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Le pétrole est aspiré d’un ruisseau près de la rivière Kalamazoo dans le Michigan, en juillet 2010. (AP Photo/Paul Sancya)

Des scientifiques ont intentionnellement déversé du pétrole dans un lac canadien

Le Canada possède la troisième plus grande réserve de pétrole au monde. La majeure partie se trouve dans les sables bitumineux de l’Alberta, où l’on extrait du bitume, un pétrole brut ayant la consistance du beurre d’arachide.

Pour que le bitume puisse couler dans les oléoducs, les ingénieurs pétroliers lui ajoutent des composants plus légers — généralement des sous-produits de la production de gaz naturel — pour le diluer et le liquéfier. Ce mélange est appelé « bitume dilué ».

L’Alberta est une province enclavée. Pour atteindre les raffineries et le marché international, le pétrole est transporté par un réseau d’oléoducs et de chemins de fer sur de vastes étendues de terre, parsemées de lacs, de rivières et de zones humides.

Cependant, les oléoducs peuvent rompre ou avoir des fuites, et répandre alors leur contenu dans l’environnement. En juillet 2010, à Marshall, au Michigan, un oléoduc de la compagnie Enbridge a répandu au moins trois millions de litres de bitume dilué dans la rivière Kalamazoo, dont 680 000 litres auraient coulé au fond.

Les problèmes de déversement dans les eaux intérieures ne sont pas nouveaux. Ils sont plus fréquents que ceux qui se produisent en mer, mais ils passent souvent sous le radar. En général, nous connaissons beaucoup moins les effets des déversements dans des écosystèmes d’eau douce que dans les océans et, lorsqu’il s’agit de bitume dilué, nous en savons encore moins.

Une libellule adulte coincée dans la nappe superficielle de bitume dilué provenant d’un déversement de pétrole expérimental contrôlé qui a été effectué au cours de l’été 2018 dans un lac boréal du Nord-Ouest de l’Ontario. Jeffrey Cederwall

À des fins de recherche, notre équipe a versé du bitume dilué dans des mini-lacs afin de découvrir ce qu’il advient dans la réalité du pétrole et quel est son impact sur la vie aquatique.

Reconstituer un déversement en eau douce

Nous avons créé des mini-lacs en remplissant des réservoirs de 1 400 litres de sédiments lacustres, d’eau et de plancton microscopique récupéré dans un lac du bouclier boréal canadien. Nous avons ensuite déversé un faible volume de bitume dilué — moins de deux litres — dans ce faux lac.

Nous avons laissé les réservoirs exposés à la lumière du soleil, aux changements de température et aux intempéries tout en observant la viscosité et la densité de la nappe de pétrole à la surface de l’eau. Ces paramètres sont importants pour comprendre à quel moment le pétrole risque de couler et comment le nettoyer. Nous avons également analysé le pétrole sous la surface, sa composition chimique et son impact sur le plancton qui y vit.

Le pétrole brut flotte parce qu’il est moins dense que l’eau, ce qui permet de l’écumer à la surface de l’eau. Mais cela ne fonctionne pas toujours pour le pétrole brut lourd.

Le bitume dilué peut couler dans certaines conditions, comme lorsqu’il est dans une rivière turbulente avec beaucoup de sédiments et d’autres particules en suspension. Ces particules peuvent se lier au pétrole et le rendre plus dense, comme cela s’est produit dans la rivière Kalamazoo en 2010.

Des recherches antérieures effectuées avec des réservoirs à vagues ont conclu que le bitume dilué ne coulerait pas dans un lac. D’autres études en éprouvettes ont montré qu’il pouvait couler, mais seulement s’il était vigoureusement mélangé à beaucoup plus de sédiments en suspension que ce que l’on trouve habituellement dans la nature.

Notre étude a démontré qu’en un jour, le bitume dilué pouvait devenir trop visqueux pour que les méthodes de nettoyage conventionnelles soient efficaces. Lorsqu’il a plu, huit jours après notre déversement expérimental, les nappes se sont séparées et environ la moitié des hydrocarbures a coulé dans les sédiments des mini-lacs.

Comparaison de la nappe de surface de bitume dilué au jour 0 (à gauche) et au jour 8 (à droite). À gauche : le bitume dilué forme au départ une couche lisse sur la surface de l’eau. À droite : au fil du temps, la couche s’épaissit, développe une croûte de surface et change de couleur. Après de fortes pluies, environ la moitié du pétrole a coulé au fond. BOREAL Study 2017

Comparaison de la nappe de surface de bitume dilué au jour 0 (à gauche) et au jour 8 (à droite). À gauche : le bitume dilué forme au départ une couche lisse sur la surface de l’eau. À droite : au fil du temps, la couche s’épaissit, développe une croûte de surface et change de couleur. Après de fortes pluies, environ la moitié du pétrole a coulé au fond.

