mois et dont l’action est globalement appréciée par l’opinion, qui a été renversé, avec la complicité de la LDK, qui a donc précipité la chute d’une coalition dont elle était elle-même partie. Cette opération a mis au jour des dissensions au sein de la LDK entre la « vieille garde », incarnée par l’ancien premier ministre Isa Mustafa, à la manœuvre avec le président Thaçi pour faire tomber le gouvernement, et la nouvelle figure populaire Vjosa Osmani, qui y était opposée.

À peine le vote de défiance a-t-il été acquis que les tractations ont débuté, de façon ouverte et assumée par le président Thaçi, qui a prétexté l’urgence de la pandémie pour demander à la LDK de constituer au plus vite un nouveau gouvernement avec une nouvelle coalition sans qu’il y ait besoin de recourir à de nouvelles élections. Néanmoins, les photos publiées sur Twitter par Thaçi en compagnie des responsables des autres partis, sans masque, sans distanciation physique (et sans femmes) témoignent, si besoin était, du caractère grossier du mensonge utilisé. De fait, personne n’est dupe de cette manipulation opérée au grand jour, à commencer par les citoyens du Kosovo qui, pour être confinés, n’en expriment pas moins un soutien massif depuis leurs balcons à Albin Kurti.

Le premier ministre déchu a saisi la Cour constitutionnelle afin qu’elle s’exprime sur la légalité de la manœuvre du président qui, selon les textes, n’est pas le dépositaire du pouvoir exécutif. Il y a donc deux hypothèses. Soit la Cour confirme la légalité du nouveau gouvernement, ce qui débouchera très vraisemblablement sur des protestations populaires massives. Soit elle donne raison à Albin Kurti et demandera l’organisation de nouvelles élections qui ne pourront de toute façon pas se tenir dans l’immédiat, maintenant Kurti dans son rôle de premier ministre d’un gouvernement technique. On voit donc que dans les deux cas, la crise politique ne fait que commencer car le président Thaçi et les autres partis ne pourront laisser la situation s’éterniser.

Les raisons des manœuvres présidentielles

La question est alors de savoir pourquoi le président Thaçi, bien aidé en cela par la vieille garde de la LDK, a tout fait pour renverser l’éphémère gouvernement Kurti. Il y a deux raisons à cela. La première est interne. Le parti Autodétermination a gagné sur la promesse de lutter contre la corruption politique endémique. Le gouvernement avait commencé à renvoyer les affidés des anciens partis qui avaient dû leurs hautes positions à leurs appartenances partisanes davantage qu’à leurs compétences inexistantes. Il ne fait aucun doute que d’autres gros scandales de corruption et de clientélisme seraient prochainement sortis, tant les partis qui se sont succédé au pouvoir, y compris la LDK, se sont depuis longtemps ingéniés à capturer les ressources de l’État à leur profit.

La seconde raison est externe, et nettement plus grave car elle est relative à la question fondamentale du dialogue avec la Serbie en vue de la reconnaissance du Kosovo. La manœuvre de Thaçi n’aurait jamais pu aboutir sans le soutien ouvert et massif de l’ambassadeur américain en Allemagne Richard Grenell, envoyé spécial personnel du président Trump pour le dialogue Serbie-Kosovo et par ailleurs récemment nommé directeur national du renseignement (non confirmé par le Sénat) suite à la purge post-impeachment. La présence de Grenell, un novice total sur les Balkans mais un fidèle de Trump, ne peut s’expliquer que par sa conviction qu’il peut offrir au président un succès diplomatique à brève échéance dans un conflit que les Européens (et Obama) auront été incapables de résoudre depuis des années.

Pourquoi l’administration américaine aurait-elle prêté la main au renversement d’un gouvernement légitimement élu et populaire ? La réponse doit se lire à un double niveau. Le premier repose sur le prétexte saisi autour des taxes douanières de 100 % que le précédent gouvernement avait appliquées sur la Serbie et la Bosnie en représailles de la campagne de lobbying international menée par Belgrade pour la « déreconnaissance » du Kosovo et son maintien hors de certaines organisations internationales comme Interpol ou l’Unesco. Albin Kurti avait annoncé son intention de suspendre les taxes en deux temps, en instaurant des mesures de réciprocité vis-à-vis de la Serbie, ce qui fut fait le 1er avril dernier.

