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« Démocratie sensible » : l’équation explosive des émotions politiques

Au Louvre, le soir du 7 mai 2017. AFPTV

Les émotions politiques, même si elles se sont manifestées avec fracas lors de la campagne de l’élection présidentielle, sont de fait rarement considérées chez les universitaires comme des variables déterminantes dans le jeu politique. On trouve certes des historiens qui inventorient les larmes et les cris du pouvoir à chaque époque, ainsi que des sociologues qui dévoilent les passions apprivoisées du processus de civilisation des États contemporains.

On trouve aussi des anthropologues et des philosophes qui retracent les idées transcendées par les révoltes populaires ou par les ivresses autoritaires. Mais ces focales savantes demeurent assez spécialisées et prennent peu en compte une hypothèse transversale très en vue dans d’autres disciplines, celle d’un affectiv turn (« tournant émotionnel »), abondamment débattue depuis les années 2000 au même titre que celle du tournant linguistique dans les années 50.

Pourquoi les sciences du politique restent-elles aussi timorées sur cette question ? Et doit-on s’y résigner ? Quand on fait le décompte des retournements et des rebondissements survenus depuis quelques mois durant la dernière campagne électorale, on sent bien que les émotions sont au cœur de l’équation. Mais l’entrechoquement des blessures, des convictions, des promesses, des désirs, des calculs et des frustrations auquel on a assisté suggère un condensé explosif que nos schémas savants ont du mal à capter tant dans leur intensité que sur leur portée.

La faiblesse de l’outillage scientifique fait ici penser au paradoxe du quidam qui, ayant perdu ses clefs dans la nuit, s’obstine à les rechercher sous un éclairage public. Les surprises du moment présidentiel nous invitent à sortir de la parabole du lampadaire en nous aventurant, fut-ce à tâtons, dans le continent noir des affects politique.

Cette perspective analytique a été testée en 2015 lors du Congrès annuel de l’Association française de Science politique à Aix-en-Provence. Une trentaine d’experts de différentes générations et disciplines se sont aventurés dans les zones d’ombre de ce que nous avons alors qualifié de démocratie sensible. Si l’on rapporte les avancées remarquables contenues dans ces travaux exploratoires, trois résultats méritent mention parce qu’ils permettent, peut-être, de mieux décrypter l’équation présidentielle d’aujourd’hui.

Marqueurs traumatiques

Le premier concerne les événements et les causes qui font office de déclencheurs dans la perception émotionnelle des individus sur l’engagement politique. Plusieurs enquêtes présentées dans cet ouvrage collectif tiré du colloque montrent comment des marqueurs traumatiques historiques imprègnent discrètement les représentations intimes de la politique (un attentat – Gérôme Truc –, une tempête – Véronique Dassié –, un scandale médical – Coline Salaris –, les controverses sur un mémorial – Renaud Hourcade –, la militance sur la cause animale – Christophe Traïni).

Dans la présidentielle, on retrouve souvent cette sédimentation sensible sur des sentiments de peur et même parfois d’effroi – que ce soit à propos des étrangers, de la mondialisation, des attentats, du chômage, de la pollution ou de l’identité. La politisation est ici souterraine et épidermique. Elle se cristallise en surface sur deux arguments : l’anti-système et le rejet des élites.

On les retrouve dans tous les faits de campagne de la présidentielle : le dynamitage des favoris (Cécile Duflot, Alain Juppé, Manuel Valls, François Fillon), l’expression d’une contre-culture face aux partis de gouvernement (Marine Le Pen, Jean‑Luc Mélenchon, Nicolas Dupont-Aignan), le débordement du clivage droite-gauche (Emmanuel Macron, François Bayrou, Jean‑Yves Le Drian, Édouard Philippe).

Au risque des émotions

Le second résultat concerne la politique conçue au risque des émotions, lorsque la discussion sur les programmes des candidats provoque un saisissement presque charnel chez ceux qui les lisent ou les entendent.

