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L'équipe d'Ornikar qui entoure les deux fondateurs historiques, Benjamin Gaignault et Alexandre Chartier. D.R., Author provided

Comment le discours de la startup Ornikar lui a fait frôler la sortie de route

Le 18 novembre 2013, les fondateurs d’Ornikar s’apprêtent à présenter leur business model devant Jacques-Antoine Granjon (Vente-privée), Xavier Niel (Free), et Marc Simoncini (Meetic), les trois célèbres entrepreneurs du web. Ils ont une minute pour convaincre les organisateurs du concours des 101 Projets, et décrocher la précieuse levée de fonds de 25 000 euros sous forme de dette convertible. Alexandre Chartier prend une profonde inspiration, et commence son pitch

Ornikar : un démarrage sur les chapeaux de roues

Ornikar envisage de devenir la première auto-école en ligne en s’appuyant sur un principe simple : les candidats libres au permis de conduire pourront planifier leurs heures de conduite auprès de formateurs indépendants et diplômés, via une plate-forme dédiée, pour environ 50 % du prix marché. En contrepartie, la startup prélèvera une commission sur chaque transaction.

Le concept séduit d’emblée les membres du jury : ils interrompent l’entrepreneur dix secondes avant la fin de sa prestation. Sans se concerter, ils ont décidé de miser sur la future startup !

Tous les ingrédients de la réussite semblent réunis : le marché du permis de conduire (« l’examen le plus passé de France ») est important et le business model permet, par sa scalabilité, d’accroître la valeur en diminuant les coûts. Présentée comme un modèle de startup digitale à la française, la jeune pousse fait l’objet d’une forte médiatisation. Pourtant, la situation va manquer de déraper…

Une sortie de route évitée de justesse

Cinq mois plus tard, Ornikar reçoit une assignation en justice de la part des six principales organisations professionnelles de l’industrie des écoles de conduite. Elles déposent plainte au titre de l’article L 213-1 du code de la route pour exercice illégal d’une profession réglementée, et réclament l’interdiction des activités d’Ornikar ainsi que la fermeture de ses sites Internet et réseaux sociaux.

Ornikar gagnera son procès en plaidant l’absence d’activité mais sera contraint de retirer l’affichage du prix sur son site Internet.

Le greffe du tribunal de commerce de Paris. Shutterstock

Conjointement à cette procédure, des actions de lobbying sont menées pour empêcher la startup d’obtenir l’agrément l’autorisant à exercer. Malgré le respect des conditions nécessaires à son obtention, Ornikar se voit ainsi refuser l’agrément à plusieurs reprises, sur avis d’une commission composée de représentants des syndicats. Dans le même temps, plusieurs concurrents vont obtenir leur agrément en s’établissant sur le modèle de l’auto-école en ligne : Autoécole.net et PermiGo privilégient un modèle hybride combinant digital et physique, et LePermisLibre et En Voiture Simone ! se positionnent directement comme pure players.

Dépasser les concurrents sans les heurter

Ce n’est qu’en septembre 2016, au terme de deux années et demie de tensions, que la startup parviendra à obtenir son agrément. Cette « victoire » se fera au prix d’adaptations successives du concept, en intégrant au fil du temps les nouvelles données de l’environnement. Engagés dans une joute médiatique inédite avec les organisations professionnelles, les entrepreneurs auront été de tous les plateaux TV pour défendre leur approche du métier, et présenter les différentes évolutions de leur concept.

Les fondateurs d’Ornikar revoient en effet leur position : ils agissent moins frontalement vis-à-vis des acteurs établis, privilégiant désormais le rôle de partenaire à celui de concurrent direct.

Ce travail s’avérera payant, en permettant à la startup de déployer son activité et de devenir, dès 2017, un acteur clé du secteur, avec plus de 100 000 utilisateurs. L’entreprise, considérée comme le leader français des écoles de conduite en ligne, entreprend aujourd’hui sa diversification grâce à une récente levée de fonds de 10 millions d’euros.

Les perspectives de développement d’Ornikar, BFM Business, 2018.

Une aventure riche en enseignements

L’histoire de la création d’Ornikar permet de tirer trois principaux enseignements relatifs au discours des entrepreneurs.

Tout d’abord, le parcours d’Ornikar témoigne du pouvoir et de l’ambivalence du discours produit par les entrepreneurs. Un même argumentaire est susceptible de créer l’adhésion comme l’hostilité dans leurs formes les plus extrêmes. Ces réactions ont une influence considérable sur les conditions d’émergence du business model, puisqu’elles sont de nature à, simultanément, constituer les ressources internes du projet et ériger d’importantes barrières à l’entrée. De ce point de vue, les entrepreneurs doivent être sensibles aux effets performatifs de leurs discours.

Ensuite, l’expérience d’Ornikar montre que la médiatisation du discours, bien qu’impliquant certains risques, accélère le processus d’apprentissage des entrepreneurs. Nous observons que la diffusion du discours renforce son exposition auprès d’une diversité de parties prenantes, provoquant des réactions difficiles à anticiper. Ces nouvelles informations produites par l’environnement vont pouvoir être intégrées au projet pour en optimiser le positionnement. Les entrepreneurs doivent donc constamment s’interroger sur l’adresse de leurs discours, à la fois dans une perspective de protection du projet et de production d’informations.

Enfin, le cas d’Ornikar, qui peut être considéré comme un nouveau processus d’uberisation, met l'accent sur les questions éthiques en lien avec le discours des entrepreneurs. En effet, la version initiale du discours des fondateurs ne tenait pas compte de certains intérêts légitimes des opérateurs historiques. S’il apparaît nécessaire de moderniser le fonctionnement des écoles de conduite en faveur d’un meilleur service pour les clients, dont certains peuvent être en situation précaire, les entrepreneurs ne peuvent s’abstraire des conséquences socio-économiques de leur projet. Ils doivent ainsi développer leur sensibilité aux externalités négatives de leurs innovations, afin de tenter d’y apporter une réponse acceptable.

Au-delà du contexte qu’il contribue à façonner, le discours des entrepreneurs constitue la matière première de tout projet en phase émergente. Il est le véhicule qui servira à conquérir d’autres ressources. La communication, de son côté, trace très tôt la piste, parfois tortueuse, sur laquelle les entrepreneurs doivent manœuvrer pour faire exister leur projet. S’il est désormais reconnu qu’il s’agit d’une activité stratégique, l’épopée d’Ornikar nous apprend qu’elle reste un exercice délicat. Car la médiatisation du discours joue le rôle d’un puissant catalyseur, décuplant non seulement ses effets positifs, mais aussi ses effets les plus destructeurs.


Pour en savoir plus : Maucuer R., Ronteau S., Lesage X., (2018) « Émergence d’un business model innovant dans une start-up. Le rôle structurant des narrations. » Finance Contrôle Stratégie, numéro spécial n°1, p.1-24.

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