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Nous assistons actuellement à un choc d'offre dû à un facteur exogène et non à une crise de la demande. Mikael Kristenson / Unsplash

« Comment payer la guerre » : la leçon d’économie oubliée de Keynes

La brochure de l’économiste John Maynard Keynes How to Pay for the War : A Radical Plan for the Chancellor of the Exchequer a été publiée début mai 1940, quelques jours avant l’offensive allemande, la débâcle et les destructions du blitz. Le titre est trompeur car s’il traite du financement de la guerre, il s’interroge d’abord sur les moyens de traiter un déséquilibre durable entre la production et la demande de consommation.

Cette problématique n’est pas nouvelle chez le célèbre économiste puisqu’elle se retrouve dans La théorie générale publiée quatre ans plus tôt. Pourtant la situation analysée par le Keynes de 1940 (K40) s’appuie sur une réalité qui est à l’exact opposé de celle qui prévalait en 1936 (K36).

L’« économie de guerre » est le négatif de l’« économie de paix » :

« Nous nous étions tellement habitués au problème du chômage et à l’excès de moyens, qu’il faut quelque souplesse d’esprit pour adapter notre comportement au problème de plein emploi et de capacités désormais insuffisantes pour satisfaire la demande. »

Si K36 traite des « écarts déflationnistes » entre l’offre et la demande, K40 s’attaque aux « écarts inflationnistes ».

Un choc d’offre négatif

Dans le contexte actuel, fort de la référence aux crises de 1929 et de 2008, c’est plutôt l’idée d’un « moment keynésien » K36 qui prévaut. Les arguments ne sont pas infondés : faillite d’entreprises et montée du chômage, perte de revenus donc de pouvoir d’achat et finalement contraction de la demande.

Mais cette analyse prend la crise économique par le mauvais bon bout. Ce n’est pas une crise de la demande qui contracte l’offre et l’emploi, mais la crise de l’offre qui confine, plus qu’elle ne contracte, la demande. Si en 1929 et en 2008 le chômage était la conséquence directe de la crise financière, la dépression actuelle est d’abord une crise sanitaire « exogène », qui ne doit rien ou pas grand-chose au dysfonctionnement d’une économie de marché, capitaliste, mondialisée et hyper-financiarisée.

Ouvrage de John Maynard Keynes Comment payer la guerre. Un programme radical pour le chancelier de l’échiquier.

Pour autant, sommes-nous aujourd’hui dans une « économie de guerre » de type K40 ? Les analogies sont nombreuses. Les travailleurs ne sont certes pas mobilisés pour combattre un ennemi visible, mais pour résister à la contamination d’un virus sournois.

Chez K40, la production nationale d’une « économie de guerre » et les revenus distribués augmentent grâce aux heures supplémentaires, à la participation des femmes, des jeunes voire des plus âgés. Toutefois, nous prévient-il : « Si nous travaillons plus dur, nous pouvons mieux combattre. Mais nous ne devons jamais consommer davantage. »

Aujourd’hui, même si la production de certains biens, des masques ou des respirateurs, doit augmenter, l’effet sur la production globale est beaucoup plus faible qu’en cas de guerre. Le confinement conduit à une chute de la production (le produit intérieur brut ou PIB) qui ne se retranche pas du pouvoir d’achat puisqu’en France, comme dans la plupart des pays industriels, les pertes de revenus sont, au moins partiellement, compensées par l’État.

Au final, même si les chemins diffèrent, le point d’aboutissement est le même : un excès de demande de biens de consommation par rapport à la production disponible.

Un risque d’inflation à ne pas négliger

Aujourd’hui, par chance, pourrait-on dire cyniquement, le confinement qui déprime la production, rationne en même temps la demande. L’ajustement se réalise donc sans tickets de rationnement et sans inflation sans échapper toutefois à quelques frictions (farine, masques…). Cette partie inhabituelle du revenu confiné n’est qu’une épargne « forcée » imposée par les circonstances. Elle n’est pas désirée pour elle-même et si elle pouvait se libérer elle ne ferait qu’accroître l’excès de demande.

Dans une telle situation d’excédent potentiel de la demande sur l’offre, c’est l’inflation qui est attendue. C’est d’ailleurs ce que redoutait K40. C’est ce qu’il voulait justement éviter pour des raisons à la fois économiques et sociales car l’inflation « taxe » les plus pauvres et équivaut à un transfert vers les plus riches. On pourrait même ajouter que la politique monétaire extraordinairement expansionniste des banques centrales prédispose à cette inflation.