Dans l’ouvrage publié suite à ce colloque (voir ci-dessous), plusieurs travaux ont pointé les sentiments d’injustice, de déracinement mais aussi d’indifférence ou de fierté qui s’invitaient au cœur des jugements politiques, et souvent de façon abrupte, c’est-à-dire sans filtre ni médiation. Cette exposition soudaine conditionne puissamment la texture des promesses électorales, au sens où elle impacte et transforme la vision des enjeux.

Dans une rue de Paris, en juin 2016. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY

C’est clairement le cas du vent de révolte observé chez les insoumis et du dépit de nombre d’abstentionnistes. Cette dynamique particulière de condensation s’exprime d’une autre manière chez les frontistes et chez les marcheurs, même si l’alchimie provient de sentiments diamétralement opposés sur le registre de la confiance dans l’avenir.

La politisation s’alimente ici d’un processus émotionnel qui malmène les bornes partisanes, les référents professionnels et les catégories sociales. Les controverses médiatisées sur le vote utile (au premier tour) comme celles sur le front républicain (au second tour) ou sur le profil des membres du gouvernement en sont des illustrations parlantes.

« Et en même temps… »

Le troisième résultat, enfin, concerne la place du savoir et le rôle des intellectuels dans la formalisation des idées. Toutes les enquêtes le montrent : les émotions sont des données délicates à dévoiler, difficiles à collecter et compliquées à analyser. L’esprit scientifique a beau se targuer de pouvoir distinguer l’émotif du cartésien et le subjectif du rationnel, certaines idées reçues et certains stéréotypes ont visiblement la vie dure lorsqu’il faut « rationaliser » les opinions.

Dans cette présidentielle si baroque, on a souvent eu l’impression que les experts intervenant dans les médias et sur les réseaux sociaux s’appuyaient sur des mots valises qui sont des déclencheurs émotionnels (le peuple, le marché, les valeurs, la bureaucratie, l’Europe… _). Mais curieusement, la volonté de simplification et le souci de pédagogie ont entraîné les « sachants » à privilégier des schémas normatifs et des positions d’abord idéologiques, moquant par là même le « _et en même temps » d’Emmanuel Macron qui illustre pourtant toute la complexité sensible de la médiation politique.

État, Éros et espace

En définitive, si les dimensions émotionnelles de l’équation présidentielle sont si déroutantes, c’est peut-être parce qu’il est particulièrement difficile de prévoir leur charge explosive. D’un côté, les Français conçoivent le rôle des institutions et de l’État dans un cocktail original de respect et d’émancipation (principe gramscien : l’hégémonie requiert toujours le consentement). De l’autre, ils entretiennent au quotidien une relation charnelle, esthétique et sexuée à la politique, une érotique du pouvoir qui se loge dans les replis complexes du corps et du langage, et qui se nourrit des drames et des jouissances de chaque trajectoire individuelle (principe lacanien : le pouvoir tire sa force de ce qui échappe à sa compréhension).

Et entre l’État et l’éros, on trouve le « e » de l’espace, quand chaque esprit des lieux se politise sur des intérêts, des élites, de la domination et de la violence légitime. La politique est ici affaire de stratégie, de manipulation et d’inhibition des émotions (principe foucaldien : les passions enferment et libèrent l’individu).

La domination de l’État, l’érotique du langage et le contrôle de l’espace sont trois essences du pouvoir dont la combinatoire sensible reste pour partie mystérieuse. Et dans toutes les transgressions qu’il a expérimentées, Emmanuel Macron et le mouvement En Marche ! n’ont cessé d’en tester les insondables ressources.

Hasard du calendrier : ce feu d’artifice de la démocratie sensible intervient au moment où le philosophe Miguel Abensour nous quitte. Cette pensée libre avait toujours défendu (et avec passion) la thèse controversée de l’anthropologue Pierre Clastres qui considérait, dans sa Chronique des Indiens Guayaki, que le pouvoir se singularisait d’abord par sa dimension à la fois non-coercitive et éminemment charnelle. La controverse n’est visiblement pas close.


L’auteur a co-dirigé avec Emmanuel Négrier en 2017 « La politique à l’épreuve des émotions » (Presses universitaires de Rennes, 302 p.) et a publié en 2016 « Des élus sur le divan : les passions cachées du pouvoir local » (Presses universitaires de Grenoble, 198 p.).

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