Or, si cette décision fut saluée par les Européens, elle fut au contraire dénoncée par l’ensemble de l’opposition, la LDK, et Richard Grenell, qui exigeait la fin des taxes de façon unilatérale et préalable, c’est-à-dire sans plus exiger de la Serbie qu’elle cesse sa campagne de lobbying contre le Kosovo. Une différence de traitement qui est allée jusqu’à des menaces à peine voilées venues des États-Unis de retrait de soutien financier ou même de troupes (650 soldats américains sont toujours déployés au Kosovo), y compris de la part du premier cercle de l’administration Trump, notamment du fils du président !

Le « trio » Trump-Grenell-Thaçi

Mais la question des taxes est à bien des égards un faux problème. Le second niveau d’analyse est au fond simple à cerner : il y a une convergence d’intérêts entre trois personnages vers un accord final rapide quoi qu’il en coûte. Le président Trump rêve d’un succès diplomatique majeur après le fiasco nord-coréen tout en faisant la nique aux Européens. Richard Grenell entend montrer l’étendue de son talent de blitz-négociateur après avoir fait signer récemment des accords techniques sur le rétablissement de liaisons ferroviaires et aériennes entre Belgrade et Pristina sans que l’on sache très bien qui les a signés pour le Kosovo ni s’ils déboucheront un jour sur du concret. Hashim Thaçi, président très impopulaire en fin de course, voit se rapprocher le spectre d’éventuels ennuis judiciaires, notamment en provenance des Chambres spéciales de La Haye chargées de juger les crimes de guerre commis par l’UçK. Nul doute qu’être celui qui signerait l’accord historique portant reconnaissance par la Serbie du Kosovo et lui ouvrant la voie à l’ONU serait pour lui un héritage plus honorable que de finir en prison.

L’ambassadeur des États-Unis en Allemagne Richard Grenell (au centre), les présidents du Kosovo Hashim Thaci (à gauche) et de la Serbie Aleksandar Vucic (à droite) assistent à la signature d’un accord entre le Kosovo et la Serbie portant sur des projets ferroviaires lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février 2020. Thomas Kienzle/AFP

De fait, voilà bientôt deux ans que Thaçi est prêt à signer un accord quel qu’il soit du moment qu’il est validé par Washington, y compris au prix d’un redécoupage des frontières – ce à quoi, rappelons-le, l’ancienne Haute Représentante de la diplomatie européenne Federica Mogherini ne semblait pas opposée. Or, personne au sein de l’administration Trump n’a le moindre intérêt pour les détails, ni les connaissances requises de la complexité dans un tel dossier, ce que l’auteur de ces lignes mettait en avant voici déjà 18 mois. Autrement dit, tout ce qui pourrait être signé serait de toute façon impraticable et dangereux, ce qu’Albin Kurti a résumé d’une cinglante formule : « Dans les Balkans, si vous oubliez l’Histoire, elle vous revient en boomerang. »

Une séquence politique favorable à la Serbie

De son côté, le président serbe Aleksandar Vucic joue sur du velours. Si son intérêt n’est pas spécialement de résoudre la question du Kosovo au plus vite tant elle joue efficacement le rôle d’écran de fumée vis-à-vis de sa médiocre opposition politique et des Européens, la fenêtre d’opportunité ouverte par une administration américaine favorisant une vision civilisationnelle, transactionnelle et illibérale du monde est inespérée. Dans le monde de Trump, il n’y a pas d’alliés, il n’y a pas d’histoire, il n’y a pas de visée à long terme, il n’y a que des coups de l’instant, des rapports de force et d’argent. De fait, même s’il n’est pas dit que les Serbes l’accepteraient au cours d’un référendum propre, obtenir un morceau du Kosovo en échange d’une forme à définir de reconnaissance semble une meilleure affaire que de lâcher le Kosovo contre une vague promesse d’intégration européenne. Surtout, ce ne serait pas présenté comme une fin en soi mais comme un précédent, c’est-à-dire obtenir dans la paix ce que Slobodan Milosevic a échoué à obtenir dans la guerre, avec la Bosnie en ligne de mire.

De fait, lorsque l’administration Trump menace le Kosovo avec la complicité de son propre président, elle se comporte en suzerain face à un vassal, remettant implicitement en question la légitimité et la souveraineté même du Kosovo, donnant ainsi paradoxalement raison aux opposants de toujours de l’indépendance du Kosovo qui le décrivaient comme une création artificielle des Américains taillée dans le cœur de la Serbie.

