L’idée centrale de cette contribution, basée sur une rapide mise en perspective historique de travaux fondateurs, est de souligner que l’innovation doit pouvoir bénéficier d’un contexte propre pour émerger. Un écosystème d’innovation (ESI) aura ainsi pour mission d’impulser, d’inciter et d’accompagner le processus complexe d’innovation en se différenciant des écosystèmes d’affaires (ESA), classiquement évalués sur leur capacité à créer de la valeur à partir d’une activité donnée.
Réseaux, clusters, écosystèmes et autres alliances singulières
Il n’y a pas de stratégie pertinente et efficace aujourd’hui sans appui sur un écosystème selon l’expression de Martinet en 2016. Mais qu’est-ce qu’un écosystème en contexte d’affaires ? Quelle forme d’organisation en réseau adopter et pour quels objectifs stratégiques ? Peut-on parler d’écosystème dès lors qu’un certain nombre d’organisations sont en interaction et partagent une stratégie commune autour de la vision d’un leader qui impose la direction à suivre ?
Les logiques territoriales ont donné naissance à différentes formes de regroupements tels que districts industriels, pôles de compétitivité, clusters, etc.
Les logiques managériales sont différentes. Elles ont généré d’autres formes de réseaux d’affaires, davantage focalisés sur la gouvernance d’une activité – écosystèmes d’affaires au sens général – et plus récemment sur des projets et démarches, notamment en termes d’innovation – écosystèmes d’innovation.
Réseaux d’affaires : d’une logique territoriale des districts et clusters…
L’évolution des formes d’organisation en réseaux qu’ils soient territorialisés, intra-organisationnels ou inter-organisationnels a été identifiée et caractérisée au travers de nombreux travaux, dont ceux de Daidj en 2011.
Évoquons brièvement les formes d’organisations territoriales en réseaux. Les plus anciennes sont les districts industriels, analysés par Marshall dès 1890. Ce mode d’organisation était uniquement centré sur une production, très spécialisée (même métier), réalisée par plusieurs entreprises de petite taille d’un même secteur géographique. Ainsi ont été analysées les stratégies de regroupements d’entreprises anglaises (districts sidérurgiques) mais également italiennes (district de la laine, région de Florence) ou espagnoles (industries papetières au Pays basque et en Catalogne) ou encore allemandes (métallurgie).
La raison d’être majeure de ces concentrations visait une mise en marché (marketing) de l’offre ou recherche de débouchés, tant au niveau national qu’international pour des productions spécifiques locales. Une déclinaison des districts est apparue à partir de 1985 au travers des systèmes localisés de production (SPL), des pôles – de croissance, de compétence, et bien sûr de compétitivité – ainsi que via les notions de milieux innovateurs et de technopoles.
Toutes ces appellations reprenaient à différents degrés la logique territoriale initiale d’un système de production articulé autour de piliers communs tels que capital productif, savoir-faire, technologie, marchés, le tout dans une sphère industrielle et institutionnelle bien délimitée. Nous terminons cette brève recension des formes d’organisations territoriales en évoquant les « clusters » qui ont émergé dès les années 80 mais qui n’ont été largement médiatisés que par les travaux de Porter à partir de 1998.
Au sens strict, la notion de cluster désigne un territoire délimité et clos (référence aux clôtures) qui abrite une concentration d’acteurs privés, publics et institutionnels en lien avec un type d’activité. Dans un sens plus étendu, un cluster a ensuite désigné des concentrations d’organisations engagées dans des relations verticales ou horizontales, non plus dans une seule région ou un seul pays, mais reliées entre elles par un champ d’activité spécifique.
Le processus de clustering est alors vu comme un cadre permettant aux entreprises membres de bénéficier d’un processus d’apprentissage collectif par le biais d’échanges de ressources tant humaines que technologiques, informationnelles et commerciales. Pour conclure sur cette logique territoriale d’organisations en réseaux, il convient de souligner que, quelle que soit l’appellation retenue, c’est bien la proximité géographique de partenaires commerciaux – fournisseurs, producteurs, concurrents – et d’alliés institutionnels, ainsi que leur orientation autour d’une vision commune de développement d’un territoire, qui impulsaient les stratégies de compétitivité.
… à une logique de gouvernance d’écosystèmes d’affaires
Une autre logique a émergé dans les années 1990 suite aux travaux fondateurs de Moore en 1996. L’auteur transpose selon une métaphore devenue fameuse la notion de système écologique naturel aux relations entre entreprises au sein d’un système d’interactions qu’il dénomme écosystème d’affaires (ESA). Moore décrit l’ESA comme un système bipartite, composé d’un centre (une ou plusieurs entreprises leaders) et d’une périphérie (organisations qui gravitent autour), qui porte un projet co-évolutif et créateur de valeur au travers d’un processus d’innovation collectif.
De nombreux auteurs ont par la suite discuté les propositions de Moore et revisité le concept. Les travaux de Koenig en 2012 suggèrent qu’un ESA peut s’analyser comme un agencement modulaire de positions et de liens et qu’en conséquence, il existe une diversité d’ESA. Il propose une typologie fondée sur deux critères, le contrôle des ressources clés et le mode d’interdépendance.
