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Comment penser un accompagnement « durable » sur les inégalités de genre ?

Bien coacher implique de considérer les personnes accompagnées dans toutes leurs dimensions, ce qui n’est pas toujours le cas. Toa Heftiba / Unsplash, CC BY-SA

Accompagner ses cadres, dans le privé ou le public, s’avère un enjeu majeur aujourd’hui pour les organisations prises dans de complexes évolutions sociétales, écologiques et géopolitiques. Pourtant, nombre d’organisations se limitent souvent à la mise en place de programmes sans mesurer leurs impacts ou avec une vision court-termiste et simpliste.

Au-delà de l’effet à chaud, ou effet « waouh », comment vérifier les manières dont un dispositif a été vécu et ses effets produits ? C’est dans une telle démarche à horizon temporel plus lointain qu’un programme de recherche a été mis en place pour suivre et évaluer le programme « Talentueuses » qui s’attelle aux défis de l’accompagnement de la réduction des inégalités entre hommes et femmes dans la haute fonction publique. Lancé en septembre 2021 par la ministre Amélie de Montchalin et repris par le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Stanislas Guerini, ce dispositif vise à soutenir les hautes fonctionnaires publiques dans leurs carrières, au travers de la combinaison de différentes pratiques comme le coaching, le mentorat, le co-développement et des séminaires ciblés.

Une recherche-action avec les équipes conceptrices et auprès des participantes a permis d’identifier des enseignements clés pour mettre en place un accompagnement durable, c’est-à-dire pour éviter les écueils et dérives de programmes d’accompagnement. Il s’agit alors de penser les conditions et modalités d’accompagnement que nous appelons « durables », c’est-à-dire qui visent à soutenir des évolutions ou transformations positives et de long terme pour les acteurs ciblés par ces programmes. Avec les concepteurs du programme Talentueuses, nous avons donc éclairé différents points de vigilance et sommes arrivés à plusieurs recommandations pour guider la conception de tels programmes d’accompagnement de publics discriminés.

Éviter l’effet « discriminations bien intentionnées »

Un premier enjeu est de concilier la prise en compte de caractéristiques (ici, être une femme) sans pour autant que cela n’enferme dans une catégorie, ne résume ou ne réduise une personne en niant les autres composantes de son expérience comme ses origines sociales, géographiques, ou sa religion. Une participante le formule ainsi :

« Il faut trouver cette articulation entre ce qui relève d’une problématique commune et ce qui relève d’une problématique spécifique. »

Des chercheurs, et notamment Laurence Romani, professeur à la Stockholm School of Economics, embrassent ce phénomène qui guette des programmes de lutte contre des publics discriminés à partir du concept de « discrimination bien intentionnée ». Il désigne cet ensemble de mécanismes et effets contre-productifs de programmes qui visent pourtant à lutter contre les discriminations.

Laurence Romani, qui a théorisé le concept de « discrimination bien intentionnée ». Juliana Wiklund/Handelshögskolan i Stockholm, CC BY-SA

Aveuglés par le souhait de bien faire, des concepteurs pourraient être peu conscients de leurs propres biais et des limites de leurs approches et des pratiques mises en place.Par exemple, un programme monogenré, s’il crée un entre-soi propice à la sécurité affective et psychologique, peut aussi réduire l’analyse des explications causales à la dimension du genre, en niant d’autres caractéristiques.

Il peut aussi, en consignant l’expérience des femmes à celle de la femme, créer indirectement une pression de se conformer à une expérience similaire de genre vers le modèle de femme ambitieuse. Associer des chercheurs, c’est-à-dire des tiers qui proposent un pas de côté et une prise de recul scientifique, dans la conception ou l’évaluation de tels programmes, permet de développer la réflexivité des acteurs et réduire les risques de biais.

L’accompagnement, pas qu’une « parenthèse enchantée »

De même, aborder les problèmes uniquement sous l’angle de la confiance en soi, comme le font de nombreux programmes d’accompagnement, peut détourner d’une analyse plus structurelle et politique des questions, les problématiques de plafond de verre par exemple. C’est le constat dressé par Shani Orgad et Rosalind Gill, respectivement chercheuses à la London School of Economics et à la City University London.

Elles pointent du doigt les dérives psychologisantes de la « culture de la confiance ». Celle-ci regroupe l’ensemble des normes d’attitudes et de comportements poussant à « croire en soi » et à « célébrer l’amour de soi ». On les retrouve au travers de hashtags bien établis à destination des femmes comme #MotivationMonday, #WellnessWednesday, et #SelfLoveSunday. L’injonction à ce travail sur soi, pour se muscler subjectivement, dissimule en fait des rapports de pouvoir et des structures inégalitaires qui expliquent pour partie les difficultés des femmes à accéder à certains postes prisés.

Certaines participantes du programme Talentueuses ont aussi été sensibles à cet écueil de « vendre du rêve », une « parenthèse enchantée » après laquelle :

« On se retrouve très vite, de nouveau, le nez à la fois dans le guidon et face aux contradictions et à l’incapacité de bouger tout seul ou faire bouger le système ».

Avoir des accompagnateurs lucides

Au travers d’un partenariat avec des chercheurs, les acteurs terrain peuvent mieux comprendre le contexte et obtenir un véritable diagnostic pour une lecture complexe et plurielle des enjeux. Il s’agit alors de faire bouger les personnes et leur système.


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Pour éviter ces biais, la sociologie clinique fournit un cadre utile. Elle invite à croiser différents niveaux de lecture (individuel, relationnel, social), différentes dimensions de l’expérience (rationnelle, émotionnelle, morale) et de voir en quoi ces dimensions se chevauchent, se répondent, produisent des tensions et contradictions.

Intégrer la « durabilité » dans la conception d’un programme d’accompagnement des femmes revient par exemple à observer qu’il y a une injonction de la réussite « au féminin » dans un contexte institutionnel sous contraintes. Les accompagnateurs doivent avoir une certaine lucidité sur ce système dans lequel ils sont eux-mêmes pris. Comme nous le montrons, c’est comme cela que l’accompagnement peut véritablement s’avérer émancipateur. Et c’est le sens du travail de transformation durable en cours avec les concepteurs du programme « Talentueuses ».

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