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Bonnes feuilles : « Comment consommer avec sobriété ? »

Adopter une attitude sobre demande de comprendre ses besoins et ce qui peut nous être utile.

Qu’il s’agisse du militant Cyril Dion, des chercheurs de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) ou encore du Pape François avec son encyclique Laudato Si, la sobriété est souvent mise en avant comme le comportement vertueux à adopter pour répondre au défi de la transition verte. À quoi cependant la notion renvoie-t-elle réellement ? Sa véritable définition reste bien difficile à formuler et fait l’objet de la réflexion de Valérie Guillard, transcrite dans son livre Comment consommer avec sobriété : vers une vie mieux remplie, publié aux éditions De Boeck Supérieur. Nous vous en proposons ici les bonnes feuilles.


« Sauvons la planète », c’est le titre de l’émission « La Grande Librairie » diffusée le 27 novembre 2019. Des invités passionnés et passionnants dont Pierre Rabhi et Cyril Dion évoquent la sobriété pour parler d’une façon écologique de vivre, voire d’une nécessité de le faire.

Je croise mon amie Annie le lendemain de cette diffusion. Elle me dit avoir pensé à moi en regardant l’émission, sachant que je travaillais sur ce thème. Elle s’étiquette comme étant « non sobre », mais reste très intriguée et intéressée par ce rapport au monde. Annie m’avoue toutefois être « restée sur sa faim » alors qu’une réflexion sur le sujet l’intéressait vraiment. Elle ne se sent pas capable d’expliquer, de définir simplement ce qu’est la sobriété après avoir regardé l’émission, ne parvenant de surcroît pas à dire si ses pratiques quotidiennes entrent ou non dans la sobriété.

J’écoute attentivement la manière dont elle a vécu ce moment télévisuel en me disant qu’elle a dû s’endormir… Piquée toutefois par ma curiosité, je visionne de nouveau l’émission en essayant de me mettre dans la position du néophyte et non de l’universitaire que je suis, passionnée de surcroît par le sujet et par les réflexions auxquelles il invite. Je découvre à juste titre que le mot « sobriété » n’est jamais défini, explicité, incarné dans du concret. Annie a raison… et je m’en veux presque d’avoir pensé qu’elle ait pu « roupiller » durant l’émission !

J’ai conduit tout au long de mon parcours de recherche de nombreux entretiens pour comprendre les relations à la consommation d’objets matériels. Un silence se produit lorsque je pose la question suivante au cours de l’entretien : « Pourriez-vous considérer que vous êtes dans une démarche de sobriété ? » Pour les plus polis et/ou les moins timides, j’entends : « Je ne comprends pas votre question, que voulez-vous dire par sobriété ? », pensant que je les interroge sur leur rapport à l’alcool.

Le livre ne se veut pas idéologique et pas moins un guide pratique. Il a pour objectif d’expliquer, en puisant dans un ensemble d’études, comment la sobriété peut se traduire concrètement dans la consommation quotidienne ou ce qui peut l’empêcher. L’unité d’analyse de ce livre est donc le consommateur. Je m’adresse et m’intéresse à nous tous, ouvriers, cadres, retraités, chômeurs, ruraux, citadins, caissières, enseignants, ingénieurs, étudiants, routiers, artisans, conducteurs de train, maires, militaires, nous qui ne souhaitons pas vivre dans les marges et pour autant qui pourrions envisager de revoir notre façon de consommer vers davantage de sobriété dans notre quotidien.

Qu’est-ce que la sobriété ?

Quels mots vous viennent spontanément à l’esprit si je vous dis « sobriété » ? 460 personnes se sont prêtées à l’exercice dans le cadre d’une enquête conduite par mes étudiants du master Marketing et Stratégie de l’université Paris Dauphine-PSL de janvier à mars 2021. La figure suivante rend compte des 1680 mots évoqués.

Fourni par l'auteur

Comme ces 460 personnes, il est très probable que vous associez spontanément la sobriété à l’alcool, et peut-être à l’idée de simplicité. Ces mots forment ce que l’on appelle le noyau dur des représentations sociales. Ce sont des pensées stables que les membres d’une société partagent à propos d’un mot. Elles sont stables dans le sens où si je vous pose à nouveau la question d’ici quelques semaines, il y a de fortes chances que vos réponses soient les mêmes.

Le mot « sobriété » souffre d’un problème sémantique lorsqu’il est mobilisé dans l’espace public pour d’autres sujets que l’alcool. La sobriété est ainsi un objet de discours pour faire passer l’idée de modération.

Les termes plus périphériques à la sobriété, ceux auxquels on pense moins fréquemment et/ou moins spontanément, sont associés à l’idée d’être raisonnable et d’être discret. Dans cette acception, la sobriété est assimilée à une exigence morale. C’est la volonté d’aller à l’encontre de ses désirs naturels jugés mauvais. C’est la volonté d’être et de se sentir aligné avec soi-même (et donc en cohérence avec ses valeurs).

La sobriété est également liée à la neutralité. Lorsqu’elle est associée à une couleur, c’est plutôt au beige, au blanc ou encore au noir. En somme, elle ne semble pas être chaleureuse dans les représentations, ce qui ne l’empêche pas d’être associée à l’élégance.

Enfin, la sobriété n’est pas spontanément associée à la consommation. Uniquement 5 % des personnes interrogées évoquent ce mot. Elle est synonyme parfois de décroissance, de minimalisme desquels elle se distingue pourtant « conceptuellement ».

