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Chine : tri sélectif, lutte contre le Covid-19 et surveillance des citoyens

Cette photo prise le 23 avril 2020 montre un conducteur qui scanne un code QR avant d'entrer dans un quartier de la ville de Suifenhe, dans le nord-est de la Chine. STR / AFP

C’est à l’occasion de l’ouverture de la session annuelle de l’Assemblée nationale populaire, le 22 mai, après deux mois de retard, que les dirigeants du Parti communiste chinois félicitent leurs compatriotes pour le « succès stratégique majeur » obtenu dans la lutte contre le coronavirus. Cet événement est l’occasion de mettre en avant la supériorité du modèle chinois, à un moment où de nombreux pays européens peinent à se remettre en marche.

Mais comment expliquer cette capacité de réponse ? Comment la Chine a-t-elle imposé un confinement strict à sa population ? Au premier abord, il peut paraître logique de faire prévaloir l’approche autoritaire du régime pour expliquer la gestion de la crise : manipulation, propagande, répression, surveillance et centralisation du pouvoir. Cependant, d’autres stratégies, de nature plus participative, sont également utilisées. Ces mécanismes, plus discrets, sont mis en place par le régime autoritaire à l’échelon local pour façonner le comportement des citadins et entretenir la légitimité du parti.

La façon dont le tri des déchets a été instauré dans l’une des plus grandes villes de Chine éclaire ces mécanismes. Depuis le 1er juillet 2019, un nouveau système de recyclage oblige les habitants de Shanghai à effectuer un tri sélectif de leurs déchets sous peine de se voir infliger des amendes et de perdre des points de crédit social. Ce programme, instauré de façon pilote via l’aide d’organisations citoyennes communément connues sous l’abréviation ONG depuis le début des années 2010, rassemble plusieurs des caractéristiques instaurées par le régime à l’échelle urbaine pour contrôler la vie quotidienne des habitants des villes. Ces mécanismes de gouvernance locale se fondent dans la vie quotidienne des citadins : construction communautaire, technologie de surveillance et responsabilisation de l’individu.

Une gouvernance au plus près des citoyens

Première de la classe en matière de traitement des déchets ménagers en Chine, la municipalité de Shanghai contraint, depuis 2011, ses différents districts à réduire de 5 % par an la production de déchets ménagers. En raison d’une population dépassant les 25 millions d’habitants et d’habitudes de consommation de plus en plus consuméristes (surtout avec le développement fulgurant de la vente en ligne), la mégapole cherche à élaborer des mesures efficaces pour réduire ses tonnes d’ordures journalières. Ses efforts lui valent d’être reconnue comme leader en matière de traitement de déchets ménagers dans le pays. En 2018, le président Xi Jinping est venu en personne encourager les gouvernants locaux de Shanghai à développer davantage le recyclage. Selon Xi, le tri des déchets doit devenir la « nouvelle mode ».

Mais, pour cela, il est nécessaire d’impliquer le citoyen. Or il est très difficile de changer le comportement des habitants, habitués à disposer de leurs déchets dans un contenant commun, selon Madame Hua (nom fictif), leader d’une ONG environnementale tournée vers l’objectif « zéro déchet ». Depuis le début des années 2010, son organisation développe des programmes de recyclage dans des zones résidentielles à Shanghai. L’ONG de Madame Hua, comme beaucoup d’autres, a été cooptée/sélectionnée par le gouvernement local et joue un rôle clé dans l’implémentation des nouvelles directives via des stratégies de participation bottom-up. Ces stratégies, à l’apparence démocratique, agissent sur le comportement des citoyens via un éventail d’instruments fondé sur un modèle « collaboratif ». C’est ainsi que les ONG, en collaboration avec les comités de quartiers, les représentants locaux et les volontaires, modifient les relations gouvernants-gouvernés et œuvrent à façonner des citadins responsables sous la rhétorique d’un progrès « vert ».

L’un de ces projets est la « carte de la fortune verte » lancée en 2016 par les autorités environnementales de Shanghai. L’idée du programme est simple. Pour encourager le tri des déchets, les citoyens sont incités à scanner les QR code (petits codes-barres) d’une « carte verte ». Chaque fois qu’ils recyclent, ils accumulent des points. Ces points sont ensuite échangés contre des récompenses.

Pour assurer la bonne mise en œuvre du programme, les ONG s’organisent avec les communautés de quartier, shequ en Chinois, les yeux et les oreilles du parti à l’échelle locale. Rappelant les comités de résidents de l’ère maoïste, qui surveillaient étroitement les habitants qui ne relevaient pas d’une unité de travail, le shequ connaît un nouvel essor. Passerelles entre le gouvernement central et la société, ces comités agissent en tant que service public de proximité et veillent à ce que les directives des hautes instances du parti soient appliquées. Ce sont eux qui se chargent de maintenir l’ordre, de régler les disputes, d’accrocher des affiches de propagande ou de mener des campagnes politiques (comme le recyclage ou l’application d’un confinement strict).

Le rôle des shequ est facilité par un tissu urbain qui tend à s’organiser autour de quartiers fermés ou semi-fermés (de murs ou de grillages), où seuls les résidents, leurs invités et les services publics sont autorisés. Ces espaces ouvrent des possibilités de contrôle inestimables, car les habitudes des habitants, ainsi que leurs moindres déplacements, peuvent être suivis de près. C’est précisément ce système de construction communautaire qui a facilité l’implémentation d’un confinement strict.