Mais les économistes, comme tout un chacun, ont toujours tendance à penser que ce qui est vrai depuis, disons, un quart ou un demi-siècle, le restera longtemps encore et inévitablement, ils se trompent. Il n’en fut jamais ainsi.

Ne disaient-ils pas encore au seuil des années 1970 qu’il n’y aurait plus jamais de crises économiques puisqu’on savait maintenant comment les éviter ? Ainsi, l’inflation relèverait aujourd’hui de l’économie archéologique car elle n’est plus un phénomène monétaire si tant est qu’elle le fût un jour. De fait, la crise de 2008 a bien vu quadrupler la masse monétaire sans susciter le moindre début de commencement d’inflation.

N’oublions pas néanmoins que le virus inflationniste des années 1960 et 1970 (près de 14 % en France au début des années 1980) a été vaincu par une potion sévèrement amère administrée par la Fed (la banque centrale américaine) et son président Paul Volcker. En 1981, les États-Unis affichaient ainsi un taux d’intérêt réel frisant les 9 % !

Et puis, si les biens de consommation ont bien été préservés de l’inflation, il n’en fut pas de même des actifs, mobiliers ou immobiliers dont les prix se sont envolés. Les plus riches se sont enrichis quand les crises qui succédaient à l’éclatement des bulles spéculatives appauvrissaient les plus pauvres.

Mais la controverse sur la responsabilité de la monnaie sur les prix n’est pas le sujet car l’inflation que nous pouvons redouter aujourd’hui aurait des causes bien réelles : la pénurie d’une offre qui tarderait à couvrir la demande.

Reste à savoir si, le processus inflationniste une fois enclenché, l’augmentation massive de la masse monétaire n’amplifierait pas le phénomène comme ce fut le cas dans les années 1970. N’écartons donc pas le risque inflationniste avec la même arrogance qui nous a fait trop longtemps considérer le Covid-19 comme une simple grippette.

Un redémarrage trop rapide de la demande

Chez K40, « en temps de guerre la taille du gâteau reste la même ». Rétrécir l’écart inflationniste ne peut donc se faire que par la réduction de la demande. Aujourd’hui, la situation est différente : la taille du gâteau a été réduite par le confinement, mais celui-ci passé, la production deviendra plus élastique et l’ajustement pourra alors se partager entre l’accroissement de l’offre et la réduction de la demande.

Ainsi, ne trouve-t-on pas dans le catalogue de K40 des mesures analogues à celles mises en place aujourd’hui et qui visent à préserver les capacités de production en limitant les licenciements et les faillites.

Le ministre de l’Économie et des Finances Bruno Le Maire prend la parole lors d’une réunion sur l’impact économique de la pandémie de Covid-19, le 9 mars 2020. Eric Piermont/AFP

La justification économique des mesures adoptées ces dernières semaines s’accorde à une contrainte sociale : accepter la baisse du revenu des travailleurs confinés aurait des conséquences désastreuses pour les plus fragiles. Mais tout aussi nécessaires soient-elles, ces « indemnisations » élargissent immédiatement l’écart inflationniste quitte à faciliter ultérieurement sa réduction en accélérant la reprise de la production.

Personne ne peut prévoir l’attitude des consommateurs. Il est possible que les incertitudes sur le futur et la peur du déconfinement inhibent la demande, voire que l’écart inflationniste se mute en écart déflationniste. C’est bien ce que redoutent ceux qui préfèrent se référer à K36 qu’à K40. Mais ce n’est pas le scénario le plus probable.

La fin des privations conduit plutôt à un rattrapage et à une « compensation ». Ce serait d’ailleurs une très bonne chose si la production était en mesure d’y répondre. On peut craindre que ce ne soit pas le cas et que la production redémarre moins vite que la demande.

Une des conséquences de la généralisation des flux tendus est que les stocks « normaux » risquent d’être bien trop limités pour combler l’écart inflationniste. Certes, la chute de la demande au temps du confinement a généré un stockage forcé, mais il n’est pas acquis qu’il suffise à combler l’écart. Les importations seraient un recours possible si la crise et les pénuries n’étaient pas mondiales.

