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Au Pérou, pauvreté et exclusion interdisent aux populations indigènes d’aspirer à mieux

Sur le chemin de l’école. Vincent Gouëset/IRD, Author provided

Le thème des inégalités a connu ces dernières années un intérêt grandissant, comme en atteste le succès des ouvrages de Thomas Piketty ou d’Angus Deaton publiés en 2013.

C’est également le thème central du troisième « Rapport mondial des sciences sociales » publié en septembre 2016, un document qui adopte une approche holistique des inégalités, dépassant l’analyse unidimensionnelle des inégalités de revenu. Notre équipe de chercheurs a contribué à ces travaux, en analysant un aspect particulier du phénomène d’exclusion touchant les populations indigènes au Pérou.

Nous avons en effet examiné la manière dont les aspirations contribuent à la persistance d’inégalités entre ethnies.

Des aspirations modestes

Suite à l’adoption par l’ONU de la Déclaration des droits des peuples autochtones en 2007 et à la première Conférence mondiale sur les peuples autochtones en 2014, la communauté internationale a fait preuve d’un engagement fort quant à la garantie des droits des peuples indigènes et de leur bien-être.

En dépit de ces progrès, les données récentes montrent que les peuples indigènes sont parmi les plus défavorisés à travers le monde et en Amérique latine tout particulièrement.

Cependant, on connaît mal les mécanismes en cause dans la persistance de ces inégalités. En s’appuyant sur les enquêtes Young Lives, notre travail montre que les aspirations des enfants indigènes sont plus modestes que celles de leurs pairs non indigènes ; il s’agit là d’un des canaux de la persistance des inégalités ethniques, exacerbant l’effet du milieu socio-économique sur la réussite scolaire.

Une forte inégalité entre ethnies

Le Pérou a la plus grande proportion de population indigène d’Amérique latine, après la Bolivie, l’Équateur, le Guatemala et le Mexique. Cette pluralité de cultures et de langues est associée à de fortes différences en termes de revenus et d’opportunités économiques.

En dépit d’une baisse globale de la pauvreté, l’écart entre les populations indigènes et non indigènes demeure aussi important qu’il y a dix ans. L’accès à l’éducation est plus faible dans la population indigène, avec seulement 10,2 % d’entre eux poursuivant des études supérieures contre 25,6 % des non indigènes.

Les opportunités sur le marché du travail sont encore plus limitées, avec une surreprésentation dans le secteur agricole – et ce même dans les zones rurales – et dans les emplois non qualifiés. À eux deux, ces secteurs représentent deux tiers des emplois pour la population indigène contre seulement un tiers pour les non-indigènes.

Quels sont les canaux de persistance de ces inégalités ?

L’intériorisation de la discrimination

L’aspiration est le désir ou l’ambition d’accomplir quelque chose. Ce concept suggère qu’on doit accomplir un effort pour atteindre le but souhaité. Ainsi, il est probable que les aspirations déterminent le niveau d’effort mis en œuvre pour réussir ses études. Si les aspirations des indigènes sont modestes, il est possible qu’ils sous-investissent l’éducation.

Une première explication aux faibles aspirations des indigènes serait que les indigènes ont intériorisé les valeurs discriminatoires véhiculées par l’élite créole – ce terme renvoyant aux personnes d’origine espagnole nées en Amérique. Les catégories raciales utilisées pendant l’époque coloniale, où les Blancs dominaient les indigènes, étaient porteuses de stigmatisation et de stéréotypes.

Du point de vue de la sociologie cognitive, les stéréotypes, une fois activés, peuvent influencer la perception et le jugement sans que le sujet percevant en ait aucunement conscience. Ils peuvent affecter la prise de décision des indigènes qui adaptent ainsi leur comportement aux attentes intégrées dans les stéréotypes.

Les enfants indigènes auraient ainsi des attentes plus modestes que les autres enfants du même milieu socio-économique, car la discrimination intériorisée affecte de manière négative leur estime de soi et leur perception des opportunités s’offrant à eux sur le marché du travail, ce qui les incite à sous-investir dans leurs études. C’est ce que nous avons appelé l’hypothèse du « canal interne ».

L’adaptation à un milieu défavorisé

La seconde explication est liée au fait que les indigènes font face à un contexte socio-économique plus défavorisé. Ils vivent notamment plus souvent dans la pauvreté ou en milieu rural.

Ces « contraintes externes » sont dues en grande partie à l’époque coloniale (1514-1821) avec ses pratiques discriminatoires et ses institutions extractives développées au Pérou par les Espagnols. Ces dernières ont permis de concentrer dans les mains d’une élite restreinte pouvoir, propriété foncière et accès à l’éducation. La population indigène s’est trouvée confinée aux segments les plus pauvres de la société, avec un accès limité aux études et aux autres opportunités permettant de développer son capital humain ; cela a constitué un frein à son entrée dans le secteur moderne et à sa participation politique.