Au terme de ce panorama non exhaustif de termes qui entretiennent un lien de familiarité avec la sobriété, je propose de la définir par ses caractéristiques. La sobriété est une façon d’être en relation au monde qui nous entoure. Elle se matérialise par l’engagement dans une démarche (c’est-à-dire une manière de penser) qui :

  • est volontaire ;

  • consiste à repenser, voire à transformer la consommation de ressources en faisant des choix cohérents quant à la qualité (mieux) et la quantité ajustées aux besoins ;

  • fait de la consommation – et du plaisir qu’elle génère – un moyen et non une fin ;

  • est initiée dans l’objectif de ne plus nuire à l’environnement naturel et social afin de mieux vivre.

Fourni par l'auteur

Un besoin répond à une nécessité, autrement dit à quelque chose qui, s’il n’est pas satisfait, conduit à perdre de l’énergie vitale. Par exemple, je peux avoir besoin de me promener dans la nature au moins une fois par semaine (ou pratiquer le yoga, écouter de la musique, etc.), sans quoi mon énergie vitale s’amenuise. Ce qui procure le plus cette énergie vitale, c’est l’essentiel de chacun, ce qui le constitue.

Est considéré comme utile « quelque chose » qui satisfait un besoin. Une nouvelle paire de chaussures s’avère inutile à partir du moment où elle blesse les pieds.

Qui est sobre ?

Pour pouvoir répondre, encore faut-il pouvoir « objectiver » la tendance à être sobre. En effet, comment pouvoir dire d’une personne qu’elle est sobre dans sa consommation ? Qu’elle est plus ou moins sobre qu’une autre ? Ces questions posent en filigrane celle de la mesure.

Mesurer la sobriété permettra notamment de dresser, dans un second temps, un portrait des personnes qui entretiennent ou non un rapport sobre à la consommation.

La mesure de la sobriété la plus pertinente est sans doute l’impact carbone de notre consommation. Le Dictionnaire de l’environnement la définit comme la mesure du volume de dioxyde de carbone (CO2) émis par combustion d’énergies fossiles par les entreprises et par les êtres vivants. Elle permet ainsi d’évaluer la pression environnementale exercée par une population en fonction de son niveau de vie.

Bien entendu, une telle mesure est loin d’être idéale. Travailler sur une mesure de la sobriété implique de surcroît des indicateurs pour lesquels le consommateur n’a pas toujours l’information. Savez-vous combien de litres d’eau vous consommez par jour ? Le nombre de kilowattheures ? La température de votre logement en hiver ? Le nombre d’objets inutiles que vous accumulez ? Il est donc utile de penser à d’autres façons de mesurer la sobriété, sans doute bien moins précises que les émissions de CO2, mais plus accessibles pour le citoyen.

Pour développer une mesure de la sobriété, je l’ai définie de la façon suivante : la sobriété est la tendance du consommateur à avoir des pratiques qui limitent leur impact négatif sur l’environnement (pratiques sobres) et à ne pas avoir de pratiques qui nuisent à l’environnement (pratiques non sobres).

Un questionnaire a été administré en ligne à 300 répondants. Il leur était demandé la part (de 0 % à 100 %) que représente un ensemble de 19 pratiques quotidiennes puisées dans des entretiens conduits lors de différents projets de recherche. Utiliser le système décimal semble permettre de bénéficier d’une représentation privilégiée. Nous avons l’habitude de penser de 1 à 9, de 10 à 19, etc. Plusieurs dimensions de la consommation ont été prises en compte : alimentaire, mobilité, consommation matérielle, numérique. Par exemple, « quelle est la part de vos achats de produits surgelés par rapport à l’ensemble de vos achats alimentaires ? »

Cette mesure de la sobriété par les pratiques est bien loin d’être parfaite, même si les résultats qu’elle permet d’obtenir font écho avec des études sur le rapport à l’écologie.

En moyenne, 2 personnes sur 10 sont sobres. Les personnes les plus sobres sont plus âgées, habitent plutôt en ville, mangent peu de viande et n’ont pas beaucoup de plaisir à acheter des choses. Les personnes les moins sobres sont plutôt jeunes, moins bien dotées en capital (culturel notamment), habitent davantage à la campagne et aiment acheter des choses. Ces portraits nécessairement réducteurs dépendent des pratiques mesurées. La mesure ne montre en revanche pas de différences significatives entre les hommes et les femmes, quand bien même ces dernières semblent plus sensibles à l’écologie.

Comme toute étude qui vise à comprendre le comportement du consommateur, la sobriété peut être mesurée dans son « esprit », autrement dit via l’attitude des personnes à l’égard de cette démarche, mais aussi par les pratiques. La première saisit le VOULOIR. La seconde capture le FAIRE.

Fourni par l'auteur

Le groupe 1 capture les 10,4 % de l’échantillon qui veulent être sobres et qui le sont. Le groupe 2, composé surtout de personnes âgées, sont sobres sans le vouloir. Elles consomment assez peu de par leurs besoins et leur cycle de vie. Comme elles sont retraitées, leur consommation de meubles et de décoration, voire de vêtements, s’amenuise. Le groupe 3 capture les personnes qui ont une attitude positive à l’égard de la sobriété, mais qui peinent à en avoir les pratiques. L’idée les séduit, mais la mettre en pratique est plus compliqué, parfois par manque de dispositifs (par exemple, l’absence de magasins de vrac à proximité). Enfin, 44 % de l’échantillon ne souhaitent pas être sobres et ne le sont pas.

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