Le paiement différé, un système vertueux

Comment affronter le déséquilibre offre-demande ? K40 refuse la solution inflationniste inefficace et socialement injuste : « si on laisse les prix s’élever, cela signifie simplement que les revenus des consommateurs passent dans les mains de la classe capitaliste ». Celle-ci étant la seule à pouvoir prêter à l’État, les capitalistes « seraient les seuls à être les principaux propriétaires de la dette nationale accrue ; c’est-à-dire le droit de dépenser l’argent après la guerre ».

Au passage, K40 critique les syndicats qui revendiquent une hausse des salaires car, accélérant l’inflation, elle défavoriserait les salariés. K40 rejette également un rationnement général qui exposerait au gaspillage, aux files d’attente et au marché noir. Par ailleurs, il viole le libre-choix des individus :

« La suppression du choix du consommateur au profit d’un rationnement universel est le produit typique de cette agression, parfois nommée bolchevisme, menée contre ce qui différencie un homme d’un autre et par quoi la vie est enrichie. »

Pour K40 il convient alors de « retirer du circuit de la consommation une certaine part des gains accrus ». Certes les impôts doivent augmenter car ils ont la triple vertu de réduire le déficit public, de contenir la demande et, par des taux différenciés, de réduire les inégalités. Mais, pour K40, cette politique ne saurait suffire et on peut douter plus encore qu’elle suffirait dans le monde surendetté d’aujourd’hui.

Si pour K40 les riches doivent être plus lourdement taxés, ce prélèvement ne pourra à lui seul combler ni les besoins de financement de l’État, ni l’écart inflationniste puisque les riches sont peu nombreux et consomment moins.

La solution qu’il préconise, le « paiement différé », ressemble fort à un impôt mais avec la différence que, prélevé sur les revenus, il serait remboursable après la guerre. Les plus pauvres en seraient exonérés et bénéficieraient même d’un système d’« allocations familiales » plus généreux que celui alors en vigueur.

Pour Keynes, qui se fait sans doute quelques illusions sur la dureté et la longueur de la guerre, les plus pauvres pourraient alors consommer davantage pendant la guerre qu’avant…

Le « paiement différé » qui reporte le pouvoir d’achat sur l’après-guerre contribuerait non seulement au rééquilibrage entre l’offre et la demande mais il aurait deux autres vertus.

D’une part, les « paiements différés » virés sur un compte bloqué resteraient la propriété de leurs détenteurs et, d’autre part, le déblocage prévu après la guerre, permettrait de solvabiliser la demande supplémentaire nécessaire pour reconvertir la production de guerre en production civile. Encore faut-il que l’on puisse honorer ces paiements différés qui auront, entre-temps, servi à « payer » la guerre.

Trois enseignements pour 2020

K40 propose une solution dont il ne revendique pas la paternité :

« La proposition d’associer le paiement différé à un prélèvement sur le capital après la guerre a été faite pour la première fois par le professeur Friedrich Hayek dans un article du Spectator le 24 novembre 1939. »

Ceux qui connaissent l’opposition entre les deux hommes (en réalité pas si vive que cela de leur vivant) se régaleront de cette référence et remarqueront que l’ultralibéralisme de Hayek s’accommodait bien, en ces circonstances, d’un impôt sur le capital…

Que peut-on retenir aujourd’hui de K40 ? Trois éléments :

  • Ne nous trompons pas de relance. Le traitement d’un excès de demande a toutes les chances de se poser avant celui de son insuffisance. L’intervention de l’État doit donc bien cibler la reprise de l’offre avant celle de la demande. Si l’inflation n’est pas inéluctable, il convient d’en réévaluer les risques.

  • Les « paiements différés » sont un principe pertinent et flexible, adapté à une situation de forte incertitude. Ils pourraient prendre la forme d’un impôt remboursable ou d’indemnisations décalées dans le temps en fonction de leur montant. Prélevés si la demande post-confinement apparaissait excessive par rapport aux capacités de production, ils seraient débloqués ensuite pour éviter une rechute.

  • Si K40 a déploré les critiques syndicales, des mesures sociales accompagnent ses préconisations. Il avait bien compris qu’une crise sociale risquait bien de s’ajouter à la guerre et à la crise économique.

Inévitablement la baisse de la production provoquée par le confinement devra s’accompagner au moins transitoirement d’une baisse de la consommation par rapport à la situation pré-Covid-19. Encore faut-il que, non seulement celle-ci soit répartie équitablement, mais qu’elle épargne aussi tous ceux qui ne seraient pas en mesure de la supporter. La pire politique serait celle qui aggraverait encore les choses en relançant une demande avant que la production ne permette de la satisfaire.

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