Ces contraintes externes seraient le principal déterminant de faibles aspirations, puisqu’elles restreignent l’accès à l’information et aux opportunités d’investir dans l’avenir. Il est, par exemple, plus probable que les enfants indigènes vivent dans des zones reculées où les informations sur les opportunités professionnelles et l’accès à une éducation de qualité sont limitées.

Il se peut également que leurs parents, eux-mêmes pauvres, les soutiennent moins dans leurs études et qu’ainsi les enfants n’espèrent plus atteindre un niveau d’études avancé et avoir accès à une profession prestigieuse, choses impossibles sans soutien familial. De plus, ils grandissent souvent dans des quartiers pauvres ; il est plus probable que les pairs qu’ils voient dans leur « fenêtre d’aspirations » aient un métier associé à un faible statut socio-économique.

C’est l’hypothèse du « canal externe » : un enfant indigène n’aspire pas à devenir médecin, car il sait qu’il est peu probable qu’il puisse poursuivre ses études, en partie parce que ses parents n’auront pas les moyens de les financer. Selon celle du canal interne, il n’aspire pas à devenir médecin car il pense qu’un médecin est forcément « blanc » ou qu’il n’est pas assez intelligent pour réussir des études de médecine.

Le projet Young Lives au Pérou (Young Lives, 2016).

Enseignant plutôt que médecin

Nous avons comparé les aspirations professionnelles des indigènes et des non indigènes au Pérou pour étudier la pertinence respective des hypothèses du canal interne et du canal externe dans le contexte de ce pays (tout en admettant qu’elles ne soient pas incompatibles). Nous utilisons pour ce faire les données très riches des enquêtes Young Lives : 678 enfants, ainsi que la personne s’occupant principalement d’eux, ont été interrogés à trois reprises de 2002 à 2009, à l’âge de 8, 12 et 15 ans.

Notre analyse montre qu’à l’âge de 8 et 12 ans, les enfants indigènes aspirent en moyenne à des professions associées à un plus faible statut socio-économique que les non indigènes. Par exemple, la profession la plus attirante à l’âge de 8 ans est celle d’enseignant pour les indigènes (41 %), tandis que le plus souvent les non indigènes voudraient devenir médecin (31 %).

Néanmoins, les aspirations des enfants indigènes sont très semblables à celles des non indigènes lorsqu’ils viennent du même milieu socio-économique. Ce résultat semble contredire l’hypothèse du canal interne. Se trouver en bas de la stratification socio-économique affecte de la même manière les aspirations des enfants indigènes et non indigènes. Ainsi, il apparaît que la discrimination ethnique n’est pas significative dans le développement des aspirations de nos jours. Néanmoins, sur le long terme, elle a façonné la stratification socio-économique, principal indicateur semble-t-il des aspirations professionnelles des enfants.

L’impact des aspirations sur la réussite scolaire

Nous avons également montré que des aspirations ambitieuses à l’âge de 12 ans ont un impact positif sur les progrès dans la maîtrise de l’espagnol, langue officielle dans l’éducation, pour les enfants de 12 à 15 ans.

D’après nos estimations, plus les aspirations des enfants sont modestes, plus leurs progrès linguistiques sont limités. L’échec des aspirations est donc un canal supplémentaire expliquant la persistance des inégalités entre ethnies, ce qui renforce l’effet du milieu socio-économique sur la réussite scolaire. En effet, le milieu socio-économique des enfants indigènes affecte directement leur apprentissage à l’école, comme largement démontré dans la littérature, mais il a aussi un effet indirect, car il façonne les aspirations dont dépendent leurs efforts scolaires.

Il est probable, par conséquent, que les politiques visant à atténuer les contraintes externes auxquelles la population indigène est confrontée rendent ses aspirations plus ambitieuses. Elles pourraient avoir un effet incitatif sur les efforts que les enfants font afin d’améliorer leur statut socio-économique, en plus d’un effet direct sur leur réussite scolaire. En d’autres termes, l’impact sur les aspirations pourrait avoir un effet multiplicateur sur les politiques visant à rompre le cercle vicieux de la pauvreté pour la population indigène en nivelant le terrain de jeu.

Les politiques agissant directement sur les aspirations des enfants de milieux défavorisés, dont les enfants indigènes, pourraient également contribuer à la réduction des inégalités en matière d’éducation. Une perception accrue des opportunités pourrait affecter positivement la réussite scolaire des enfants.

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