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Covid-19 : comment les biais cognitifs ont diminué l’efficacité de la communication officielle

Le Premier ministre français Edouard Philippe et le ministre français des Solidarités et de la Santé Olivier Veran lors d'une conférence de presse à Paris, le 28 mars 2020. Geoffroy Van Der Hasselt / AFP

Vous vous promenez tranquillement et tout à coup une foule fonce vers vous en criant. Que faire ? Prendre ses jambes à son cou et fuir avec les autres ? Ou bien réfléchir à la situation, l’analyser et, seulement ensuite, décider de la conduite à tenir ?

Si vous choisissez la première option, vous obéissez à un réflexe atavique qui a permis à l’espèce humaine de résister à bien des catastrophes. Et si vous préférez la seconde, vous êtes un spécimen remarquable de l’être rationnel qui prend ses décisions après un traitement cognitif des informations.

Mais la rationalité peut être dangereuse : si des terroristes armés surgissent derrière la foule et vous mitraillent, vous serez mort avant d’avoir pris votre décision. Parfois, l’irrationalité et les « biais cognitifs » qui en sont les ressorts ont leurs vertus. La première étant d’avoir permis à l’humanité de survivre et de s’adapter au cours des millénaires, en réagissant rapidement à des situations périlleuses… Revers de la médaille : ils peuvent nous conduire à des comportements contre-productifs. Exemple avec la pandémie de Covid-19.

Pensée automatique et pensée rationnelle

Grâce aux avancées des neurosciences et des sciences comportementales, il est avéré que notre cerveau fonctionne selon deux modes de pensée distincts. Le psychologue et économiste Daniel Kahneman, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux sur les biais cognitifs avec le psychologue Amos Tversky, a baptisé ces deux modes S1 (pour Système 1) et S2 (pour Système 2).

S1 est le mécanisme de pensée automatique, incontrôlable et fulgurant qui se met en place par association d’idées, d’émotions et d’expériences passées. Il nous fait agir intuitivement, dans toutes les routines qui ne nécessitent pas un engagement cognitif fort, mais aussi lorsque nous devons prendre une décision dans des situations d’incertitude. Il mobilise des biais cognitifs, ou heuristiques, ou raccourcis mentaux.

Ces mécanismes de pensée permettent de réagir rapidement, sans réfléchir, à une menace ou à un changement imprévu. Naturels et inévitables, ils peuvent être à l’origine d’erreurs de jugement et nous fournir une vision imparfaite et parfois tronquée de la réalité. Cependant, ils le font dans un laps de temps immédiat, ce qui peut s’avérer précieux.

Un petit film amusant pour en savoir plus sur S1 et S2.

Le système 2, au contraire, analyse les informations disponibles, les complète éventuellement, et les traite avant d’agir en toute connaissance de cause. C’est un système long et coûteux en énergie, donc impossible à utiliser pour toutes les microdécisions de notre vie quotidienne. S2 a beau être la référence de notre mode de pensée, 80 % de nos actions et réactions proviennent du Système 1.

On a bien vu depuis le début du confinement que la communication raisonnable et raisonnée du gouvernement ne parvient pas à convaincre une partie de la population, en mode S1 de déni (aucun risque à se balader au soleil) ou de panique (ruée sur les pharmacies, affolement sur la chloroquine…).

Les biais cognitifs révélés par la crise sanitaire

Depuis le début de la crise, nos dirigeants politiques s’adressent exclusivement au S2. Le ministère de la Santé a mis en place une communication visant à rendre la population responsable de ses comportements. Dès le 3 mars, le Premier ministre Édouard Philippe a appelé à ce que chacun devienne un « acteur de la lutte » en adoptant des comportements simples pour éviter la transmission du virus. Convaincre, et si besoin, contraindre !

Ce choix d’engager les citoyens dans une gestion responsable de la lutte contre le Covid-19 est certainement louable, mais a pour défaut de négliger les réflexes du S1. L’information « officielle » se trouve contrariée par les biais cognitifs, qui s’expriment de façon incontrôlée, à travers les médias et les réseaux sociaux où pullulent les fake news.

Parmi les biais qui s’opposent à une bonne réception de la communication officielle figure le biais dit « de cadrage », qui traduit l’importance exagérée donnée à la première information reçue. Ainsi, un taux de mortalité de 2 % est beaucoup plus anxiogène qu’un taux de guérison de 98 %. Or, durant des jours, les autorités ont communiqué le nombre de cas et de morts. Ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines qu’y a été ajouté le nombre de guérisons. Ce « cadrage », c’est-à-dire cette façon, négative, de présenter la situation, a probablement accru au démarrage l’angoisse de la population et favorisé l’utilisation de S1.