Il devient ainsi clair qu’une caractéristique majeure d’un ESA fait référence au mode de gouvernance capable d’engendrer une progression stratégique. En effet dans la perspective d’une vision commune, l’ESA génère des règles du jeu collectif qui fédèrent les membres comme des alliés, tout en gérant les interdépendances entre acteurs qui ont souvent des divergences d’intérêt (réseaux inter-sectoriels, inter-organisationnels et non délimités géographiquement). Le contexte du réseau d’affaires est cependant censé démultiplier le potentiel collectif (co-évolution) pour atteindre des objectifs de compétitivité. Selon l’expression de Iansiti et Levien en 2004 (strategy as ecology), la stratégie d’un écosystème devient alors l’art de manager des actifs qu’il ne possède pas.
Dans ces écosystèmes classiques, l’innovation est une démarche récurrente qui permet aux membres de s’adapter à l’apparition de compétiteurs ainsi qu’aux environnements d’affaires changeants, et à l’écosystème dans son intégralité de survivre. Néanmoins Koenig ne manque pas de souligner que toutes les formes d’écosystèmes ne favorisent pas l’innovation collective. Comment faire ? Convient-il par conséquent de créer un climat permanent d’évaluation des modes de fonctionnement existants ? L’idée serait de faire émerger les innovations et de se pencher plus spécifiquement sur les pratiques et stratégies coopétitives entre les membres de cet écosystème.
La légitimité innovatrice ou l’ouverture des frontières des écosystèmes d’innovation
L’innovation est un processus complexe qui se développe au sein de chaque entreprise (R&D) mais également au niveau de réseaux d’experts, d’organismes publics, de laboratoires de recherche, etc. Un écosystème d’innovation peut se révéler un formidable levier de développement de nouveaux produits et de création de nouveaux marchés comme le font apparaître Olarte, Oruezabala & Sierra en 2017 à propos de l’émergence des vins rouges pétillants.
La tendance est à l’innovation ouverte ou innovation partagée comme le montrent les travaux de Chesbrough. Il s’agit finalement d’un processus par lequel les entreprises sont capables d’accepter de faire appel à des idées et/ou expertises _en dehors _de leurs murs. Et cette orientation modifie grandement la raison d’être des écosystèmes. Le partage des connaissances devient le moteur principal et il est lié aux lanceurs et porteurs d’innovation. Ceux-ci peuvent être tour à tour l’un ou l’autre des membres de l’écosystème selon une dynamique de coopétition (coopération + concurrence). Ils peuvent aussi être des éléments externes qui rentrent dans le système du fait de leur expertise en innovation. La question des frontières, entre l’ESI et son environnement externe, bipolarité si importante dans le modèle classique des ESA, devient caduque.
En termes d’objet d’étude, la focale se déplace vers les pratiques à un niveau micro (celui des membres de l’ESI) qui sont déterminantes pour l’évolution du niveau macro (écosystémique) comme le montrent Ben Letaifa et Rabeau en 2012.
L’ESI n’est plus que la structure qui favorise la diffusion des innovations, qu’elles soient incrémentales, radicales voire disruptives. L’important est d’analyser les dynamiques relationnelles entre acteurs aux statuts certes hétérogènes mais néanmoins légitimes.
Bien évidemment, le numérique est incontournable dans cette transformation des écosystèmes. Les technologies supports interviennent à plusieurs niveaux du processus complexe de l’innovation, que ce soit lors de la génération d’idées via les veilles technologiques ou informationnelles ou dans l’exploration des concepts via les think-tanks, puis, pendant l’étude de faisabilité.
De facto, les systèmes d’information inter organisationnels et inter-opérables interviendront lors des phases de développement et mise en marché du produit/service innovant et dans celles du pilotage de son cycle de vie.
Des alliances de « makers » à la co-évolution des data systèmes !
Dans une perspective de co-évolution en environnement globalisé et incertain, il convient de dépasser les limitations territoriales et de gouvernance afin que les membres d’un réseau d’affaires se donnent pour objectif prioritaire l’innovation. L’« open innovation » mobilise une intelligence collective qui se situe au-delà des écosystèmes traditionnels et qui engendre, selon Anderson, les principaux mécanismes d’une nouvelle révolution industrielle. Cette collaboration de makers est facilitée par les nouveaux outils collaboratifs, par les tiers-lieux et les réseaux en ligne qui imposent de repenser la question de la localisation des acteurs, de leurs pratiques et des données échangées. Le partage des connaissances ne se fonde plus sur les transferts formels et informels d’informations comme dans la logique des clusters mais sur une interconnexion permanente d’acteurs en cohérence avec un climat favorable et bienveillant propice à l’innovation.
Pour conclure, notons que le vocabulaire usuel reste très évocateur dans ce type de mise en perspective historique. Sans invoquer une intelligence artificielle qui apparaît encore trop déterministe, émergent déjà des datasystèmes d’innovation. Dans cette approche, le vivant est exclu de son environnement biologique (éco) pour être remplacé par des données (data). Et selon cette forme d’évolution, données, méta-données et algorithmes se reproduisent mécaniquement et massivement installant durablement dans le paysage une nouvelle et quasi inépuisable ressource numérique (big data). Ils créent ainsi leur propre système, leur propre interaction, perturbation et régulation et in fine leurs propres richesses. Dans cette acception, ces datasystèmes apparaissent créateurs d’innovation, à commencer par les conditions de leur propre survie.