En cas de déversement ?

Après un déversement de pétrole dans l’eau, les équipes de nettoyage utilisent des barrages flottants, des écrémeurs et parfois même du feu pour retirer la substance polluante de la surface de l’eau. Rien de tout cela n’est possible si le pétrole coule.

Dans ce cas, il faut déterrer le pétrole et les sédiments submergés. Cette méthode invasive est à la fois coûteuse et nocive pour l’écosystème, car elle risque d’éliminer des communautés entières vivant dans les sédiments et remettre les hydrocarbures en suspension dans la colonne d’eau. Une fois que le pétrole n’est plus en surface, cela augmente considérablement les coûts et la durée du nettoyage et réduit les possibilités de récupération.

Si le bitume déversé devient trop visqueux, les écrémeurs classiques ne fonctionnent pas bien, mais s’il devient trop dense, il coule.

Nos résultats montrent que le bitume dilué finit par couler dans l’eau après un certain temps et soulignent la nécessité de prendre en compte différents scénarios météorologiques dans l’évaluation des risques.

La vie sous une nappe de pétrole

Le plancton est un groupe d’organismes microscopiques qui constituent la base des chaînes alimentaires marines. Ils sont très sensibles aux changements environnementaux, tels qu’un déversement de pétrole, ce qui en fait un groupe intéressant à étudier.

Nous avons constaté que les déversements de bitume dilué réduisent la quantité globale de zooplancton et d’algues dans l’eau, mais les espèces ne sont pas toutes touchées au même degré.

Certaines espèces d’algues ont montré des signes de rétablissement une fois que le pétrole a coulé au fond, alors que le zooplancton a paru plus affecté à long terme. Comme les gros zooplanctons constituent un aliment important pour les poissons, si leur nombre diminue sur une période prolongée, les poissons risquent de mourir de faim. Notre étude initiale a duré 11 jours, nous ne savons donc pas si ce serait le cas.

En revanche, l’abondance bactérienne a augmenté suite au déversement. La composition de la communauté bactérienne s’est modifiée pour inclure davantage de microbes qui dégradent le pétrole, ce qui peut atténuer l’impact des hydrocarbures résiduels.

C’est un phénomène qu’on a observé dans l’océan. Après une marée noire, il est fréquent d’assister à une prolifération de microbes dévoreurs de pétrole.

La dégradation du pétrole par des bactéries est une voie intéressante pour la dépollution à la suite d’un déversement, mais il ne s’agit probablement pas d’une solution miracle, en particulier pour du pétrole lourd comme le bitume dilué. Après un déversement de bitume, la plupart des composés pétroliers lourds ne seront sans doute pas dégradés, car les microbes mangeurs de pétrole préfèrent des hydrocarbures légers et accessibles.

La recherche en cours

Nous savons que les déversements en eau douce peuvent avoir différentes incidences sur le nettoyage et qu’ils risquent d’affecter considérablement la vie aquatique à court terme, mais il nous reste à comprendre les impacts à long terme du bitume dilué dans divers milieux et en différentes quantités.

En 2018, nous avons mené une vaste étude en utilisant des enclos dans la région des lacs expérimentaux de l’IIDD, une installation de recherche du nord-ouest de l’Ontario qui est reconnue mondialement pour ses expériences dans des lacs. Les recherches qu’on y a menées ont influencé les politiques sur la qualité de l’eau, comme pour les pluies acides et les phosphates, en fournissant des résultats plus précis que ceux obtenus en éprouvette.

Des chercheurs ajoutent du bitume dilué dans un grand enclos dans le lac 260 de la région des lacs expérimentaux de l’IIDD en 2018. Jose Luis Rodriguez-Gil

Cependant, pour cette étude, nous ne nous sommes pas contentés de répandre du bitume dilué dans un lac entier. Grâce à de grands enclos, nous avons créé sept déversements de tailles différentes, tout en utilisant plusieurs mesures de rétention du pétrole pour éviter qu’une expérience ne se transforme en grave accident.

L’été dernier, une étude de suivi a permis, grâce à ce type d’enclos, d’évaluer différentes options de nettoyage d’hydrocarbures dans un lac afin de déterminer quelles méthodes fonctionnent le mieux. Les résultats de ces études contribueront à évaluer les risques d’un déversement de bitume dilué, à planifier les méthodes de nettoyage et les politiques environnementales et, espérons-le, à atténuer les effets de déversements futurs.

Personne ne veut d’une marée noire dans son jardin, mais recréer ces catastrophes par de petits déversements contrôlés est peut-être la meilleure façon de les comprendre.

This article was originally published in English

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