La méfiance vis-à-vis de la communication des autorités et la préférence pour les informations véhiculées par des proches ou des personnalités dont on se sent proche joue un rôle dans un autre biais dit « d’ancrage ». Celui-ci pousse à ne retenir que la première impression. Lorsque, le 6 avril, le présentateur Cyril Hanouna colporte à l’antenne une fake news à propos des dates du déconfinement, il peut bien démentir plus tard sur Twitter : parmi les 746 000 personnes qui suivaient son émission, combien resteront ancrées sur la première information ?

Un troisième biais, dit « de représentativité », conduit à se précipiter sur les produits de première nécessité. Ce biais se traduit par la tendance à se référer à des modèles anciens jugés similaires ou à des modèles gravés dans la mémoire collective, tels que les pénuries de guerre . Même si peu de Français ont connu l’Occupation, le réflexe de stocker sucre et pâtes perdure ; il devient à leurs yeux logique, même si cette logique est biaisée, de vouloir faire le plein de réserves au supermarché.

Un quatrième biais entre aussi en jeu, celui « de la norme sociale », qui reflète l’influence du comportement que l’on suppose être celui de la majorité. À partir du moment où un reportage ou le bouche-à-oreille véhicule un comportement massif de stockage par crainte d’un arrêt de l’économie ou d’un confinement généralisé, il serait absurde, dans la logique automatique de S1, de ne pas y céder à son tour. On se retrouve alors avec des magasins dévalisés et des pénuries auto-réalisées.

Le biais de norme sociale est un véritable enjeu dans la stratégie de lutte contre le Covid-19. En l’absence de traitement ou de vaccin, c’est le comportement de tous qui peut limiter sa diffusion, par le respect des gestes barrières, du confinement, du port de masque… Or on agit souvent parce qu’on pense que c’est « comme ça que les autres font ». Voir les autres se promener ou continuer à se rassembler pour discuter, car c’est leur norme sociale, va alors entrer en conflit avec les injonctions publiques.

Santé publique et prévention des risques

Cette crise montre les limites d’une communication qui s’adresse à la rationalité des citoyens, alors que les biais cognitifs sont plus fréquemment utilisés pour agir. D’où le décalage entre l’information scientifique et raisonnée des autorités, qui incitent à adopter des comportements de prévention et de responsabilité, et l’influence des biais cognitifs qui entraînent certains comportements « irrationnels » dans la population.

Tenir compte de la diversité des réactions permettrait d’être plus efficace face à cette crise sanitaire et à celles à venir. Cette démarche rompt avec la communication des pouvoirs publics « topdown » (du haut vers le bas), centralisée, injonctive, visant tout le monde de la même façon.

Pour obtenir le consentement à s’engager dans un changement de comportement, la recherche montre qu’on doit s’adresser autant (voire plus) à l’émotion (S1) qu’au cognitif (S2), chercher à motiver plus qu’à convaincre ou à contraindre. À la suite des travaux fondateurs de Jean‑Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, de nombreux chercheurs se sont intéressés aux stratégies de « l’engagement », c’est-à-dire au lien entre la pensée et les comportements.

Lors d’une conférence de 2003, Robert-Vincent Joule rappelait l’essentiel de ses avancées sur « l’art d’obtenir sans imposer ». Les Français sont souvent frondeurs, individualistes et méfiants à l’égard d’un pouvoir perçu comme centralisateur. Comment parvenir à ce qu’ils changent durablement leurs comportements ? Quelques pistes pourraient aider dans cette voie :

  • Définir et proposer des objectifs clairs et explicites : il faut penser à clarifier les messages pour être compris et suivi, même si c’est compliqué. La gestion du manque de masques, par exemple, n’a pas été claire, ni explicite ;

  • Partir des citoyens et non des experts : une communication experte et injonctive peut être reçue positivement par certains citoyens mais incomprise ou rejetée par d’autres. Par exemple, on pourrait penser que la valeur « santé » est unanimement partagée, mais ce n’est pas le cas : des travaux ont montré que pour certaines parties de la population, confrontées à des difficultés sociales, économiques et culturelles, la santé, au fond, n’est pas une valeur. Avant de stigmatiser ceux qui ne respectent pas le confinement, ne faut-il pas se demander pourquoi on n’arrive pas à les motiver, et comment on pourrait être plus efficace pour les toucher ?

  • Mobiliser les sciences sociales : celles-ci peuvent aider à comprendre comment mieux inciter les citoyens à être partenaires du changement et comment valoriser les modifications de comportements pour encourager les différentes cibles des communications de santé publique à les adopter durablement.

Alors que le confinement est prolongé et que l’on s’interroge sur les conditions de déconfinement, il est urgent de mieux comprendre les freins et les leviers à l’adoption du changement de comportement dans certains groupes, identifiés comme partageant des conditions de vie ou des perceptions de la santé posant problème, afin d’aider au dialogue et de trouver pour eux des solutions autres que la contrainte.


Pour aller plus loin :

Gurviez P., Raffin S., « Nudge et marketing social », éditions Dunod, 2019.

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