Les citoyens du Kosovo, les plus pro-Américains au monde, se retrouvent donc dans une situation très inconfortable face à cette injonction contradictoire où ce sont les États-Unis qui semblent se retourner contre eux tandis que l’Allemagne tient, relativement seule, la ligne du refus de toucher aux frontières. Le Kosovo devient ainsi le terrain de jeu concret d’un monde dans lequel, de plus en plus, Européens et Américains vont diverger, a plus forte raison si Donald Trump venait à être réélu.

Et l’Europe dans tout ça ?

L’ennui est que les Européens n’ont aucune idée et rien à offrir. Aucune idée car le « Représentant spécial pour le dialogue Belgrade-Pristina et les autres questions dans les Balkans occidentaux » (une formulation en soi sujette à caution car quelle « autre question » peut se poser si ce n’est la Bosnie ?) est le Slovaque Miroslav Lajcak, perçu comme proche des Serbes, au bilan pour le moins contrasté lors de son passage de 2007 à 2009 en Bosnie en tant que Haut Représentant – OHR et qui n’a rien fait en tant que ministre des Affaires étrangères (poste qu’il a occupé en 2009-2010 et de 2012 à début 2020) pour que la Slovaquie reconnaisse le Kosovo. Lajcak réussit ainsi l’exploit de mettre d’accord Kurti (qui ne lui fait nullement confiance) et Thaçi (qui a décidé d’aller au bout le plus vite possible avec les Américains, en mettant les Européens hors-jeu).

Rien à offrir car il existe un désaccord profond, notamment du côté de la France, sur la seule mesure tangible à laquelle les citoyens du Kosovo sont sensibles, à savoir la levée des visas Schengen. Ils n’ont rien à offrir non plus à la Serbie qui a très bien compris que l’élargissement n’était de toute façon pas à l’ordre du jour dans la prochaine décennie. En témoignent les mots très durs du président Vucic vis-à-vis de l’UE par rapport à la pandémie actuelle, à rapporter aux propos empreints de fraternité qu’il a tenus à l’égard de la Chine. Les Européens n’ont donc aucune carte à jouer ni vis-à-vis du Kosovo, ni vis-à-vis de la Serbie.

Dans ces conditions, on comprend que l’intérêt bien compris du Kosovo serait de jouer la montre et d’espérer une victoire démocrate en novembre. Certains parlementaires démocrates américains ont d’ailleurs fortement critiqué l’attitude de Richard Grenell. Il ne fait aucun doute que la main du Kosovo serait plus forte avec une administration démocrate qui saurait de surcroît renouer le fil avec les Européens (et inversement pour la Serbie). Le président Thaçi peut penser le contraire, mais il peut difficilement le faire au nom des intérêts du pays – ce que les Kosovars, pas dupes, ont fort bien compris. On peut donc s’attendre, maintenant que les masques sont tombés, à ce qu’il aille coûte que coûte au bout de sa logique avec l’appui de l’administration américaine.

La question est alors double, sans même rester suspendu à l’élection américaine de novembre. D’une part, que fait l’Europe ? Où en sommes-nous de la tentative franco-allemande de relancer le dialogue, qui a manifestement fait long feu du fait du désintérêt de ses principaux acteurs ? D’autre part, en supposant qu’un papier soit signé dans les jardins de la Maison Blanche entre Aleksandar Vucic et Hashim Thaçi d’ici octobre prochain, que se passera-t-il sur le terrain, et qui garantira qu’il n’y aura aucun embrasement quand l’administration Trump se lavera les mains de l’impossible application d’un tel texte et quand les millions de dollars ne pleuvront pas sur Mitrovica ?

Quelle que soit la décision de la Cour constitutionnelle du Kosovo, les prochains mois ne pourront être que très troublés. Il convient pour l’UE d’en avoir conscience malgré une marge de manœuvre extrêmement réduite car il en va de sa crédibilité comme projet politique. Les profonds bouleversements internationaux que le président Macron semble plutôt seul en Europe à admettre sur le plan intellectuel doivent trouver une traduction politique et stratégique dans laquelle la responsabilité de l’Europe serait engagée. Où, sinon dans les Balkans ?

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