Développé sous la couverture d’un discours axé sur la gouvernance « collaborative », ce système cache un redéploiement du contrôle urbain et une extension des bras du parti à un niveau micro. Ainsi, comme la crise du Covid-19 l’a bien démontré, le pouvoir du parti ne repose pas exclusivement sur des mécanismes répressifs et autoritaires, mais surtout sur sa pénétration croissante à l’échelon local. Cette force « invisible », qui se mélange à la vie quotidienne des urbains chinois, est devenue un atout. Loin de l’image de l’exceptionnalisme du modèle chinois, ce sont des mécanismes participatifs couramment utilisés dans des systèmes démocratiques et remis au jour par le parti qui permettent au parti-État unique de répondre aux difficultés que présuppose la gestion d’un environnement urbain complexe.

Technologie de surveillance

Comme indiqué plus haut, les Shanghaiens sont invités à scanner le QR code de leur carte « verte » pour accumuler des points quand ils trient leurs déchets ménagers. Instauré de façon « test » il y a plusieurs années, le système est devenu obligatoire en 2019. L’usage des QR codes est également ajusté. Certaines résidences mettent en place des poubelles qui ne s’ouvrent qu’après le scannage du code-barres pour évaluer le taux de participation des résidents. Une communauté à Pékin est allée plus loin en mettant en place un système de reconnaissance faciale.

Ces codes-barres, de plus en plus communs dans la vie des citadins, que ce soit à la caisse de grandes chaînes de supermarchés ou de vendeurs de fruits dans la rue, émergent comme des outils de surveillance efficaces pour contrôler les moindres pas et gestes des citoyens. Ce système a été largement utilisé pour confirmer la santé des habitants pendant la crise. Suivant la logique du programme de recyclage, les citadins se voient attribuer une couleur – vert, jaune ou rouge – en fonction de plusieurs critères qui restent à ce jour assez flous (symptômes, déplacements, possibilité de contact avec des personnes infectées, etc.). D’un seul coup d’œil, chaque personne, en fonction du résultat, peut se déplacer librement ou non.

Ces technologies rapides et efficaces visent à réprimer toute forme d’incivisme et à imposer un confinement strict. Reste à savoir comment, une fois la crise passée, le régime va adapter cette capacité à suivre l’empreinte numérique de ses citoyens. Les dirigeants chinois, pourraient profiter de l’occasion pour continuer à suivre en temps réel les déplacements des citoyens, comme ils le font déjà à travers le suivi du recyclage via les QR codes.

Créer des citoyens responsables et exemplaires

La « carte de la fortune verte » évoquée plus haut vise aussi à créer des citadins modèles. Le pouvoir central, malgré un discours toujours plus « vert », tend à se déresponsabiliser de l’application de mesures « vertes » et à responsabiliser davantage les gouvernements locaux et l’action individuelle. Ainsi, en cas de crise, il est facile de reprocher leur inefficacité aux leaders locaux, comme Xi Jinping l’a fait en destituant plusieurs dirigeants à Hubei, province où l’épidémie de Covid-19 a éclaté. Derrière une rhétorique promouvant la « civilisation écologique », cette stratégie est aussi utilisée pour culpabiliser les citoyens pour leur manque de participation et de civisme. Cette stratégie se manifeste dans la propagande de la RPC, stratégiquement parsemée dans le paysage proche via les communautés de quartier.

Mais l’attention particulière portée à la réduction des déchets n’est pas anodine. Plusieurs manifestations ont éclaté contre la construction d’incinérateurs un peu partout dans le pays ces dernières années.

Conscients des conséquences néfastes de la pollution de l’air, les habitants des villes deviennent réfractaires à ces installations. Néanmoins, ce n’est pas pour autant qu’ils réduisent leur consommation. Le recyclage devient donc une question essentielle. Le développement de programmes à caractère participatif encourage les citoyens à se responsabiliser à la réduction et à la gestion des déchets… mais aussi à être pointés du doigt en cas de non-civisme.

Déconstruire le narratif autoritaire

Pour mieux déconstruire la propagande de Pékin sur la supériorité du modèle chinois par rapport aux sociétés démocratiques, il est important de comprendre comment le régime autoritaire s’adapte à l’échelle locale. Le virus est venu renforcer cette réalité. La propagande chinoise n’a pas hésité à se moquer de la réponse américaine et européenne à la crise. Ces discours, comme le démontre Chenchen Zhang, visent avant tout à éliminer toute critique adressée au Parti.

Ces efforts démontrent aussi la nécessité, pour le parti, de veiller à entretenir sa légitimité aux yeux d’une population attentive. L’agentivité des citoyens chinois, comme l’a démontré leur colère à la suite de la mort de Li Wenliang, le médecin qui avait lancé l’alerte sur l’épidémie, ne doit pas être sous-estimée. Le leadership de Xi Jinping ne repose pas uniquement sur des mécanismes durs et coercitifs (comme il tend à le faire croire), mais aussi sur sa capacité à adapter à sa sauce des outils qu’emploient également les systèmes démocratiques. L’analyse de ces processus permet de remettre en question l’exceptionnalisme que revendique le Parti communiste chinois.

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